4 juin 2013

Ma mère est là

[...]. Elle pensait sans comprendre: «Ma mère est là, dans ce jardin», mais se rendant compte qu'elle aurait aimé se passer d'explications et continuer son chemin, avancer d'un bon pas au bout de la rue puis tourner, comme d'habitude, pour rejoindre les abords de la nationale. «Je vais me mettre en retard», se dit-elle encore, et cependant elle ne s'éloignait pas et ne songeait pas sérieusement à le faire, sachant qu'elle ne pouvait plus rien, maintenant qu'elle avait regardé par-dessus le portail, contre le fait que c'était sa mère et sa mère et sa mère qu'elle voyait là, debout sur cette pelouse (l'herbe si serrée et si invariablement verte qu'elle lui rappelait la moquette du vestibule de l'hôtel), qui la regardait presque sans ciller de son regard de verre, pâle, figé, elle-même et pourtant une autre fondamentalement différente de l'ancienne Carpe.
La mère de Rosie fit un pas. Puis elle s'arrêta le pied en avant, comme en représentation. Elle dressa le sécateur et l'agita, avec une lenteur artificielle, étudiée, l'autre main en visière sous son chapeau estival bien qu'il n'y eût qu'un soleil humide et doux.
- Entre donc, Rose-Marie.
Alors Rosie eut l'impression qu'un objet chaud, jaune, pelucheux lui barrait la gorge. Elle s'écria:
- Rosie !
- Eh bien, entre, Rosie, dit posément Mme Carpe.
Elle ne bougea pas, la jambe tendue, la main au-dessus de ses yeux immobiles et distants, attendant et regardant Rosie ouvrir le portail, se diriger vers elle sur la pelouse épaisse qui chuintait avec un bruit factice, attendant et regardant Rosie sans manifester en rien qu'elle n'eût pas regardé tout pareillement n'importe quelle substance traversant à cet instant son champ de vision.

Marie Ndiaye - Rosie Carpe

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