27 novembre 2014

Une dame au sortir de Drouant


J'ai peur de dire des banalités sur ce livre couronné par la plus prestigieuse distinction littéraire française, car il me semble que tout ce que je vais écrire a déjà été entendu ou lu dans la presse et la blogosphère. Une femme élue, c'est assez rare pour le souligner : Lydie Salvayre est, selon mes comptes, la onzième après Elsa Triolet, Béatrix Beck, Simone de Beauvoir, Anna Langfus, Edmonde Charles-Roux, Antonine Maillet, Marguerite Duras, Pascale Roze, Paule Constant, Marie NDiaye. Un prix que l'ensemble de l'œuvre semble justifier, alors que Pas pleurer n'est pas sa meilleure réussite, mais je n'en jugerai pas pour n'avoir lu que lui.

C'est un bon livre, avec des thèmes de choix. Histoire de la mère affectionnée Montse (pour Montsita) sur fond de la guerre civile espagnole, ennoblie des tourments de Bernanos à Palma de Majorque, qu'épouvantent les exactions des nationalistes bénies des évêques : L’été radieux de ma mère, l’année lugubre de Bernanos dont le souvenir resta planté dans sa mémoire comme un couteau à ouvrir les yeux : deux scènes d’une même histoire, deux expériences, deux visions qui depuis quelques mois sont entrées dans mes nuits et mes jours, où, lentement, elles infusentL'été radieux de Montse, c'est une brève liaison avec un Français qui lui offrira le souvenir impérissable de toute une vie. La villageoise, éblouie par la ville et l'amour, éprouva une joie qui la soulevait de terre como si tuviera pájaros en el pecho, comme si elle avait des oiseaux dans la poitrine. Elle en revint seule et enceinte de la demi-sœur de Lydie.

Salvayre allègue Bernanos, alors occupé à élaborer Les grands cimetières sous la lune, pour, sans mâcher les mots, dénoncer l'église espagnole qui tapinait avec les militaires, tandis que toute l'Europe catholique ferme sa gueule. Elle adopte aussi une forme d'engagement en écrivant, à l'évocation du goût des hommes d'argent pour la corruption : ...mon intérêt passionné pour les  récits de ma mère et celui de Bernanos tient pour l'essentiel aux échos qu'ils éveillent dans ma vie d'aujourd'hui
Affiche de Miró
Contrairement à ce que certaines critiques reprochent, je n'ai pas trouvé que l'auteure propose une vision simplifiée de cette guerre compliquée, bien qu'elle condamne avant tout le clan franquiste. À juste titre, semble-t-il, puisque les historiens ne renvoient pas dos à dos les deux camps et des charniers de la Terreur blanche sont encore découverts de nos jours en terre d'Espagne.

La langue espagnole est au cœur du roman, parce que cette fille de républicains tient à sa langue maternelle, avec son baroque, sa «charge», son «mauvais goût» – celui qui s'assume – qu'elle estime trop négligés par la littérature française, son beau parler et son classicisme. Elle explique très bien cela dans une interview lors de l'excellente émission Des mots de minuit (merci Calou). Ceci dit, les nombreuses phrases en version originale malheureusement non traduites (l'épigraphe non plus, merci l'éditeur) irriteront sans doute le lecteur non bilingue, – Bernard Pivot a lui-même souligné ce point – tandis que le fragnolmélange des deux langues du parler de Montse, est compréhensible, délicieux et comique (un extrait demain).

Autant la première partie du livre est très «espagnole», bousculée, vivante, presque désordonnée, autant l'auteur «s'assagit» ensuite pour se livrer à une narration des plus classiques, menant soigneusement le récit à son terme. D'où une impression générale d'asymétrie qui m'a un peu surpris. 
© Ulf Andersen / Getty Images
J'aurais sans doute préféré être surpris par le scénario lui-même, l'histoire de maman Montse loin d'être banale ne m'a pas transporté, mais le roman est original, audacieux et, tour de force de l'écrivaine, c'est un livre joyeux, jubilatoire, malgré la gravité des sujets. 

Curieusement, La compagnie des spectres avait reçu en 1997 l'anti-Goncourt, le prix Novembre (alias prix Décembre).

(Lu en version numérique ePub).

Le lien vers la vidéo de l'interview mentionnée fonctionne désormais correctement via  Des mots de minuit.

28 commentaires:

  1. J'ai aimé "La compagnie des spectres" et avant de lire ce Goncourt, je me tournerai vers "Sept femmes" qui a récolté beaucoup d'enthousiasme dans la blogosphère. Mais je serai très contente de lire l'extrait promis.

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    1. Des avis connus qui me semblent de bonne source, je retiens que Salvayre a fait mieux avec, par exemple, celui que vous citez, mais aussi "La compagnie des mouches", "La Conférence de Cintegabelle", "La méthode Mila". Depuis vingt-cinq ans, cette femme de lettres a mérité la reconnaissance.
      "Sept femmes", j'espère que vous nous en parlerez à votre façon, elle y évoque la troublante Ingeborg Bachman.

      L'extrait ah oui, j'allais l'oublier, ce sera facile puisqu'il vient du numérique. À bientôt Tania.

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  2. Cette lecture est prévue.
    Je me pose un peu les mêmes questions quant à savoir si c'est par celui-ci que je commence, car je n'ai jamais rien d'elle pour le moment. Comme Modiano, même si j'ai agi depuis !
    ;-)

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    1. Je ferai la même réponse qu'à Tania ci-dessus, j'entends beaucoup d'avis qui trouvent le livre audacieux et vivant mais ce ne serait pas son meilleur. Je souligne dans l'article ses bons et mauvais points, selon moi.
      Quant à Modiano, après les lectures décevantes d' il y a plus de quinze ans, je ne suis pas tenté d'y revenir. Faudrait revoir "Villa triste" avec l'œil d'aujourd'hui. Il y a déjà tant d'auteurs qui m'attendent.

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  3. Si je n'avais jamais lu Lydie Salvayre, je pense que je finirai par ce Goncourt, car il est particulier (intime et biographique), contrairement à son œuvre très largement inspirée par la fiction. Et si vous voulez rire, lisez son "Petit traité d'éducation lubrique"!

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    1. Merci encore pour ces précisions, Pascale, car je sens que mon billet peut paraître tiède.Il tente de respecter un ressenti sans concession, comme je tente de le faire systématiquement. Dans le cas de "Pas pleurer", elle était bien entendu limitée par le vécu réel de sa mère qui ne s'invente pas.

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  4. J'ai aimé "la compagnie des spectres" "la puissance des mouches" et "la déclaration". 7 femmes m'attend, donc celui-ci sera pour plus tard mais j'ai l'intention de le lire.

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    1. Merci à vous aussi Aifelle de rappeler vos belles lectures de Lydie Salvayre.

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  5. Autant vous dire que cette lecture est pour moi presque obligatoire, en tout cas le prochain sur ma liste.
    Vous le savez. j'avais longuement parlé de 7 femmes, je reviendrai vous dire très bientôt ce que je pense de celui-ci.
    Bonne journée

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    1. Aïe, j'ai un peu peur d'entendre qu'on se sent presque obligé de lire un livre. C'est la meilleure façon de ne pas le trouver à son goût. Oui oui, je me souviens bien de «7 femmes», je le rappelais à Tania, avec nos billets parallèles sur Bachman. Vous tournée vers l'aspect sentimental, émotionnel de sa vie, moi, comme toujours, dans l'exploration de l'improbable mais passionnante quête du pourquoi et comment... ;)
      Bon week-end Colette.

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  6. J'avais aimé 7 femmes et j'ai aimé ce roman même si comme vous le soulignez il y a quelques imperfections, j'attache assez peu d'importance à la course aux prix donc pas question de dire si elle le méritait mais par contre comme vous je suis heureuse qu'une femme soit récompensée car ce n'est pas si souvent
    Je n'ai pas été gênée par le changement de rythme dans le décours du roman car j'ai l'impression que c'est attaché à la mémoire de Montse qui en fait n'est vraiment elle-même qu'au passé, alors elle retrouve vivacité et joie et cela s'éteint en partie avec le présent
    je ne l'ai pas signalé car tous les chroniqueurs l'ont fait mais il y a de la part de l'éditeur un côté méprisant pour le lecteur de ne pas traduire en effet, c'est à l'éditeur de l'imposer si l'auteur oublie non ?

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    1. Je suis sensible à l'argument qui voudrait que l'auteur ait changé de rythme pour épouser l'intensité déclinante des souvenirs de Montse, avec cet été radieux puis presque plus rien qui la fasse vibrer. Il se peut aussi que l'auteure elle-même se sente moins vibrer de raconter ce qui vint après, cela se perçoit.

      La non traduction pour un livre qui va s'écouler à beaucoup d'exemplaires, est méprisante, je reprends votre terme. Que l'auteur n'y attache pas grande préoccupation, pour ma part , il reste seigneur et ce n'est pas à lui, à elle en l'occurrence, que j'en ferai grief. Il y en avait pour un jour de travail, pas plus, pour un employé bilingue avec un petit avertissement sur la difficulté des termes quasi intraduisibles.

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  7. En ce qui concerne la non traduction, Lydie Salvayre s'en est expliquée ainsi (à l'oral, au cours d'une soirée lecture à laquelle j'ai assisté): d'une part, elle ne pensait pas, vu le petit nombre limité de phrases non traduites, que cela gêne à la compréhension du texte ; d'autre part, si c'était le cas, elle tenait à ce que cela ne soit pas traduit car elle aime, en tant que lectrice, les zones sombres d'un livre.

    C'est sa version, je ne la défends pas, je ne fais que transmettre l'écho. Ceci dit, je partage son avis. Combien de fois il m'arrive en lisant d'aller chercher des traductions quand elles me manquent ! Et à l'inverse, combien de fois je me contente de ne pas en avoir !

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    1. Je ne suis pas de cet avis. Ne me faites pas regretter de considérer l'auteur comme un seigneur. Les zones d'ombre d'un livre ne doivent pas se situer au niveau de la langue, c'est de la foutaise et une excuse facile, presque snob
      .
      La prochaine fois, je vous réponds en wallon d'Outremeuse, pour laisser quelque flou artistique....

      Bonne soirée Pascale.

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    2. Je pense encore que le lecteur n'est jamais obligé d'aller voir la traduction en note de bas de page, s'il souhaite préserver le mystère ou... gagner du temps.

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    3. Mais au moins qu'elle soit là pour ceux qui ont envie de la voir. Respect du lecteur.

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  8. Je lis beaucoup, et beaucoup de traductions, et le procédé (de non traduction de certaines phrases) n'est pas nouveau. On peut se sentir mépriser , moi je ne le prends pas du tout comme vous. Au contraire. Puis l'espagnol ou l'anglais, ce n'est pas le Wallon.... Et ne vous fâchez pas, ce n'est pas grave :-).

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    1. Je ne me fâche pas et ma réplique était une boutade que vous voudrez bien me pardonner, j'espère.

      Donc si je vous comprends bien, vous vous sentez valorisée qu'un auteur vous suppose polyglotte ?
      Mon ego est très flatté qu'un écrivain renommé le présume mais, petit lecteur provincial sans envergure, pour sauver la face, je me tape le dico en cachette, pour bien comprendre ce que le Goncourt 2014 a voulu me transmettre. Le dico requis pour ne pas passer à côté d'une belle expression comme cette «joie qui est comme des oiseaux dans la poitrine», pour reprendre celle du billet.

      Au final, à qui profite le procédé de non traduction ?
      Je ne vois pas cela comme un procédé artistique (au cinéma, en lecture audio, oui, pour la musique de l'idiome et l'intonation) mais comme une lacune.

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    2. Ah, je comprends mieux votre réaction si c'est ainsi que vous le vivez... Dans ce livre qui est aussi orienté sur les rapports à la langue, cela m'a semblé naturel. J'aime entendre la sonorité d'une langue et ce n'est pas parce que quelques phrases ne sont pas traduites que je vais perdre le sens du texte ou le plaisir de lire. Chez moi ça le décuple ! Maintenant, s'il y a trop de passages incompréhensibles car non traduits, je vous rejoins. Mais pour moi ce n'est absolument pas le cas ici. Et je n'avais jamais pensé à votre interprétation de supérieur/inférieur, quelle idée...

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    3. Mais je ne suis pas un cas isolé à prendre cela de la sorte, il ne s'agit pas d'un rapport d'infériorité/supériorité mais simplement un sentiment d'exclusion très subtil.

      Lorsque nous invitons des amis étrangers chez nous, ils ont la politesse de parler français et si, d'aventure, ils échangent entre eux des phrases dans leur dialecte que nous ne comprenons pas, ils ont le tact de nous les traduire brièvement, comme pour s'excuser, par courtoisie. Vous saisissez le tact ?
      Si Lydie Salvayre veut passe d'une langue à l'autre avec ses amis, d'accord, elle a raison de le faire, mais avec un public, il risque d'y avoir un côte «nous sommes entre nous», «réservé aux personnes autorisées», «membres du club», que je trouve irritant. Voilà ce que je veux faire passer. Et bien sûr que je ne rue pas systématiquement dans les brancards pour une phrase non traduite ici ou là, qu'importe au fond, je ne suis pas susceptible à ce point.
      Et j'en reviens à cela : que l'éditeur fasse son travail, je ne vois pas en quoi ça gêne l'auteur.

      Je ne sais si vous connaissez les sensibilités linguistiques, parfois aiguës que nous connaissons en Belgique ? Elle existent pour des choses encore plus idiotes mais pas anodines.

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  9. Bon, je ne vais pas discuter des heures, on ne se rejoindra jamais. Et c'est bien que nos avis divergent de temps en temps.
    Me vient quand même l'idée que si je le ressentais comme vous et d'autres pourquoi nul ne s'insurge d'être obligé de potasser le dico lorsqu'on lit les derniers Quignard (qui utilise des mots souvent oubliés) ?
    Enfin, l'éditeur est maître et s'il a laissé le texte de Lydie Salvayre ainsi c'est qu'il pensait qu'il méritait de l'être. Je ne crois pas une minute à l'autorité d'un écrivain sur un éditeur en matière de correction littéraire. Surtout au Seuil.

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    1. Je suis le premier à déplorer le faible travail d'annotation autour de mots rares ou spécialisés, Quignard ou autres.
      Mais si l'éditeur est le maître alors je ne dis plus rien. En tant que lecteur, je n'en pense pas moins, tandis que se glisse en moi l'amère sensation de ne pas appartenir à cette époque.

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  10. Jolie discussion au-dessus, à laquelle je ne peux trop participer, n'ayant pas lu le roman, et étant réduite à "deviner" l'espagnol (ce qui ne m'a pas posé de problèmes lors de la lecture d'une bande dessinée se déroulant en Amérique latine)(je précise que j'ai "fait" anglais allemand...)
    Bref, sans doute récompense-t-on Lydie Salvayre pour tout son œuvre, qui le mérite. Ce que j'ai lu d'elle (une histoire de médaille, je pense, et un autre dont j'ai oublié le titre) m'a surtotu frappé par une certaine causticité, et le charnu de l'écriture.

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    1. Belle discussion, dommage qu'elle se termine par un non-lieu : l'éditeur a toujours raison, c'est la fable.

      Tout ceci n'enlève rien à l'écrivain Salvayre qui a du talent et dont nous apprécions – j'aime votre expression – le charnu de l'écriture. Je suis comme vous, je devine l'espagnol et, ne le prononçant pas correctement, je ne l'entends pas en lisant. Malgré tout ce qui est dit ci-dessus, je reste quand même sur le souvenir de beaucoup d'espagnol que j'ai dû laisser filer en espérant que ce n'était pas important. C'est frustrant, voilà tout.
      Notez que quand il y a beaucoup de traduction, je pense à "Danse noire" de N Huston, le rythme est sans cesse coupé. J'ai abandonné le livre.

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  11. Bonjour Christw, je compte bien lire la compagnie des spectres dont j'avais beaucoup entendu parler (en bien) à l'époque de sa sortie. Bon dimanche. PS, j'ai votre billet en lien.

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    1. Je ne l'ai pas lu, mais je pense que c'est un très bon choix. Merci pour le lien et bon dimanche.

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  12. Et bien voilà, je lis ce billet après avoir commenté ton dernier billet et je suis vraiment contente d'être tombée sur ce livre par hasard à la biblio... Je pense que je vais passer un bon moment de lecture ! Merci pour le lien de l'émission.

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    1. Ah oui, c'est important cette émission où Salvayre explique son désir de mixer les langues... Bonne lecture !

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