2 avril 2014

Histoire de l'argent - Alan Pauls


Le salon du livre de Paris qui mettait à l'honneur la littérature argentine m'a conduit vers les rayons sud-américains de la bibliothèque provinciale de Liège. J'espérais peut-être, malgré moi, trouver un nouveau Borges : deux noms d'Argentine tombèrent dans ma gibecière (il y a en moi du chasseur dans ces lieux dévolus aux livres), Juan José Saer et Alan Pauls. Le premier, aux descriptions longues et méticuleuses, très visuelles, m'a d'abord séduit (avec le roman Le Tour Complet) mais trop vite lassé, avec des interminables descriptions sans que l'objet du récit ne prenne consistance. J'ai pensé à Hemingway : tout est apparence extérieure, l'intime se devine (ou pas).

Alan Pauls (non présent à Paris) est autrement dense, maître de l'intrication, de l'intime à l'histoire du pays, du secret à l'universel. L'incipit saillant Il n'a pas encore quinze ans lorsqu'il voit son premier mort en personne vous enlève jusqu'au bout, sans temps mort.

La première marque de Pauls est son style qui rappelle celui de Proust. Élégante et tortueuse à la fois, sa phrase est virtuose, serpente, morcelée entre tirets et parenthèses, pour choir entière aux pieds du lecteur ravi, quelquefois irrité d'avoir dû la relire. Irritation rapidement voilée par l'éblouissement que procure la maîtrise de l'écrivain pour traduire le sens d'une idée aux multiples facettes, comme des yeux d'insectes, pour reprendre l'excellente métaphore de Guillaume Contré[1] : "La phrase de Pauls fragmente la temporalité telle les mille facettes d’un œil de mouche, prétendant ainsi embrasser plusieurs moments d’un seul coup, afin de mieux en souligner les lignes de force communes ; elle retranscrit la complexité d’une perception, la sinuosité d’une pensée ; elle prétend à la totalité, cherchant à unir des éléments à priori disparates et à en démontrer coûte que coûte la cohérence cachée. Elle est ludique, d’une certaine façon, mais elle n’est pas qu’un jeu. Précise et détaillée, elle est aussi une perpétuelle prise de distance, une manière de survoler son objet non pas pour en diminuer la valeur mais pour mieux en présenter le plan d’ensemble depuis le détail, comme une image légèrement biscornue sur laquelle on opérait des zoom successifs et interpénétrés." Quand je disais «dense», c'est à cette simultanéité de la pensée que je pensais : il vous est dans doute arrivé, pour un sujet précis, d'avoir soudain en tête une foule d'idées qui surviennent quasi simultanément, l'envie de tout dire à la fois, car tout est d'égale importance et ne se comprend qu'ensemble et au même moment. Voilà le style paulsien. Proust me semble toutefois plus harmonieux car je n'entends pas (je peux me tromper) les textes de l'argentin franchir le seuil de la lecture à voix haute.

Il s'agit de littérature traduite mais Alan Pauls parle[2] un excellent français : je ne sais si ceci l'explique ou si la brillante traduction de Serge Maistre est parfaite mais on a constamment l'impression de lire un texte rédigé en français original. L'origine latine de la langue y aide certainement.



Histoire de l'argent fait partie d'une trilogie (Histoire des larmes, Histoire des cheveux) qui a pour thème l'histoire récente de l'Argentine. Si ce ne sont les nombreuses allusions aux problèmes économiques graves (dévaluations, changements de monnaie, inflation) qu'a connus le pays à la fin du 20ème siècle, l'histoire nationale passe ici à l'arrière-plan : l'axe en est l'argent, le rapport que les êtres entretiennent avec, la façon de le dépenser, de le manipuler. Rapport pathologique surtout avec trois personnages, fils, père et mère suivis plusieurs décennies en héritages et faillites, magouilles et caprices ruineux, où les sentiments semblent valorisés comme de la monnaie. Ruine financière et relationnelle relatée sur une ton parfois parodique, parfois glaçant, remuant, car Pauls est davantage qu'un essayiste : il conduit le lecteur précisément là où des larmes seraient peut-être de mise, là où le désespoir repose douloureusement. Mon avis diverge de celui de Guillaume Condé qui ne les voit que comme des représentations au service des idées de l'auteur. Pour moi, Alan Pauls est un grand intellectuel mais son roman est autant une étude qu'un récit très humain de vies soumises à l'argent. Il est vrai que Pauls ne cherche pas de réelles incarnations, utilisation de la troisième personne, peu de descriptions personnelles, ni même de prénoms. Néanmoins certains moments m'ont paru si forts que leurs acteurs se sont incarnés automatiquement. Et grandement.

Multiple facette de la phrase, digressions nombreuses à tel point que le roman lui-même en paraît une grande. L'essentiel est que l'intérêt demeure et la curiosité en éveil quand l'auteur s'éloigne sur les entiers digressifs pour revenir sereinement, avec l'assurance d'un guide éprouvé, au propos de départ : la maladie de l'argent, universelle, plus que jamais actuelle, révélatrice de désordres affectifs. Très bonne découverte que ce roman âpre, la plus belle étant d'avoir envie de connaître mieux ce pays culturellement très riche où la littérature connaît de si belles pages. Mil gracias señor Pauls !




[1] L'escalier des aveugles : quel blog tourné vers à la littérature sud-américaine !
[2] Écoutez la présentation en fin d'article.



Commentaires






2 commentaires:

  1. la série d'Alan Pauls est à la bibliothèque je vais donc pouvoir les lires tranquillement dans les mois qui viennent
    et merci pour ce blog qui est un vrai plaisir

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    1. Merci beaucoup Dominique. Je vois que vous avez petit à petit trouvé le chemin de anciens articles que je recopie au fur et à mesure.
      J'espère que cet auteur vous intéressera, son écriture est très spéciale, en très longues phrases.
      Bonne fin de journée.

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