7 juillet 2012

La lettre de Newton - John Banville (extraits)

Traduit de l'anglais par Michèle Albaret

(...). Des protestants, bien sûr, propriétaires terriens dant les terres étaient désormais aux mains d'usuriers, passées dans des achats obligatoires, dont la fortune familiale s'était vue dilapidée du fait des impôts, des droits de succession, de l'inflation. Cela étant, qu'ils supportaient courageusement, admirablement, leur préjudice ! En les observant, je comprenais qu'une éducation comme la leur vous préparait non point à la noblesse terrienne mais à ce jour lointain, auquel les Lawless étaient arrivés, où les atours de la gloire ont disparu et où seul demeure le style. Tout cela n'était qu'un tissu d'absurdité, bien sûr, mais pour moi, produit d'une éducation catholique post-paysanne, ils incarnaient des créatures parfaites. Oh, ne m'accusez pas de snobisme ! C'était d'autre chose qu'il s'agissait, d'une fascination devant le spectacle du raffinement pur. Dépouillés des charges assommantes que représentaient richesse et pouvoir, ils étaient libres d'être purement ce qu'ils étaient. L'ironie tenait en ce que la forme d'existence que prenait leur raffinement m'était totalement familière: bottes de caoutchouc, poulaillers, pulls informes. Familière, mais, ah, transfigurée. La justesse de ton et de gestes à laquelle je pouvais éventuellement aspirer, eux l'avaient d'instinct, inconsciement. Leur banalité était inimitable.
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Le goût de son rouge à lèvres rappelait quelque chose de l'enfance, de la pâte à modeler ou des bonbons à trois sous.
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Dans des moments pareils, on sent la mémoire qui rassemble son matériel, les yeux en vrille et vorace, pareille à un photographe tombé en démence. Je ne parle pas des grandes scènes, des couchers de soleil et des accidents de voiture, je parle des clichés en noir et blanc chiffonnés, mal éclairés, cadrés de travers et flanqués d'une empreinte de pouce crasseux à l'avant-plan. Ce sont les images de Charlotte que j'ai à l'esprit. Sur les meilleures, elle n'est même pas là, quelqu'un a heurté mon coude, ou bien la pellicule a un défaut. Ou peut-être était-elle là et s'est-elle retirée avec un sourire peiné ? Il ne reste que son éclat. Il y a ici une chaise vide sous une lumière de pluie, des fleurs coupées sur un établi, une fenêtre ouverte sur des éclairs qui luisent par intermittence au loin dans le noir. Sur ces photographies, son absence palpite de manière plus puissante et plus poignante que n'importe quelle présence. 

Article prochainement.


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