19 juin 2015

Lire Écrire Vivre

Traduction de Alain Lance et Reante Lance Otterbein
Christa Wolf en 1963 © Eckleben, Iren, Bundesarchiv.
Ce livre contient une série de textes et discours, inédits en français, rédigés par Christa Wolf entre 1966 et 2010. Le plus central à mes yeux est celui qu'elle consacre sur une cinquantaine de pages à la prose et à l'écriture, écrit en 1968,  et sur lequel je reviens en détail ici. D'autres chapitres sont néanmoins cruciaux pour l'auteur de l'Allemagne socialiste : Le point aveugle (2007) aborde la question de la mémoire et de la culpabilité de son pays pendant le nazisme pour aboutir à une réflexion sur un certain «mutisme» de Goethe ; La vérité qu'il faut affronter(1966) est une magnifique réflexion sur la prose héroïque de Ingeborg Bachman ; enfin Maintenant il faut que tu parles relate la prise de parole courageuse de l'auteure lors du onzième plénum(1965) du comité central du parti socialiste de RDA qui marqua la rupture des intellectuels avec le pouvoir. 
La compilation propose aussi deux écrits où Christa Wolf dépeint avec un sourire affectueux la vie commune avec son époux, le diplomate et essayiste Gerhard Wolf ainsi qu'un bref portrait de Uwe Johnson rencontré à plusieurs reprises. 

Christa Wolf entre dans le cœur de son raisonnement sur la thématique du «lire et écrire» avec un paragraphe qu'elle tient dans la ville de Gorki, sur la Volga, où elle est déjà venue auparavant : J'écris cela assise au bureau poussiéreux de l'hôtel «Rossia» : dans la conscience du présent – de ce fleuve là-bas par exemple, et de toutes les expériences réelles ou rêvées qui, pour moi, s'associent à lui – j'écris sur un événement antérieur, pendant le déroulement duquel – suivant à tâtons une chaîne d'associations – je me souvenais non seulement des événements encore plus antérieurs, mais aussi des pensées et des souvenirs passés et qu'en plus surgissait en moi la possibilité que tout cela puisse un jour, à l'avenir (qui, en ce moment, est le présent) devenir, d'une façon ou d'une autre, significatif. Par exemple du fait que je le décris. 
Cette expérience est courante, fait partie de notre psyché moderne, le moment est presque extensible à l'infini, porte en lui une foule d'expériences possibles alors que les cinq minutes écoulées demeurent cinq minutes. Voilà ce qui sauve la prose, l'expérience humaine, avec une profondeur qui peut être transcrite.
Notre cerveau est suffisamment différencié pour approfondir presque à l'infini l'extension linéaire du temps – appelons cela surface – par le souvenir et la prévision. Quand la société ne sait pas suffisamment exploiter cette capacité énorme, nous nous ennuyons. Et cela pourrait être non seulement ennuyeux mais préoccupant. Si l'homme a acquis et développé cette profondeur, c'est parce qu'elle lui a été utile en société au fil des âges. Elle est la résultante de besoins insatisfaits, de tensions qui en découlent, de contradictions et d'efforts inouïs que font les hommes pour se dépasser ou, peut-être, pour se trouver. [...] nous ne devons donc pas la sacrifier à la superficialité. 
L'auteur évoque ensuite un souvenir d'elle, allongée à quatorze ans dans un sillon de plants de pommes de terre, avec le silence et un lézard qui se dore au soleil sur son ventre. Il y aurait des bombardements la nuit et des morts ; elle est heureuse et ne devrait pas l'être. Sentiment ambigu qui annonce ceux de la maturité. Une scène sur laquelle se penche l'adulte bien des années après, qui ont travaillé en même temps sur elle et sur ce moment du passé. Il y a beaucoup à écrire de cet instant étiré, mais qu'en ferait le cinéma ? Une scène dont on ne peut pas tirer grand-chose, qui n'a pas de légende. [...]..., rien que la caméra puisse filmer. Un metteur en scène décidé à renoncer au monologue intérieur en serait réduit au désespoir [...]. Et d'en conclure que la prose devrait être non transposable à l'écran. La littérature en prose n'a pas pour objet d'assembler des éléments préfabriqués mais de donner aux autres le courage de faire leurs propres expériences. 

La superficialité est une des raisons pour lesquelles Wolf se distancie de son contemporain Robbe-Grillet. Ce dernier, qui a voulu avec son nouveau roman «constituer la réalité», en est venu à donner une minutieuse description d'un monde d'objets dont l'homme numéro matricule ne se détache plus guère comme l'individu capable de résister, de protester, de se révolter. Mais pour Christa Wolf l'«être-là» des choses n'est ni possible ni souhaitable dans le roman, car l'art ne peut se passer de la médiation de l'artiste, chargé de projeter sur la page blanche la confrontation entre le monde et lui. 
Elle illustre ce point en soulignant l'importance de la nouvelle Lenz (1839) de Georg Büchner, compte-rendu réaliste des troubles nerveux d'un schizophrène (basé sur le journal du pasteur Oberlin), peut-être le premier texte jamais écrit à la troisième personne de l'intérieur de la folie. Büchner initie la quatrième dimension de l'œuvre qui, outre les trois conventionnelles et fictives des personnages, est celle du narrateur. C'est cette coordonnée de la profondeur, de la contemporanéité, de l'inévitable engagement qui détermine non seulement le choix du sujet, mais aussi sa coloration.

Le physicien Heisenberg avoue que le langage moderne peine à décrire avec précision les processus découverts par la science moderne. Pour décrire les plus petites particules de la matière et leurs paradoxes, il est nécessaire, explique Heisenberg, d'utiliser la «peinture par les mots» qui ont pour tâche «d'évoquer dans l'esprit de l'auditeur, par l'image et la parabole, certaines relations qui lui indiquent la direction, sans vouloir le forcer, par des formulations univoques,  à préciser un raisonnement précis.» «Comme les poètes», ajoute encore le physicien. 
Au-delà de ce défi explicite, s'appuyant sur les affinités de l'évolution des sciences dures et des sciences humaines, Christa Wolf développe l'idée d'un «prose épique» (comme Brecht tenta un théâtre épique afin de stimuler une pensée dialectique) afin de poser des questions urgentes dont les résultats seraient aussi provisoires et difficiles à formuler que ceux des physiciens. Une prose qui aurait le courage de se comprendre comme un instrument – acéré, précis, efficace, souple – et qui se considérerait comme un moyen et non comme une fin en soi. Un moyen de faire advenir le futur dans le présent, et ceci pour chaque individu [...]. Nous nous cramponnons aux conventions, nous renforçons des contenus de pensée anciens plutôt que d'en chercher de nouveaux. Au lieu d'inquiéter et de pousser à l'action, nous tranquillisons.  Il semble que la prose ne soit pas parvenue à l'ère scientifique. C'est cela qu'il faudrait déplorer, et non l'éventuelle disparition du roman : seul disparaîtra  ce dont on n'a pas vraiment besoin. 

L'affinité de la création littéraire avec les sciences dures s'arrête au moment de constater que ce que l'écrivain découvre sur l'homme vivant en société peut être considéré comme «vrai» sans qu'aucune preuve de son «exactitude» ne soit requise, comme c'est le cas pour toute conclusion scientifique. Il existe une vérité au-delà du monde important des faits. [...]. Il serait donc juste de dire qu'en écrivant nous devons réinventer le monde ? 
La haute conception que Christa Wolf veut avoir de la prose est explicitement rattachée à une «société socialiste» qui exclut l'ordre fasciste ou toute idéologie bourgeoise qui tend à gommer l'individu. L'idée d'humanisme imprègne à tout moment la vision de l'écrivaine sur la littérature. La prose crée doublement de l’humain : par l’écriture et par la lecture. [...].Elle aide l'homme à devenir un sujet.

Puis de rappeler l'inquiétante intrication entre «matière» et «auteur» que Wolf perçoit lors de sa visite de la mansarde de Dostoïevski à Saint-Pétersbourg, là où est né le personnage Raskolnikov. Mais qui pourrait encore douter que ce Saint-Pétersbourg que nous croyons pourtant tous connaître, cette sombre tour de Babel humaine, aurait jamais existé si elle n'avait pas été vue par l'imagination surchauffée d'un écrivain malheureux ? 

Qui pourrait nier que nous vivons autant avec Raskolnikov, Anna Karénine et Julien Sorel qu'avec Napoléon ou Lénine ?
Saint-Petersbourg © Inge Morath (1967)
Bibliographie traduite de Christa Wolf.

6 commentaires:

  1. Un essai qui a tout pour me passionner ! La réflexion sur la profondeur correspond si bien à l'écriture et aussi à la lecture (je la ressens tellement fort en relisant Proust ces jours-ci).
    Quant à la dernière citation, sur ces personnages qui nous accompagnent, ils appartiennent à cette dimension supplémentaire que la littérature apporte à notre vie de lecteurs, c'est vrai.

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    1. Que de dimensions dans la lecture... Au fond, nous sommes privilégiés de le savoir et d'en bénéficier!
      Parmi les réflexions sur la littérature, je lis depuis quelques temps un livre de l'espagnol Javier Marías, "Littérature et fantôme", et il y a là aussi beaucoup à pêcher. J'en ferai un habituel compte-rendu à la mi-juillet au plus tôt.
      (J'aimerais en terminer – enfin ! – avec la mise à jour de mon site photos et puis il y a encore des jours d'escapade.)

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  2. j'ai repéré le livre en librairie et je vais sagement attendre de le trouver à la bibliothèque
    Une auteure intéressante par son parcours un peu hors norme

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    1. C'est une auteur engagée, comme on dit.
      Comme on disait, devais-je dire, il semble qu'il y ait si peu d'écrivain qui le sont encore (ou bien ils le sont tous devrais-je dire). Erri de Luca m'a paru être parmi les plus convaincants.

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  3. Ah... Quel plaisir que ces lignes consacrées à une auteure que j'ignorais... Et dont je vais me faire un autre plaisir que de la découvrir.
    Merci pour cette présentation qui nous ramène à un temps et à un lieu que la mémoire collective actuelle, à très court terme, a complètement occultés et à un exercice qu'on qualifiera d'un mot très démodé, pour ne pas dire obsolète : intellectuel.
    Marie-Hélène

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    1. Je ne serai pas aussi pessimiste que vous : si le public a tendance à s'en désintéresser – mais le grand ne l'a-t-il pas toujours fait ? – il y a encore beaucoup qui se font entendre dans une presse et des livres choisis. Mais en effet, le temps est beaucoup au futile et au divertissement grossier. Sans être élitiste – il y a un temps pour chaque genre plaisir – j'apprécie les intellectuels.

      Merci en tous cas, Marie-Hélène, pour votre encourageant commentaire.

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