27 mars 2015

La trahison des Lumières

Il convient d'abord de restituer cet ouvrage à sa place, au cœur de l'Europe occidentale, et à l'heure de sa rédaction, dans les années nonante, après les funérailles du communisme alors que la joie fut brève d'un monde réconcilié sur les pierres éboulées du mur de Berlin. Les fantômes du nouveau millénaire se dressaient déjà sur le corps du siècle mourant.

La première mise en garde de Jean-Claude Guillebaud concerne les attitudes et bavardages contemporains teintés de «nostalgie recroquevillée». Passons sur les engouements de magazines, ceux pour les sixties ou les boiseries d'époque, qui ne doivent pas plus inquiéter que si nous projetons de suivre la tournée des idoles Âge tendre. Plus préoccupants sont ces regards inquiets tournés vers les vieux démons, le retour du mal, qui ne doivent pas faire oublier de vraies préoccupations. Entendons bien : qu'il ne s'agit pas de réhabiliter des opinions extrêmes. Mais préparer la guerre précédente, attendre les nazis l'arme au pied a pour inconséquence que l'on risque d'oublier les problématiques «subalternes» comme l'argent fou, l'individualisme, la techno-science, le mensonge médiatique ou le scientisme revigoré.
L'idée critique de cette enquête réside dans l'abandon progressif par l'Occident des principes qui en faisaient un modèle. 

Qu'est-ce qui ne fonctionne plus dans la démarche «universalisante» de nos société riches et libres ? Une consolation serait de convoquer, au-dehors, la persistance de l'obscurantisme, la régression intégriste, les complots du terrorisme, le désenchantement du sous-prolétariat du tiers monde ou l'imposture des dictatures tropicales. C'est pourtant moins le dehors qui est en crise que le dedans, constate Guillebaud. Je retiens, dans un bas de page, une citation[1] cinglante de Cornélius Castoriadis ("Le délabrement de l'Occident", Esprit, décembre 1991) : Quel est donc "l'exemple" que ces sociétés de capitalisme libéral fournissent au reste du monde ? D'abord celui de la richesse et de la puissance technologique et militaire. Mais contrairement aux dogmes marxistes et même "libéraux", cela en tant que tel n'implique rien et n'entraîne rien quant à l'émergence d'un processus émancipatoire. Ces sociétés présentent au monde une image repoussoir, celle de sociétés où règne un vide total de significations. La seule valeur y est l'argent, la notoriété médiatique ou le pouvoir au sens le plus vulgaire et le plus dérisoire du terme. Les communautés y sont détruites, la solidarité est réduite à des dispositions administratives. C'est face à ce vide que les significations religieuses se maintiennent ou même regagnent en puissance.

C'est sans doute moins l'utopie mondialiste, l'universel ou l'émancipation démocratique qui déclenchent la peur et le repli à l'extérieur, mais plutôt leur traduction idéologique méprisante et impériale. Le déracinement de la modernité – il résume à lui seul toute l'aventure humaine – n'est pas détestable, continue Guillebaud, c'est l'injonction au déracinement venu du dehors. Simone Weil écrivait en 1949 : c'est un devoir pour chacun de se déraciner mais c'est toujours un crime de déraciner l'autre. Le mondialisme refusé est celui qui prétend imposer la corruption de ses élites, l'arrogance de ses banquiers, le cynisme des nantis et la démission de ses intellectuels[2]. Ce n'est pas celui des Lumières.

À présent que vous percevez l'esprit de l'essai, en arrêter ici le compte-rendu sera frustrant, mais les longs billets découragent (nous ne les lisons pas) et manquent leur but (nous n'en retenons rien). Revenons-y petit à petit, en soulignant quelques points marquants dans les prochains jours. 


[1] Le nombre de références extérieures utilisées par Jean-Claude Guillebaud dans le livre témoigne du sérieux travail de documentation sur lequel il appuie ses réflexions. Petit regret : les références ne sont pas reprise dans un index précis exhaustif en fin d'ouvrage.
[2] Un article tout récent (19 mars 2015) de Libération dénonce la frilosité actuelle des intellectuels : "Les tribunes de journaux ne touchent plus que les convaincus, [...], alors que la contestation des hiérarchies sur le Net emporte avec elle les critères de crédibilité qui structuraient autrefois l’espace public. Ce nouvel écosystème favorise aussi le déploiement à grande échelle des théories du complot et des fantasmes conspirationnistes dont le FN est friand. Pas facile pour la parole intellectuelle de se faire une place dans ce nouveau monde…"

Toutes les illustrations sont des tableaux de Giorgio De Chirico.
[Les passages en italique sont des citations du livre]

20 commentaires:

  1. Bonne idée, cette introduction, elle donne déjà ample matière à réflexion. Le point de vue semble a priori pessimiste.
    Je ne reconnais pas le monde où je vis dans la citation de Castoriadis, qui décrit plutôt l'image du monde à travers les médias, image corrompue et non reflet. Et ce décalage entre vraie vie et pseudo-vie entraîne en effet tant d'effets pervers...
    Bref, je suis curieuse de lire la suite. Rien que la bibliographie de Guillebaud est déjà tout un programme !
    Bonne journée, Christw.

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    1. L'avis de Castoriadis a le mérite de grossir le trait de ce que certains ne veulent pas considérer. Je n'ai pas non plus l'impression de vivre dans une société sans aucun sens, ni valeurs, ni solidarités (ouf !). Mais je ne suis pas sûr que ce soit l'image (médiatique si vous voulez) que nous donnons toujours au-dehors.
      Pessimiste ? Faut-il préférer l'insouciant à l'alarmiste ? Puis une mise en garde n'est pas défaitisme.

      Merci de toujours passer régulièrement Tania, j'espère que vous allez bien, à bientôt.

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  2. j'ai un peu de mal avec cet auteur, non pas pour son pessimisme mais plutôt pour ses revirements successifs
    je suis pourtant comme Tania curieuse de voir la suite

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    1. Même réponse que la fois précédente : j'aurais aimé que vous donniez des éléments pour situer les revirements, les contradictions que vous évoquez.
      L'auteur m'a assez convaincu avec ce livre, mais les essais de ce genre sont heureusement faits pour être contestés, discutés sous peine de (me) donner une idée un peu trop «lisse» et même convenue d'un bouquin. Alors n'hésitez pas...

      Je reviens avec la suite, portez-vous bien Dominique, à bientôt.

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  3. Catoriadis force le trait, le message passe.
    Une seule valeur l'argent, le vide politique qui s'ensuit est investi par le religieux.

    D'accord pour dire que TOUT n'est pas ainsi, que c'est l'image qui est renvoyée, que c'est ce qui exposé ,et qu'en conséquence ce qui se passe en termes de résistance, de refus, d'alternative ou même de simple bon sens, et qui n'est pas forcément exposé- n'est pas visible.
    Pourquoi ? on a la réponse quand on sait qui détient les manettes pour faire passer le dogme.

    Ensuite, depuis 1991 cela a cependant évolué. Le tam-tam est peut-être davantage contesté et, bien évidemment, on ne fera croire à personne d'entre nous qu'il n'y a plus aucune valeur du côté du sens, du partage, de l'humanité.

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    1. Merci de réagir K.
      Le danger avec le recension d'un tel livre, en raccourcissant, est de tomber dans la caricature, de laisser les nuances dans l'ombre.Tant pis, je pensais que ce serait mieux compris. Il suscite réactions, c'est déjà ça.
      Bonne soirée.

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    2. @K: Chacun a son avis, bien entendu, et tant mieux s'il y a de l'optimisme, mais je n'ai pas du tout l'impression, que depuis les années soixante, la «contestation du tam-tam» ait bien progressé.
      Faudrait peut-être voir qui tient les manettes là aussi, avec tout mon respect pour ceux qui veulent défendre le sens, le partage et l'humanité auxquels nous sommes, bien entendu, attachés.

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    3. On va essayer de préciser, je ne suis pas sûr qu'on se soit compris !!!

      Sur le 'tam-tam", pure hypothèse. Je ne sais pas...
      Vous semblez moins optimiste que moi cher Christw, mais le suis-je vraiment ;-)...
      Sur quoi appuyez-vous votre impression ?

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    4. Désolé, K, mais, suite au commentaire, j'ai cru qu'en citant Castoriadis, je heurtais la sensibilité de ceux qui défendent des «belles» valeurs (dont je crois que tu (vous) fais (faites) partie) et qui pourraient se sentir considérés pour peu de choses si on lit à la lettre cette citation raide.

      Sur quoi appuyer mon relatif pessimisme ? L'évolution des mentalités dans mon entourage, proche et lointain. Même les milieux associatifs, les syndicats battent le beurre bien que leur existence soient essentielle. Ne parlons pas des politiques de gauche. (Mais je ne veux pas faire de polémique politique). Si j'ai été sensible à la prose de Guillebaud, c'est que véritablement, sur le plan intellectuel, j'éprouve un malaise face à l'évolution de notre société. Je trouve que mon entourage, mes amis, mes collègues pensaient autrement il y a quarante ans. Mais c'est peut-être moi....

      Merci d'être revenu préciser ton idée, j'avais mal évalué la teneur du commentaire et ma réponse n'était peut-être pas très appropriée.
      Bon week-end !

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  4. Je trouve votre papier très intéressant et la citation de Cornélius Castoriadis juste. Ce n'est pas parce que dans notre entourage on ne vit pas le monde ainsi qu'il ne l'est pas... Continuez à nous parler de cet essai, vivement intéressant.

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    1. Une citation pas très nuancée, mais qui a le mérite de nous secouer un peu. Rassurez-vous, mon proche entourage est gentil, charmant et j'en suis heureux. Mais sur le plan intellectuel, nous devons (aïe "devoir", moralisation) tous (moi le premier) veiller à rester éveillés.

      Au plaisir de vous lire Pascale. Je ne suis pas très «fictions» ces temps-ci, de votre côté avez-vous de belles découvertes ?

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  5. Très bien !
    La citation de Castoriadis ne me choque pas, au contraire, mais elle demande seulement à être nuancée notamment en ne fourrant pas tout le monde dans le même sac !
    Je partage également ce malaise que tu décris face à cette évolution qui nous déleste - si nous n'y prenons garde - d'une part d'humanité. Chacun de nous a une responsabilité ou un devoir : ne pas baisser la garde.
    C'est pas facile parce qu'il me semble que beaucoup de choses penchent exactement en sens contraire !
    Nous verrons !

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    1. Et le moins que je puisse faire, pour que les choses ne penchent pas trop dans le mauvais sens, est de faire ce genre de billet... Vigilance donc, nous sommes bien d'accord.

      Et ok, nous verrons et attendons l'avenir avec le sourire quand même :))

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  6. Bonjour Christian, après ces commentaires et précisions, je n'ai pas grand chose à ajouter et j'attends la suite bien sûr.
    Quand même ceci;
    Si bien sûr comme le dit K il ne faut pas fourrer tout le monde dans le même sac, je suis pessimiste et pense que seule une Révolution peut faire cesser cet état de fait déplorable. Notre vigilance permettrait-elle de faire pencher la balance? J'aimerais tant le croire mais...

    Bon weekend à vous, à bientôt.

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    1. Ce que vous dites me fait songer à des souvenirs. Auparavant j'avais un médecin qui, au détour d'une consultation, parlait parfois avec moi de problèmes de société et il concluait toujours, me regardant d'un air rêveur et amusé : «...faisons la Révolution alors...». Je savais que lui comme moi avions passé l'âge de la faire... (lui bien plus militant que moi, cependant) mais elle semblait la meilleure solution à nos interrogations !

      À bientôt Colette.

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    2. C'est exactement ce que disait il y a peu Jacques Attali: "Aucun doute, si j'étais plus jeune je ferais la révolution".
      Derniers corrompus en date ici, des leaders syndicalistes. Si c'est pas la pire " trahison des lumières" ça!
      Bonne journée, au soleil ici

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    3. Dommage que le soleil soit moins universel que la corruption : ici il est plus que discret et laisse pluie et vent nous conduire au cinéma (ce soir)
      ;)

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  7. J'ai lu attentivement votre billet et les commentaires qui suivent (l'avantage de passer avec retard). La citation de Castoriadis me parle, certains jours je me sens dans ce monde-là, quand un xième scandale financier éclate où quand je vois les gens rivés à leurs écrans, les caddies pleins, indifférents à la manière dont tout cela arrive chez eux. Mais je vois aussi des initiatives de solidarité à droite à gauche et dans mon entourage beaucoup déplorent autant que moi l'évolution de la société. On peut déplorr qu'ils n'aient pas beaucoup d'écho médiatique. En tout cas merci de résumer pour nous l'ouvrage de J.C. Guillebaud que je ne me sens pas le courage de lire et j'attends la suite avec intérêt.

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    1. C'est un peu mon but, donner un aperçu suffisant, susciter la réflexion en n'obligeant pas la lecture du bouquin, à moins de vouloir creuser le sujet. [En général, c'est vrai, on évoque un livre pour inviter à (éviter de) le lire.]
      Je suis d'accord quand vous dites qu'il y a beaucoup de bons sentiments, de bonnes dispositions, solidarité, sens, etc... j'ai presque envie de dire que tout le monde en ruisselle, mais est-ce que le malaise se dissipe ?
      Bon dimanche Aifelle, pas de souci avec les phrases, j'ai tendance à aller trop vite aussi et je vous comprends tout à fait.

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  8. PS. Pardon pour les répétitions et les phrases bancales, je ne me suis pas assez relue, j'ai voulu faire trop vite.

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