22 octobre 2013

Le réel et son double (3) - Clément Rosset



La fragilité ontologique de toute chose venant à l'existence est d'être unique, il n'y en a pas deux pareilles, mais aussi, et c'est un désastre, toute chose est irremplaçable : une fois finie, il n'y en a plus. Unicité et finitude.

Il en va de même pour l'être humain chez lequel il existe de nombreux fantasmes de duplication de l'unique. On retrouve profusément le dédoublement de la personnalité en littérature (Hoffman, Poe, Maupassant, Chamisso, Dostoïeski), en peinture (l'autoportrait) et en musique : on se souvient de Petrouchka de Stravinski et de L'Amour sorcier de Manuel de Falla. Cette dernière œuvre retient particulièrement l'attention : chaque fois que la belle gitane Candelas veut se jeter dans les bras de Carmelo, le spectre d'un homme aimé jadis l'en empêche. Une amie se charge de détourner l'attention du fantôme afin que Candelas se libère et disparaisse avec Carmelo, tandis que s'évanouissent les maléfices de la nuit. L'amoureuse est troublée par l'amoureuse d'hier, le double qu'elle a été.


Une étude d'Otto Rank suppose un lien entre dédoublement de personnalité et angoisse de la mort. Clément Rosset trouve cette hypothèse superficielle, car si le double est généralement compris comme «meilleur» que le sujet lui-même, s'il peut en effet figurer une sorte d'instance immortelle, il faut plutôt chercher l'explication dans le doute au sujet de soi, un sentiment de non-existence ou tout au moins d'existence problématique. Dans ce genre de trouble, le réel est du côté de l'autre, du double : "De même, dans Maupassant Lui et Le Horla ne sont-ils pas des ombres de l'écrivain, mais l'écrivain réel et véritable, que Maupassant ne fait que singer de manière pitoyable". On retrouve le thème du moi fragilisé dans la blessure narcissique qui favorise ce qu'on appelle le tempérament d'acteur : la libération vient du public qui approuve et garantit le double, le personnage, le rôle.

Il est impossible de se voir soi-même comme on peut observer une personne extérieure. La tentation est grande de forger une image, un double qu'on peut regarder du dehors. Cependant, s'assumer, se reconnaître en tant que soi requiert nécessairement l'abandon de toute forme de double : la réussite de l'autoportrait chez le peintre par exemple, est justement le renoncement à l'autoportrait, comme on le découvre ci-dessous avec Vermeer. La coïncidence de soi avec soi est bien illustrée par l'épilogue de l'histoire de Candelas où le réel est dissimulé derrière un double qu'il faut chasser.

Le fantasme du dédoublement est magnifiquement et habilement développé dans le beau conte Le portrait enchanté de Mallarmé que vous pouvez lire ici (Contes Indiens, 1927).


Vermeer n'a jamais peint d'autoportrait : le peintre du réel, des moments de la matière, exclut le moi de ses toiles. Il s'est pourtant peint dans L'Atelier, mais de dos, sans complaisance pour sa personne. "De ce réel saisi par Vermeer le moi est absent, car le moi n'est qu'un événement parmi d'autres, comme eux muet et comme eux insignifiant". La toile est riche d'un bonheur d'exister, le spectateur éprouve la joie perpétuelle du spectacle des choses et, devant ce tableau, Clément Rosset insiste sur le lien entre la jouissance de la vie et l'indifférence à soi : "Le peintre de L'Atelier a en quelque sorte rendu visible l'invisible : il y a peint son absence, mieux rendue ainsi que s'il s'était simplement contenté de renoncer à toute forme d'autoportrait". La plénitude qui émane de cette toile est la même que connaît Candelas à la fin de L'Amour sorcier : "la réconciliation de soi avec soi, qui a pour condition l'exorcisme du double".

En littérature romantique, l'obsession du double trahit un souci opposé : il ne s'agit plus de se débarrasser de son image mais d'y investir tout son être. Le héros est ainsi perpétuellement à la poursuite d'un double introuvable, sur lequel il compte pour lui garantir son être propre. L'angoissé romantique a donc besoin d'un témoignage extérieur pour se réconcilier avec lui-même. "Si un double ne le garantit plus dans son être, il cesse d'exister".

À ce propos, Rosset introduit une digression vraiment intéressante sur la façon d'établir une image un peu solide de soi : les papiers d'identité. La société et ses conventions rendent possible l'individualité et l'identité est un acte public : acte de naissance, carte d'identité, témoignage des voisins. Imaginez-vous lors d'un incident quelconque où vous devez établir votre identité sans vos papiers : allez-vous crier que vous êtes vous-même ? Voilà "l'angoisse de n'avoir aucun double où prendre le patron de son être". En commentant la saynète de Courteline, La Lettre chargée[1], qui met en évidence que, finalement, l'employé des postes réclame l'impossible, à savoir le double de l''unique, Rosset aboutit à ce qui se cache derrière ce formalisme bureaucratique: une angoisse profonde. Suis-je moi, est-ce bien moi qui vis, moi qui n'est garanti que par un double de papier ? "S'il me faut un double pour témoigner de mon être , et s'il n'est de double que de papier", il me faut conclure que mon être est de papier (...). Ce que redoute le romantique est là: l'angoisse qu'on ne brûle son double car il n'est rien d'autre et n'existe que sur le papier. L'idée angoissante du reflet est donc liée à celle de ne pouvoir établir son existence par soi-même.

Il faut donc se résoudre à l'unique, ce que le langage parlé populaire exprime parfaitement: "on ne se refait pas".

Les différents aspects de l'illusion abordés par Clément Rosset que j'ai tenté[2] de résumer dans les trois billets précédents ont une même fonction : protéger du réel. Non en refusant de le percevoir mais en le dédoublant. À chaque fois, il y a échec car c'est précisément en voulant l'éviter qu'on reconnaît dans le double sécurisant le réel qu'on voulait éviter. Ainsi Œdipe tue ses vrais parents en cherchant à éviter le crime par la fuite. Ainsi une personne n'est jamais autant elle-même qu'en essayant de paraître celle qu'elle n'est pas. L'esquive conduit, malgré la tentative fantasmatique, à revenir inévitablement au point de départ : la réalité.

"Le réel a toujours raison" confirme Rosset.


[1] Il vous coûtera dix minutes pour la découvrir en entier.
[2] N'ayant pas de formation de philosophe, mon aperçu utilise quelques raccourcis que désavouerait peut-être l'auteur. Le but est de rendre compte de l'idée de Rosset dans un propos court, libre à chacun(e) d'aller plus avant l'on y est sensible. Pour ma part j'ai poursuivi ma lecture découverte de l'auteur à travers Loin de moi (1999, Éditions de Minuit).


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