5 octobre 2014

Journal de classe


Catherine Henri est professeur, mère et insomniaque. Le résumé nocturne de Loft Story  sur M6 n'arrange pas ses difficultés de sommeil. Partagée entre les avis des collègues, entre compréhension (Le Monde) ou réprobation morale (Télérama), elle voudrait en parler avec ses élèves, faire quelque chose. Puis un jour en classe, Rachid l'inquiète : d'habitude un élève souriant, vif, fanfaron, le fanatique de l'équipe de foot d'Algérie, habitué des reparties sexistes, est abattu. Elle demande à Sonia s'il a un problème : « Aziz a été viré de Loft Story ». 

Le soir même, elle met la main sur La dispute de Marivaux et le relit d'un trait. Même dispositif d'enfermement et de voyeurisme, l'amour et l'argent, beaucoup de ressemblances. Le plus difficile sera de pointer la différence des enjeux entre la pièce et l'émission trash : L'important n'est pas vraiment que ce spectacle aristocratique, monté par un Prince pour sa cour, soit devenu un spectacle populaire parce que l'enjeu en a changé. Ce que j'aimerais, mais comment savoir si j'ai pu, c'est que Rachid colle moins à l'image d'Asiz-Azor [...].

De Marivaux et du loft (premières pages ici) comporte vingt-et-une histoires vécues du même acabit, sous-titrées Petites leçons de littérature au lycée. Témoignage engagé d'une enseignante consciencieuse et opiniâtre, qui n'esquive pas sa mission dans un lycée de réputation modeste. C'est direct, bien écrit et dit toute la difficulté – la possibilité  ? – d'enseigner la littérature aux élèves les plus démunis. Certains pensent que c'est pour eux un poids inutile et anachronique, ou, plus subtilement, qu'un tel enseignement fait subir aux élèves défavorisés, en les arrachant à leur univers, une violence symbolique insupportable. Mais ce poids et cette violence ne sont rien comparés à l'aliénation dont ils sont victimes si on les en prive. 

J'ai été frappé par l'histoire de Thomas, élève habitué à une moyenne de onze sur vingt en français-littérature et qui ne souhaite pas se défoncer pour faire mieux : pas de raison que cela change. Il propose à sa prof de lui donner trois notes neuf, un dix et un quinze, l'équivalent des cinq onze qu'il reçoit habituellement. Le père a fait un deal avec lui, il récompense la progression des notes de manière géométrique et un quinze rapporte gros. Elle refuse, félicite les talents du négociateur en demandant à rencontrer le père. Qui n'est jamais venu. 
Le modèle obligé des relations est-elle la négociation ? Les élèves en arrivent, par le langage des médias, à gérer tout : les rapports avec les muscles, les ruptures, les parents,... Puis avec le professeur et le conjoint ?


Catherine Henri voit ses élèves avides d'images, pas cinéphiles mais spectateurs aphasiques, car il lui semble qu'ils vivent dans un incessant papillonnement de mots et d'images, se laissant traverser par un plaisir ou une détestation immédiats qui se renouvellent sans laisser de trace. L'enseignement, avec son archaïsme, elle écrit dinosauritude, s'obstinant à célébrer des valeurs désuètes – Quand il me faut recourir à la litanie, à l'anaphore, alors que j'aime le fragment, la parataxe et le zeugma –  lui semble relever de l'utopie pour les jeunes qu'elle a dans ses classes.  Mais elle n'a aucune volonté de polémique contre les programmes scolaires. 



Elle voudrait donner quelque chose à ces jeunes gens : jouer, interpréter, apprendre, ne pas comprendre, se perdre, rire, déchiffrer, entrer et sortir du labyrinthe. Ce bonheur dont nous savons la saveur et que nous devons peut-être à quelques  professeurs aussi généreux ?

N'hésitez pas, un livre cinq étoiles pour couronner la bravoure, le bon sens et le bon goût.

18 commentaires:

  1. oui oui, tout à fait d'accord!
    (comment "vendre" la littérature, un défi quotidien ;-))

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    1. Un livre qui m'a enchanté.
      Parce qu'il parle de défis, comme vous le soulignez !
      Bon dimanche.

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  2. D'accord, ce livre date de 2003, d'accord, je n'ai jamais enseigné la littérature (ni regardé ce Loft)(et, euh, pour Marivaux, il va falloir que je révise un peu), mais j'ai une furieuse envie de le découvrir et vous dis un grand merci ! (ainsi qu'à ma bibli, qui le possède aussi...)
    J'aime ce genre de livres, même si certaines anecdotes me font ouvrir de grands yeux (le deal, par exemple... au moins cet élève a compris les moyennes...)

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    1. C'est un livre court et direct, avec quelques beaux passages de littérature en citation. Oui, le Thomas m'a estomaqué, avec ses notions de math mieux assimilées que la nécessité de progresser en littérature...

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  3. C'est noté, vais le chercher, merci.

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  4. j aime ces enseignants qui donnent une vraie des élèves , ni noire ni blanche mais juste, et qui aiment encore leur métier

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    1. Il en faut du courage lorsqu'on aime ce métier-là. J'imagine ce que c'est de partir le matin pour donner un cours qui n'intéressera pas beaucoup... Un défi.

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  5. Premièrement aller voir si il est à la bibliothèque, sinon le trouver d'occasion car là vous nous avez donné une envie furieuse
    Lorsque mes trois filles furent collégiennes puis lycéennes c'est une question que je me posais pour les profs, nous lisions beaucoup à la maison et bien sûr ce n'était pas le cas dans toutes les familles et je m'interrogeais sur comment faire accrocher des jeunes à des textes, j'ai fait à l'époque du bénévolat en bibliothèque et là je retrouvais la même recherche, quoi proposer ? quand ? comment ?
    Un livre qui je le comprends n'apporte pas de réelles réponses mais qui doit nous faire regarder les enseignants autrement
    J'ai une fille enseignante et je sens chez elle cette incertitude permanente

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    1. Difficile de trouver des réponses en effet, et vous êtes bien placée pour le comprendre si votre fille enseigne, le français et la littérature, qui plus est.
      Le livre restitue tout cela à merveille, et l'obstination de cette prof m'a séduit. Elle décrit d'ailleurs d'autres attitudes qui n'ont pas son courage.

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  6. Une de mes bibliothèques le mentionne comme manquant, et l'autre "au pilon" !! Voilà qui me laisse perplexe. C'est toujours intéressant de lire les professionnels qui ne baissent pas les bras et continuent à chercher des solutions, à leur mesure, sans faire de grand tapage.

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    1. Au pilon ? Je ne comprends pas. Mais il se peut qu'elle dérange quelque part ?
      Elle ne critique pas vraiment le programme scolaire. Mais elle est inquiète et tient bon.

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  7. Une référence intéressante, une de plus.
    Rien à la médiathèque, on va tenter d'occasion !
    Et merci...

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    1. Je suis étonné qu'il ne soit pas en bibliothèque dans une ville comme Nantes. Le mien est emprunté et pas d'e-book évidemment. Il est sorti en poche (Folio) (voir illustration du billet d'aujourd'hui).
      Bonne semaine K.

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  8. Ce titre est noté, l'enseignement de la littérature m'importe.
    J'apprécie la conclusion de Catherine Henri dans le passage que vous citez : "Certains pensent que c'est pour eux un poids inutile et anachronique, ou, plus subtilement, qu'un tel enseignement fait subir aux élèves défavorisés, en les arrachant à leur univers, une violence symbolique insupportable. Mais ce poids et cette violence ne sont rien comparés à l'aliénation dont ils sont victimes si on les en prive. "
    Souvenirs : une inspectrice, après avoir assisté à un cours en classe de technique (analyse d'une nouvelle très accessible de Maupassant), me signalant que pour "ces élèves", je pouvais trouver dans "Femmes d'aujourd'hui" des nouvelles qui conviendraient très bien ; un délégué pédagogique, porteur de la bonne parole des programmes "par compétences", me déconseillant de faire lire autant mes élèves (en 6e générale, dans une école devenue "à discrimination positive") - "j'ai le même genre d'élèves, je leur fais lire un minimum".

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    1. Le passage que vous relevez est primordial, je suis content de lire votre approbation d'enseignante ; je n'ai jamais enseigné mais mesure à quel point la mission est difficile et méritoire, particulièrement dans les classes de français.

      Vos souvenirs m'alarment. Bientôt "France-dimanche" au programme des terminales ?

      Heureux de vous retrouver : d'autres souvenirs, plus lumineux j'imagine, sur le T&P bien géré (admiration) pendant votre absence.

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  9. C'est un livre que j'avais repéré... Je comprends bien tout cela !
    Encore ce matin, je suis restée stupéfaite face à l'avalanche de références filmiques de petits gamins de 6e qui mettent dans le même sac les contes de Perrault et toute niaiserie où se pavane une sorcière maléfique... On a souvent l'impression de lutter contre plus fort que soi.
    Mais enfin, au moins, à la fin de l'heure, j'ai eu le ferme sentiment d'avoir servi à quelque chose ;-)

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    1. Je comprends que vous enseignez toujours alors ? Je vous salue bas !

      L'influence de l'image sur les enfants et les plus grands est négative aujourd'hui car, sans regard critique et absorbées passivement, je crois qu'elles entravent le pouvoir de réflexion.
      Je vous souhaite de belles classes à venir... :)

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