12 avril 2016

Misère du roman (2)



(Suite)

Littérature, futur antérieur (Conférence de Rimini, siècle passé)

Quelle idée de convier Jean Rouaud à une rencontre pour débattre du film, du vidéo-clip et de la narration virtuelle ! Je le soupçonne de l'avoir acceptée pour pouvoir se permettre de clamer fort son indéfectible attachement à la phrase, celle qui appartient à la Littérature, "cette forme très haute de création qui vise à la libre interprétation du réel, de la vie du réel, par la poétique du verbe".

Qu'est-ce que la narration virtuelle d'ailleurs ? Des gens qui ont bien plus d'idées que ces pauvres romanciers, des gens qui, s'ils s'y mettaient, on verrait ce que c'est, mais face à la page blanche, juste une phrase puis rien. "Des grands romans en puissance, en somme, qui ne voient jamais le jour, (...) de grands romans au bénéfice du doute puisqu'ils demeurent à l'état de volonté, selon cette idée couramment admise que les plus beaux livres sont ceux qui n'ont pas été écrits". Et ils proposent alors à un ouvrier "tourneur-phraseur", Rouaud se l'est vu proposer, d'accoucher pour eux de leur histoire. Mais "ce qu'ils ne savent pas les romanciers virtuels, c'est que le roman, c'est d'abord un avatar de l'écriture, et qu'évidemment écrire c'est une autre histoire".

Le roman est une affaire d'écriture, plus que l'histoire pour laquelle le téléfilm fait aussi bien l'affaire. Si l'on veut qu'on lise des romans, de grâce, livrez-nous mieux que ces empilements de "sujet-verbe-complément" laconiques que l'on voit dans la production livresque et qui s'autorisent d'autant la surproduction que l'on court vers eux. Voilà je l'ai dit. Ce n'est pas Rouaud qui me contredit lui qui lance ses longues phrases "comme des filets à la mer", ses phrases qui... : mais je vous en propose une demain, de sa belle "écriture ondulatoire" qui vaut une page marquée.

Alors que faire de la "longue phrase arachnéenne capturant tout sur son passage", puisqu'elle ne se case pas au cinéma ? Où d'autre vivrait-t-elle que dans le roman ? On imagine bien des cartons glissés entre les scènes comme au temps du cinéma muet, mais ce seraient des cartons bavards, des cartons romans, et on pourrait bien enlever les images entre eux...

Si le genre du roman passait à la trappe, si l'on n'avait plus envie de se raconter des histoires avec de belles phrases, Jean Rouaud s'imagine assis sur un coin de trottoir, un petit carton appuyé contre une sébile :"Et c'est là que je retrouve mes cartons de cinéma. À raison d'un carton par jour, sur mon coin de trottoir, je réinvente en écriture serrée, pour des lecteurs de passage, le roman feuilleton. La littérature, qui continuera ainsi à vivre de ses lecteurs, est une affaire à suivre".


L'usine et la mosquée  (Le Monde de l'éducation, 2001)

L'usine et la mosquée, on reconnaît les deux pôles flaubertiens, madame Bovary et saint Antoine. Lorsque Flaubert lit la tentation à ses amis Bouilhet et Du Camp, la recommandation tombe avec un  cri d'effroi du jeune blond de Croisset : la poésie n'est plus de ce monde industriel, productiviste et affairiste. 


Au milieu du dix-neuvième siècle, à l'heure du sacre de la bourgeoisie, la poésie est perçue comme une tare. Le réalisme s'impose comme la vision unique et il fait du roman sa chasse gardée. Que faire de ceux qui à la place d'une usine voient une mosquée ? "Et pour mieux nous en convaincre, depuis 1835, la voix relève du suffrage censitaire - c'est-à-dire qu'une voix ne vaut que ce qu'elle vaut – et non du chant. (...)... un chant placebo à mettre dans le même sac de corde que la broderie, l'aquarelle et la décoration florale". 

Pourtant en 14-18 la poésie semblera la seule réponse à la boucherie humaine, proposant "sa caution élégante et désincarnée à la mise en place d'un tragique meilleur des mondes". Et aujourd'hui, les scientifiques font les yeux doux à notre réprouvée en citant Baudelaire et Eluard. Car on se méfie de l'inconscient. 

Alors : "La petite poésie avec sa réserve d'émotions enchâssées dans une poignée de mots, avec sa micro-connaissance encyclopédique de la difficulté d'être et de la beauté des choses, tenant tête aux accélérateurs de particules et aux manipulateurs de cellules ?"

La maison des Flaubert à Croisset (à gauche, seul le pavillon subsiste)

11 commentaires:

  1. la narration virtuelle ? là c'est même au delà de ce que je peux imaginer
    je vous lis avec intérêt mais c'est loin de me réconcilier avec la littérature d'aujourd'hui, souvent je me dis que c'est un effet de l'âge, que je radote en me centrant sur des auteurs "sûrs" et que je suis injuste de dénigrer les écrits d'aujourd'hui mais je vois que je ne suis pas seule, ouf ça rassure

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    1. Je ne sais pas trop ce que c'est, cette narration virtuelle, je découvre avec la communication de Rouaud.
      Je trouve qu'on oublie souvent la forme, la belle écriture au profit de récits qui tiendraient bien dans un téléfilm (mais c'est plus cher).
      Les phrases courtes ne me dérangent pas, il y a des contemporains qui en font un bel usage, maniant le ton, l'atmosphère, le rythme pour en faire de belles littératures. Mais j'avoue que parfois en retrouvant Balzac, Faulkner, Proust, Flaubert dans certaines envolées, je respire...

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  2. Je m'attarde sur la maison de Flaubert ; le pauvre il aurait du mal à reconnaître le paysage, si dénaturé, autour de sa maison et il serait victime d'une pollution visuelle et atmosphérique de premier plan...
    Pour revenir au sujet, les réseaux sociaux ne facilitent pas non plus la pratique de longues phrases travaillées !

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    1. Vous connaissez un peu l'endroit ?
      Les phrases courtes, sans musique : les réseaux sociaux,oui.
      Et je faisais il y a peu la réflexion à ma compagne que les écrans qui tendent à devenir de plus en plus petits (témoin la dernière génération de smartphones Apple qu'on loue pour être la seule à construire des rétrécis si performants), ne facilitent pas les choses...
      Je parie que la phrase que je donne demain s'y trouverait empêtrée comme l'albatros de Baudelaire...

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  3. Oui je connais l'endroit, il se trouve juste à la sortie de Rouen, où j'habite. A chaque fois que je passe devant, je me lamente en pensant à lui, à la disparition de sa maison et à l'horrible zone industrielle qu'il aurait devant le nez aujourd'hui. Plus trace de campagne. Le pavillon qui subsiste se visite, ainsi que l'appartement de son père (donc de son enfance) à l'ancien Hôtel-Dieu de Rouen.

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    1. Je n'ai jamais eu l'occasion de visiter l'endroit. Nous vivons les changements du paysage à tous les niveaux, ma ville Liège est bien peu reconnaissable depuis la moitié du vingtième siècle. Heureusement il reste des photos d'archives où j'aime parfois rêver.

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  4. C'est très intéressant, ce qu'écrit Jean Rouaud, un auteur que j'aime beaucoup. Comment se procurer l'intégralité de sa conférence ? Cela me fait toujours tellement plaisir de lire de vraies phrases, longues, sinueuses, dans lesquelles l'imagination se love avec délectation.
    Bonne journée.

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    1. Bonjour Bonheur, les trois conférences de Jean Rouaud sont reprises intégralement dans ce recueil "Misère du roman" chez Grasset (2015) dont j'ai fait un double compte-rendu. Au-delà de ses idées, que certains trouvent «réac», l'expression écrite de cet écrivain m'enchante.
      Voir chez Grasset :
      http://www.grasset.fr/misere-du-roman-9782246857310

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  5. Bonsoir
    Allez-vous participer à notre mois Robbe-Grillet?

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    1. Je trouve amusant/pertinent que votre question/proposition se place ici.
      Je vous répondrais oui si je n'avais pas plusieurs autres projets de lecture en attente (Faulkner en tête et puis "Rouvrir le roman" de Sophie Divry, où il est sans doute question du nouveau roman) et bien trop peu de loisirs pour le faire ces prochaines semaines. Désolé, Sibylline.
      Et puis Robbe-Grillet n'est pas de ceux qui m'enthousiasment ("Les gommes" et "Les faux-monnayeurs" de Gide, sont mes pires souvenirs scolaires... mais rien à voir).
      Je lirai volontiers ce que les lecteurs proposeront et, qui sait, irai-je enfin vers l'ami de Lindon ?
      Bien cordialement, bonne soirée.

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