13 janvier 2015

L'entêtement de Camus

© Roberta Smith

Je suis d'une génération qui a vu temporellement de près, passionnément parfois, cohabiter deux penseurs et littérateurs géants : Camus et Sartre, souvent opposés. Si le second a parfois défendu des positions discutables, Albert Camus est resté dans mon esprit au-dessus de tout soupçon. Le voir subir la contre-enquête de son Meursault par un auteur algérien contemporain, qui soit dit en passant rejoint davantage l'écrivain français qu'il ne le griffe, m'avait fortement apostrophé. J'y ai finalement gagné une lecture magnifique et purifiante.

L'incrimination intellectuelle du même Camus, méticuleusement fondée, par un professeur de littérature américain, dans un article bien antérieur à la fiction de Kamel Daoud, soulève un pan délicat de l'histoire française et sans entacher la valeur littéraire des œuvres du français, peut ternir une opinion favorable que j'ai toujours considérée comme justifiée et unanime. Eward W. Said (L'Orientalisme, L'Orient créé par l'Occident, Culture et impérialisme) considère que les écrivains, Camus entre autres exemples dans La Peste et dans L'étranger, sont liés à la mentalité de leur temps, particulièrement quand elle est coloniale. Une attitude critiquable.

L'article en question est paru dans Le Monde diplomatique (Albert Camus, ou l'inconscient colonial, novembre 2000, accessible en ligne) et repris tout récemment dans Manière de voir (Nul n'est hors de son temps, pas même Camus, octobre-novembre 2014). 

Edward Said part de deux constats. 

Pourquoi géographiquement l'Algérie alors qu'on a toujours considéré  que les œuvres précitées renvoient à la France et à l'occupation nazie ? Partant de là, certains analystes (Conor Cruise O'brien dans Albert Camus, 1971) vont même jusqu'à affirmer que certains éléments de L'étranger constituent une justification inconsciente de la domination française ou une tentative idéologique de l'enjoliver. 

Second constat : qui interprète Camus ? Dans ses romans, Camus néglige l'histoire, ce qu'un Algérien qui ressentait la présence française comme un abus de pouvoir quotidien n'aurait pas fait. Celui-ci verra 1962 comme la fin triomphale d'une épopée malheureuse qui a débuté en 1830 avec l'arrivée des Français. En ce sens, la perspective algérienne pourrait bien «débloquer» ce que Camus tait, nie ou tient pour évident. Les nombreux lecteurs et critiques de Camus partagent en effet un nombre de postulats complaisants, comme celui partagé par les livres scolaires français qui laissent entendre que les possessions françaises ne sont pas gouvernées par les préjugés et le racisme des Britanniques. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu'il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu'il traite avec tant de finesse et d'ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l'histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords et de compassion.

© La baie d'alger -  Abdelkarim Saidani
Le professeur Said poursuit en évoquant des documents d'époque (Bugeaud), des poèmes (Abd El Kader), la reconstruction psychologique de la conquête du FLN (Mostefa Lacheraf), ou des lettres et journaux français des années 1830-40 qui permettent de percevoir une dynamique qui rend inévitable l'amoindrissement de la présence arabe chez Camus. Il établit pareillement un parallèle entre L'exil et le royaume et Sociologie de l'Algérie de Pierre Bourdieu, tous deux parus en 1958 : ce dernier réfute l'entêtement de Camus à considérer la présence française comme un thème narratif extérieur, échappant au temps et à l'interprétation. C'est cet entêtement de Camus qui explique l'absence totale de densité et de famille de l'Arabe tué par Meursault; et voilà pourquoi la dévastation d'Oran est implicitement destinée à exprimer non les morts arabes (qui, après tout, sont celles qui comptent démographiquement) , mais la conscience française.

Le style dépouillé et la sobriété de ses descriptions sociales, l'expression d'une humanité existentiellement libre, le stoïcisme dans lequel certains voient une obstination froide et tragique, tout cela, qui fonde la renommée littéraire d'Albert Camus, dissimule des contradictions d'une complexité redoutable et qui deviennent insolubles si, comme tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l'Algérie française une parabole de la condition humaine.

Regarder une œuvre avec d'autres yeux critiques, sous l'analyse de la littérature comparée et de l'histoire, permet de la voir d'une façon neuve et d'autant plus intéressante. Et cela, je le pense sincèrement, nous fait progresser.

Maintenant, s'il y a lieu de décrier les actes de certains colons français, il ne faut quand même pas en accabler Camus. Avant-guerre, il rédigea, malgré l'éducation française qu'il a reçue là-bas, un célèbre rapport sur les malheurs locaux dûs pour la plupart au colonialisme. Malgré ce qui lui est reproché plus haut, on dira que l'homme reste un homme moral dans un contexte immoral – je cite encore Edward Said. Les vertus qu'il a écrites, la conscience de soi, la maturité sans illusion, la fermeté morale quand tout va mal, jamais on ne les enlèvera, ni à Camus ni à nous.
© William Wyld

13 commentaires:

  1. Je partage totalement le ton et le contenu de votre billet
    Savez-vous que l'auteur de Meursault contre-enquête est victime d'une fatwa pour impiété je crois !!

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    1. Heureux que vous soyiez de mon avis, Dominique.
      Avant de lire Daoud et cet article, je n'avais pas une bonne connaissance de la problématique franco-algérienne. Je comprends un peu mieux sa nature désormais.
      Fatwa, oui car l'auteur ne manque pas, déjà dans le livre, de donner son avis sur le comportement religieux des algériens. «L'Algérie d'aujourd'hui, au lieu d'attendre, comme avant 1962, tourne désormais en rond», dit l'Arabe dans le roman.

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  2. Cette fois, c'est moi qui m'arrête à vos premières lignes. Je reviendrai après avoir rédigé mon billet de lecture sur Daoud.

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    1. J'attends votre billet alors, en espérant que vous avez rencontré l'autre «étranger» avec autant de plaisir que moi.

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    2. Me revoilà, mon billet de lecture écrit et programmé pour lundi. Kamel Daoud réussit à nous replonger dans les questions que nous nous posons en lisant « L’Etranger » de Camus, dès le titre d’ailleurs. C’est passionnant.
      Je viens de lire l’article auquel vous faites référence. C’est une approche sociologique intéressante de l’œuvre de Camus, qui n’enlève rien aux qualités littéraires de « L’Etranger ». J’ai trouvé par ailleurs sur cette question un article de Renaud de Rochebrune, « Camus et l'Algérie : je t'aime moi non plus » dans Jeune Afrique. http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2724p074_076.xml0/
      Dans ses romans, Camus n’a pas cherché à exprimer son opinion sur l’état politique de son pays natal, c’est clair. Il se sert des lieux qu’il connaît comme cadre pour assurer une assise à son histoire, à ces situations concrètes, autant d’images pour exposer sa pensée autrement qu’en termes philosophiques. Bien sûr, ce choix ou ce silence dit quelque chose de sa position personnelle, malgré tout. Et aussi de sa préférence esthétique pour l’œuvre « qui dit « moins » » plutôt que pour l’œuvre explicative (cf. Le Mythe de Sisyphe, la création absurde, philosophie et roman).
      Il y aurait tant à dire, à ajouter, ce commentaire est déjà trop long. Comme vous, j’ai vu dans le roman de Kamel Daoud un dialogue avec Camus bien plus qu’une mise en accusation, son texte est truffé d’allusions à « L’Etranger » et à « La Chute », une mine d’or pour les décrypteurs d’intertextualité.

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    3. Oh non, je ne trouve pas ce commentaire trop long !

      C'est son silence, comme vous l'appelez, sa façon de trop placer l'histoire hors jeu qui dérange, je crois.
      Vous ne trouvez pas que ce livre est aussi une mine d'or pour les professeurs de français ? Avec justement ses relations intertextuelles, vous devez avoir un bon avis là dessus : de beaux exercices en perspective.
      D'ici lundi, je m'en vais approfondir l'article signalé sur les relations ambiguës de Camus avec l'Algérie.

      Merci pour ce bel échange,Tania.

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    4. Oh oui, je compte les profs de français parmi les décrypteurs d'intertextualité, bien sûr !
      Aller de l'Antigone d'Anouilh au Quatrième mur de Chalandon, de Camus à Daoud, je suis sûre que cela se fait, sera fait, nourrissant les débats et l'approche critique des textes en classe. Bonne soirée - crayonnez, crayonnez autant que vous voulez.

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  3. J'ai lu votre billet avec beaucoup d'intérêt et j'en ressors moins ignorante.

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    1. Je suis content d'avoir pu vous informer su ce sujet, Aifelle. Bonne fin de semaine.

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  4. bel article qui sonne juste et qui pose les vraies questions , j'adore la dernière phrase. Oui on aime Camus chacun le sien, moi c'est sans aucun doute celui de Noce et de la Chute mais on ne remerciera jamais assez cet auteur algérien d'avoir donné une identité à la victime de l’Étranger.

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    1. J'ai beaucoup apprécié "La chute", mais n'ai pas lu "Noces".
      Kamel Daoud est maintenant victime d'une fatwa ! Heureusement que les admirateurs de Camus n'ont pas réagi comme certaines autorités religieuses islamiques...

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