Traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj
J’ai choisi cette lecture pour avoir retenu la passionnante aventure de l’Endurance (l’explorateur Shackleton) prisonnier des glaces antarctiques et lu les récits maritimes d’Edouard Peisson qui décrivent bien la manœuvre de navires propulsés par des chaudières à charbon, lorsqu’ils sont en danger de naufrage. Avec le Wager, nous reculons au 18e siècle, avec de magnifiques voiliers dont la taille et la vocation tranchait avec leur grande fragilité. Le chêne massif dont ils étaient faits est un matériau robuste, mais vulnérable à la corrosion des intempéries et de l’eau de mer. Au 17e siècle, on découvrit que certains navires étaient si vermoulus qu’ils risquaient de couler à leur mise à l’eau. Les vaisseaux de ligne devaient être reconstruits après chaque périple, car ils avaient une durée de vie moyenne de 14 ans.
David Grann, en bon journaliste, s’est remarquablement documenté, tant au plan technique qu’historique. Il a eu recours à des documents d’époque, journaux de marins, etc. ainsi qu'aux compétences de spécialistes (notes et bibliographie occupent 30% du volume).
Le Wager, en 1740, faisait partie d’une escadre de l’Empire britannique ayant pour mission de s’emparer du trésor d’un galion espagnol naviguant dans les mers du Sud. Pour ce faire, il fallait passer le cap Horn réputé pour ses terribles tempêtes, surtout en dehors de l’été austral. Notre navire n’y échappa pas et se fracassa sur les récifs d’une île - désormais île Wager - où se réfugièrent les naufragés.
S’ensuivirent les maux classiques, faim et mutineries - le commandant Cheap avait-il négligé le sort de ses marins afin de poursuivre à tout prix la mission de la Navy ? - auxquelles s’ajoutèrent les ravages du scorbut (cette maladie causée par un déficit en vitamines C tua alors plus de marins que les combats au canon, tempêtes, naufrages et autres maladies réunis).
Les survivants, ayant rafistolé des embarcations du Wager démantibulé, se scindèrent en deux groupes: l’un opta pour le retour à la maison et, emmené par canonnier dissident Bulkeley, remonta par le détroit de Magellan vers le Brésil, tandis que les fidèles au capitaine Cheap, avec l’aide d’indigènes, poursuivirent vers le Pacifique, espérant trouver l’armada espagnole sur l’île de Chiloé. Qu’auraient-ils pu entreprendre avec un seul canon et des mousquets ?
Le Centurion, navire principal de l’escadre, sous les ordres du commodore Anson, franchit le cap Horn et pourchassa le galion convoité jusqu’en mer de Chine. Il le maîtrisa et s’empara de son butin. La description du combat que se livrèrent les deux vaisseaux sont d’excellentes pages.
Le 15 avril 1746, une cour martiale siégea afin de juger les protagonistes de l’affaire du Wager : elle accoucha d’une souris. Les insurgés ainsi que le capitaine Cheap furent acquittés.
"[...] l’Amirauté avait certainement de bonnes raisons de vouloir voir cette affaire s’effacer des esprits. Exhumer et examiner l’ensemble des faits incontestables qui s’étaient produits sur l’île – les pillages, les vols, les flagellations, les meurtres – aurait fini par saper un principe fondamental par lequel l’Empire britannique tentait de justifier sa domination d’autres peuples : en l’occurrence, l’affirmation que ses forces impériales et sa civilisation étaient par nature supérieures. Et l’idée que ses officiers étaient des gentilshommes, et non des brutes."
L’auteur aborde dès lors les aspects politiques et économiques de cette histoire. À l’ère des grands empires, les navires marchands anglais étaient empêchés de commercer avec les ports d’Amérique latine contrôlés par l’Espagne. Les Anglais contournaient bassement cette interdiction en obtenant le droit de céder près de 5.000 esclaves africains par an dans les colonies espagnoles. Les marchands anglais se servaient dès lors de leurs navires pour acheminer en contrebande sucre et laine.
Pour rallier l'opinion en faveur d’une guerre qui étendrait leurs possessions coloniales et leurs monopoles commerciaux, les Britanniques utilisèrent la façade vertueuse de la guerre de l’oreille de Jenkins, considérée comme une fable par Edmund Burke.
Notons aussi que si Anson s’empara d’un butin conséquent de 400.000 livres lors de l'expédition contre le galion qui coûta la vie à 1300 fils d’Albion sur les 2000 que comptait l’escadre, soit une débâcle, cette guerre - l’aventure qu’on a lue ici n'en fut qu’un épisode - coûta 43 millions de livres au contribuable.
Je propose de poster prochainement un extrait du livre qui rejoint le cadre politico-économique esquissé dans les derniers paragraphes de ce billet.