29 octobre 2016

Comprendre le chaos syrien


L'historien de la Méditerranée Fernand Braudel a coutume de donner la formule «cœur dangereux du monde» lorsqu'il évoque la Syrie, devenue aujourd'hui un champ de ruines. L'actualité le confirme chaque jour, cette région est plongée dans un chaos indescriptible, dont ce livre propose d'éclairer les causes et possibles issues. Il est l'œuvre d'Alexandre del Valle, essayiste géopolitologue au parcours politique (courant libéral conservateur) parfois controversé et de la politicienne franco-syrienne Randa Kassis, représentante de l'opposition laïque et démocratique au régime de Bachar El-Assad.  
L'exemplaire en ma possession (remerciements aux éditions de l'Artilleur (Toucan) et à Babelio) est la seconde édition (2016) de l'ouvrage publié en 2014, dont une cinquantaine de pages ont été mises à jour.

Les attentats terroristes commis de 2012 à 2016 ont révélé au grand jour "une menace latente et enracinée, connue de tous les experts et (ir)responsables politiques depuis plusieurs décennies." Cette phrase résume la position des auteurs : ils insistent sur l'irresponsabilité des dirigeants occidentaux qui se sont positionnés contre le régime de Bachar El-Assad (chiite), envisageant même un renversement par la force,  alors que la rébellion armée (sunnite) est dominée par des légions djihadistes internationales (Daech n'est que l'une d'entre elles) "dont le projet politique n'est pas la nation syrienne et encore moins la démocratie, mais le califat universel". Renverser le régime syrien en place avec sa terrible répression, oubliant les échecs en Irak et en Libye, autoriserait les islamistes à régner sur le chaos.  

Au plan géopolitique, la situation est évidente : "... la Syrie est devenue aujourd'hui, avec l'Irak et le Liban, le théâtre majeur d'un affrontement régional auquel se livrent par procuration l'Iran chiite et ses ennemis sunnites du Golfe, Arabie saoudite en tête, dans le cadre d'une triple guerre totale, politique, religieuse et économique. L'enjeu n'est ni plus ni moins le leadership du monde musulman et l'extension de la profondeur stratégique de chacun des deux camps."

Sunnisme et chiisme dans le Moyen-Orient aujourd'hui

Une autre dimension du conflit s'apparente à une «nouvelle guerre froide» : de l'Ukraine au dossier nucléaire iranien, en passant par  la revendication d'un nouvel ordre mondial multipolaire, on retrouve d'une part les puissances occidentales liées aux parrains sunnites des rebelles syriens (Arabie, émirats arabes) et d'autre part le tandem Russie-Chine, proche de l'Iran, défenseur de la souveraineté syrienne et hostile à toute ingérence de l'Occident dans les affaires de l'État syrien.

La solution pragmatique préconisée dans l'ouvrage passe par l'implication de tous les protagonistes, y compris Bachar El-Assad et ses alliés russes et iraniens. Un fédéralisme syrien préserverait ensuite l'unité nationale et le respect du pluralisme politique et ethno-religieux.

Le livre (440 pages) comporte cinq chapitres auxquels s'ajoutent un glossaire d'une centaine de termes et un index indispensable. Le seul regret ira aux deux seules cartes, trop petites et en noir et blanc, aux nuances indiscernables.

Le premier chapitre revient sur l'histoire du pays et en particulier sur la naissance du nationalisme arabe au Proche-Orient. On découvre, dès 1940, une idéologie panarabiste hostile aux minorités ethniques, au détriment de la démocratie.

Le deuxième aborde la question du printemps arabe, les révolutions initiées en 2011 et leur récupération par les islamistes, du Maghreb au Proche-Orient.

Le troisième chapitre aborde les minorités, les alouites en particulier que les médias réduisent, hélas, au régime dictatorial en place : "Grâce au concours de hauts initiés alouites réfugiés en Europe [...], le présent ouvrage révèle pour la première fois au grand public les secrets de cette religion mystérieuse et fermée que les adeptes n'ont normalement pas le droit de révéler."
La question des minorités est centrale : la région rassemble plus de 30% de minorités religieuses (chiites, alouites, chrétiens, druzes, ismaéliens,...) et ethniques (Kurdes, Arméniens, Assyriens, Turkmènes,...) contre 65% d'arabes sunnites. On peut penser que les minorités dépassant à peine 30%, la majorité sunnite l'emporterait démocratiquement, mais c'est oublier que ces franges valent plus que leur poids démographique du fait qu'elles représentent un large partie des élites politiques, intellectuelles et militaires du pays. Elles apparaissent essentielles face à une majorité démographique de plus en plus gagnée par l'islamisme radical.

La quatrième partie du travail décrit la spirale de la guerre civile avec l'internationalisation du jihad syrien, tandis que la cinquième se penche sur les sorties de crise.

Soulignons l'introduction de l'essai (16 pages), remarquable et limpide, qui permet d'intégrer de manière synthétique et efficace la complexité du problème syrien.



Je ne serais pas complet sans noter une critique nette de Alexandre del Valle envers plusieurs nations occidentales, dont le "Royaume de Belgique". Afin de se prémunir contre la menace terroriste islamiste, considérant qu'il faut d'abord identifier ceux qui le font prospérer, l'auteur accuse le laxisme aveugle des démocraties occidentales. Une longue note de bas de page – dont les petits caractères n'éclipseront pas l'importance – accuse la Belgique (ainsi que l'Italie et la France) d'avoir légitimé institutionnellement le totalitarisme islamiste sunnite (largesses à Riyad dès 1968, subventions lors du "Pacte scolaire", etc...). Ceci était déjà pointé en 2002 dans un essai (controversé) de l'auteur français, "Le totalitarisme à l'assaut des démocraties". 

Article complémentaire : "Réformer la religion".

Signalons la parution récente de "Nos très chers émirs" (Chesnot-Malbrunot).

Voir aussi l'article "Crimes et châtiments"  du 10 février 2016.

14 commentaires:

  1. il vient également de sortir un livre "nos très chers émirs" que j'ai l'intention de lire, certes un peu plombant pour le moral mais il est important de ne pas rester à la surface des choses
    votre billet y aide

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    1. C'est vrai, plombant pour le moral, et si l'on suit les informations nationales et internationales, en ligne ou en télé/radio, on a envie de zapper. Je me dis que je peux si peu changer les choses, que le moins est encore de bien m'informer.
      Merci Dominique, bon week-end.

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    2. Merci de signaler "Nos très chers émirs" (Chesnot-Malbrunot).

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  2. Merci pour ce compte rendu et de vous attarder sur cette note critique. Il semble que la Belgique (l'Europe?) n'ait pas encore pris la mesure de ses dangereuses alliances.
    C'est peut-être simpliste, mais je me demande souvent pourquoi on ne pose pas en principe, lorsqu'on passe un accord, la nécessaire réciprocité des tolérances (entre autres religieuses).

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    1. Votre question est très pertinente, les remarques simplistes le sont souvent et on en fait trop peu.
      Les dangereuses alliances ne sont pas le fait de la seule Belgique, bien entendu.
      Il y a certainement aussi, lorsqu'on évalue toutes les composantes d'une situation compliquée, des accords qui résultent d'équilibres et d'enjeux très subtils (Les belges en savent quelque chose).

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  3. Votre billet est éclairant. Il y a des jours où je renonce à suivre, tellement ça me paraît compliqué et puis le lendemain je réécoute analyses et auteurs parce que, en effet, c'est important d'essayer au moins de saisir les enjeux et d'aller au delà des gros titres.

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    1. Je suis heureux d'avoir pu vous éclairer sur la situation syrienne. Deux ou trous grandes lignes et on saisit les enjeux.
      Il reste une zone obscure, c'est La Turquie au rôle ambivalent (elle fait quand même partie de l'Otan et candidate à l'Europe) et quand on voit que Erdogan propose de rétablir la peine de mort, après ses nettoyages intérieurs, je me pose quelques questions.

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  4. Bonjour christw, merci pour ce billet qui m'éclaire déjà sur la situation dramatique de la Syrie. Cette partie du monde est bien malmenée et c'est les civils qui trinquent. N'oublions pas que tout a commencé après 1918 avec la chute de l'Empire ottoman. Bon dimanche.

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    1. Historiquement les problèmes sont nés là-bas à la chute de l'empire ottoman, après 14-18, c'est bien de le rappeler, merci Dasola.
      Bon dimanche.

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  5. Soyez remercié pour ces éclaircissement. Tout semble, et est, si compliqué. Toutes ces minorités qui mériteraient chacune un livre entier. Ces religions que je connais mal, la presse qui en dit ce qu'elle veut plus que ce qu'elle sait...
    Bon week-end.

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    1. Les impératifs des médias, pour des raisons plus ou moins acceptables, ne sont pas nécessairement en adéquation avec la bonne information.
      Je reviendrai sur la conclusion des auteurs qui insiste sur le rôle des nouveaux intellectuels arabes qui invitent la région à sortir d'une spirale obscurantiste.

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  6. Billet très important et je ne peux pas m’empêcher de lire le maximum de choses sur cette région du monde, je suis proche de chrétiens irakiens et je trouve qu'on ne parle pas assez de leur drame ; Ils ont tout perdu et ne reviendrons pas dans leur pays, ils n'ont plus confiance .

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    1. Les minorités, les chrétiens en particulier, sont bien mal placés là-bas.
      Le fondamentalisme fait qu'aux yeux du monde, l'islam est associé à la violence et au terrorisme, c'est triste.

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    2. Le livre de Del Valle-Kassis consacre un long chapitre aux minorités en Syrie.

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