20 septembre 2014

Esquisse du nominalisme

Le mot revient souvent dans les livres et les articles d'idées. Avant de jeter un regard sur Montaigne en compagnie de Antoine Compagnon, sachons identifier le nominalisme qu'il discerne nettement dans les Essais.

La vieille querelle des universaux au Moyen Âge se demandait déjà si les concepts généraux que nous utilisons ont une existence réelle ou si ce sont des commodités de langage pour parler du réel. Si nous disons «homme», l'homme en général existe-t-il ou n'est-ce qu'une facilité de langage pour parler de Pierre, Paul ou Jacques qui seuls existent ? Considérer que tout ce qui existe n'est constitué que d'éléments objectivables individuels ou envisager que la totalité de ce qui existe est plus important que à la somme des parties, sont deux attitudes résolument opposées pour comprendre et agir. 

Dans le premier cas, on a affaire à une vision réductionniste dite nominalisme. Cette tendance très actuelle entraîne qu'il est devenu très difficile de penser en termes de liens, de structures et de formes. C'est de chacun de nous, individuellement, que dépendrait l'ordre du monde. Le credo néolibéral affirme que la société n'existerait pas, seuls les individus et les contrats existeraient.

Dans le second cas, qui envisage surtout l'importance des relations et des rapports entre les éléments d'un ensemble, on a affaire à une vision appelée holisme ou  réalisme. En ce cas, le concept «société» serait supérieur à la somme des gens qui la composent car il inclut tous les liens et les structures qui la font. De même que le mot «peuple» peut être utilisé abusivement à des fins démagogiques.

Suivons quelques développements pratiques de ces concepts tirés de Fabriquer le vivant ? (Les bonnes mémoires se souviendront peut-être d'un extrait proposé ici en janvier 2014).
 Exemple concret de la difficulté d'adopter une attitude non nominaliste : L'incapacité de traiter de choses existantes mais non matérielles aboutit à la difficulté de voir dans le réel des processus plutôt que des objets. Parce que les processus ne sont pas strictement matériels non plus, on les met de côté et on tente de conceptualiser les réalités sur un plan strictement matériel. Je le vois bien dans mon travail de chercheur. L’année 2010 était celle de la biodiversité et tout le monde était alors d’accord pour dire que la biodiversité, ce sont les mouches, les oiseaux ou les bactéries, des entités qui existent de manière tangible. En revanche, il est très difficile de faire admettre que la biodiversité n’est pas une simple collection d’espèces, mais un processus qui produit constamment de nouvelles formes et en laisse s’éteindre d’autres, aboutissant à un équilibre dans lequel les différenciations et les disparitions se compensent, selon une logique dynamique et évolutive. C’est difficile parce que, dans le fond, on ne sait pas vraiment quoi en faire. Il est nettement plus facile de se dire « ce sont des oiseaux » : on n’aura qu’à mettre des nichoirs et on aura sauvé la biodiversité ! Évidemment, cela ne marche pas ainsi. Aujourd'hui, même sur le plan opérationnel, cet excès du matérialisme pose un réel problème. (Pierre-Henri Gouyon)

Johan de Crem
•  Notre culture a toujours eu du mal à séparer ce qu’est la matière elle-même et ce qui peut en émerger, comme le feu. Le même problème se pose avec d’autres émergences comme la psyché ou l’information, le libre-arbitre. Est-ce que l’émergence existe en soi ? Est-ce qu’on peut la qualifier de matérielle ? Si on dit qu’une émergence n’est pas strictement matérielle, est-ce que notre science est capable de la reconnaître ? Quel statut devrait-on lui donner ? (Pierre-Henri Gouyon)

• Ces questions ne se posent pas que dans la science. Miguel Benasayag considère que Marcel Duchamp, avec son urinoir, est parmi les premiers à introduire un archi-nominalisme en arts : c'est de l'art parce qu'on décide de le nommer ainsi, en dehors de toute référence structurelle ou esthétique. C'est un nominalisme absolu, total.

Roue de Bicyclette - Marcel Duchamp
• À propos du nominalisme en arts, astucieux rappel d'un passage de Milan Kundera dans Le livre du rire et de l'oubli où il évoque comment son père lui a raconté l'histoire de la musique : ...au début, il y avait une dominante et toutes les notes étaient au service de la dominante ; après, on a commencé à mettre plusieurs dominantes et cela devenait très compliqué, parce que chaque note était à la fois vassale de l’une et de l’autre. Et, un jour, un grand révolutionnaire est arrivé et a dit : «Toutes les notes sont égales»; et il a inventé la musique dodécaphonique puis sérielle, avec un système pour que toutes les notes soient égales. Son père conclut par le malheur qu’après lui, on ne pouvait plus rien faire : puisqu’on peut se donner les règles qu’on veut, on se perd et on ne sait plus où commence la musique et où commence le bruit. Évidemment, pour quelqu’un qui vient du système communiste, c’est magnifique de voir l’histoire de la musique présentée ainsi, car elle comporte un niveau de sens qui colle au contexte politico-historique. (Pierre-Henri Gouyon)


4 commentaires:

  1. C'est l'exemple de Duchamp qui m'a le mieux "parlé" dans votre billet. Je ne savais pas très bien ce que recouvrait "le nominalisme", grâce à vous me voilà un peu plus savante ce matin.

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    1. Bonjour Aifelle, je suis conscient que toutes ces notions demandent un effort pour les digérer. J'espère toujours que l'un(e) ou l'autre en fera son miel. Et puis il y a quelques billets que je fais parce qu'il me permettent de faire la synthèse (et donc d'y revenir plus tard, si j'oublie) de notions que j'ai eu plaisir mais aussi peine à englober.
      La notion de nominalisme est importante, je trouve que beaucoup de gens, par facilité, ne savent pas réfléchir en s'extrayant des cas particuliers : le biodiversité par exemple, n'est pas seulement affaire de sauver les ours ou les pluviers siffleurs, il s'agit d'une affaire d'équilibre dynamique entre espèces qui demande un regard plus vaste, plus «abstrait» pour qu'on puisse y répondre efficacement.

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    2. Très intéressant.
      Je rapprocherais bien ce qui n'est pas nominalisme du systémique.
      Mais ai-je bien tout compris...
      ;-)

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    3. Bonsoir K.
      Oui c'est un peu la même chose sinon que ce qui est systémique implique un système plutôt scientifique, mais c'est la même chose en effet : il s'agit de privilégier un ensemble avec les liens, processus et structures. Donc «systémique» s'oppose à nominaliste comme tu l'as bien compris.

      Un autre exemple : le nominaliste aura tendance a considérer Jean et son fils Paul comme deux individualités qui sont en relation, en accordant peu d'importance à la relation «paternité» qui les unit.
      Tout cela a des implications dans tous les domaines, scientifiques ou politiques, me semble-t-il.
      Évidemment , personne n'a jamais eu besoin de connaître le mot pour adopter une attitude non nominaliste ;)

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