30 avril 2013

L'homme qui ne savait pas dire non - Serge Joncour

Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux.
René Char.

Perdre le mot non équivaut à devenir un béni-oui-oui, ne plus s'opposer à rien, devenir un interlocuteur sympathique et conciliant qui caresse systématiquement ses proches et amis dans le sens du poil: ...il tend la bouche vers l'avant et cale les incisives pour souffler la décisive consonne, mais là, le mot ne vient pas, il lui reste sur la langue comme un noyau de cerise, un chewing-gum qui refuserait de buller.
Un seul mot vous manque et le monde vacille, écrit le Magazine Littéraire. Voilà ce qui arrive à Beaujour, employé dans un institut de sondage. Le handicap lui réserve quelques situations cocasses et le conduit à des comportements de nature à modifier le cours de son existence paisible. Ainsi ne plus laisser le choix à ses sondés qu'entre oui et ne sait pas, ce qui convient idéalement à ceux qui cherchent à tirer bénéfice des enquêtes d'opinion, ceux qui considèrent qu'un sondage doit délivrer les conclusions attendues. Sa technique involontaire transforme Beaujour − oui permanent aux desideratas du patron −, en concepteur très demandé de questionnaires biaisés dangereux, comme celui qui consiste à faire dire à un ouvrier, malgré lui, qu'il souhaite sa délocalisation à l'étranger. 

Ne pas trouver ses mots, ne fût-ce qu'un seul, amène naturellement à fréquenter un atelier d'écriture. Beaujour y suit les conseils d'un animateur intuitif: ...Les mots c'est un peu le prénom des choses, une manière de les apprivoiser, sans quoi on serait environné d'inconnus. [...]. La mémoire est un mensonge, seul l'imaginaire dit vrai. Partant de là, l'auteur insère dans le récit une série de broderiescompositions de Beaujour dans le cadre de l'atelier, textes joliment travaillés, désignés sous la belle appellation L'ouvroir des mots perdus. Un retour aux origines, au plus lointain, pour retrouver le nouveau-né, là où le mot s'est perdu, l'enfant chéri et dorloté qui n'aurait pu que dire oui aux égards et à l'affection dont il était l'objet. Du oui de l'enfant bienheureux, il n'y a qu'un pas au oui des citoyens pour les évolutions sociales et technologiques pleines de promesse de la seconde moitié du vingtième siècle, la télévision pour tous, la voiture et en point de mire le merveilleux an 2000 qui promet un monde formidable: comment dire non à cela ?  
Conséquence inespérée de la lacune verbale: Beaujour, alors qu'il quitte son bureau pour aller aux toilettes, ne peut refuser l'invitation de sa collègue Marie-Line qui, pensant qu'il prend sa pause de table, l'invite à partager le restaurant de midi. On devine l'embarras de notre personnage quand sa partenaire, sortant une cigarette, lui demande si la fumée le dérange: oui, forcément. Sur le coup, le gentil Beaujour devient aux yeux de Marie-Line l'homme qui sait ce qu'il veut, qui s'affirme. Une idylle sauvera-t-elle l'homme qui ne savait plus dire non ?  

Dire oui [...] donne l'impression d'un pouvoir absolu, de tout comprendre, de tout accepter, de régler le sort du monde, de tout faciliter. Beaujour dit toujours oui pour rendre sa vie plus confortable. S'exposer à un non peut être perçu comme un rejet, une trahison, le non renvoie au néant, du moins à l'impression que nous sommes fondamentalement seuls, incompris, ou mauvais. Serait-ce par empathie que Beaujour ne dit pas non ? 

Serge Joncour est l'auteur d'une dizaine de romans, dont UV prix France Télévision 2003. Il collabore à l'émission Les papous dans la tête sur France-Culture. 

En certifiant ne subir aucune altération par contagion de mon vocabulaire critique négatif, j'émets pour ce livre divertissant, pas idiot du tout, qui réserve quelques pages mûries, d'une agréable langue limpide, j'émets sans ambages un indéniable       

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