11 novembre 2016

Le bruit et la fureur (2) : Caddy insaisissable

© garciala.blogia.com

[Celles et ceux qui ne connaissent pas le récit liront utilement le résumé proposé sur Wikipédia]

Tout ce que Faulkner a dit sur la genèse de ce roman conduit à l'image de la petite fille perdue dès que rêvée et à la tentative de la retenir sur la page. On peut penser que les trois frères Compson sont un reflet de la fratrie de l'auteur : il eut deux frères cadets et le personnage de Candace – Caddy – figurerait la sœur qu'il n'a pas eue. [*]

Dans l'introduction courte de 1933 (reprise dans le Foliothèque page 200), Faulkner écrit : "... dans Le bruit et la fureur, j'avais mis la seule chose en littérature qui parviendrait jamais à m'émouvoir profondément : Caddy grimpant dans le poirier pour regarder par la fenêtre la veillée funèbre de sa grand-mère tandis que Quentin, Jason, Benjy et les Noirs lèvent les yeux vers son fond de culotte souillé de boue."

Le roman comporte quatre parties dont trois disent chacune le récit à travers le regard d'un fils Compson. Chaque section voit un des frères manifester un désir d'appropriation d'une Caddy qui leur échappe (la haine pour Jason). Miroir de leur désir ou de leur rancœur, elle n'est que vision fugitive, nom, son, odeur. Il n'y a pas de section pour Caddy, son statut narratif est différent, elle est un "personnage focal et absent, qui ne saurait être sujet d'un discours, seulement l'Autre des discours". Caddy existe «en creux», inaccessible, l'Altérité même, au cœur du projet de l'auteur ; elle n'a pas la parole et n'est que l'objet du discours masculin de la dépossession, de l'impuissance et du ressentiment.

Mauvaise tête et courageuse, sœur attentive et aimante (pour Benjy), compréhensive (envers Quentin, qui l'aime incestueusement), victime impuissante (de Jason méchant et jaloux), cette "petite fille têtue et affectueuse"  traduit l'amour de l'auteur pour sa créature romanesque. [**]

De sorte que Caddy excède largement ce que l'on pourrait déduire de sa position narrative : "Elle se dessine en trois dimensions d'être maintenue au centre de trois discours particuliers, et elle devient un personnage composite, complexe, proche sans rien perdre de sa distance et de son mystère, un personnage qui de la petite fille volontaire à la jeune femme déchirée possède une longue histoire tragique et une longue familiarité de la mort envisagée. C'est le seul personnage tragique du roman."

J'ai apprécié le paragraphe de François Pitavy intitulé "Résistance de Caddy" : il y insiste sur la manière dont elle résiste à l'enfermement dans le discours masculin mais aussi aux différents discours qui pourraient  lui dénier le statut de personnage : sa présence se dessine tant qu'elle devient un personnage inoubliable.

La liberté du romancier fait que les êtres ne s'arrêtent pas de vivre à la fin du roman. En 1945, Faulkner est amené, alors qu'il est au plus bas de sa réputation aux États-Unis, à écrire une anthologie qui inscrit ses personnages dans l'histoire du Sud américain (Yoknapatawpha) : il s'agit de ce qu'on appelle "L'appendice Compson" (inclus en partie dans le Foliothèque, page 182). On y trouve la destinée de chaque personnage, ce qui constitue pour moi un aspect passionnant de l'âpre roman, d'autant que la section consacrée à Caddy (6 ou 7 pages) est brillamment écrite.

Faulkner confia à Jean Stein en 1956 que ce texte est "une dernière tentative pour en finir avec cette histoire et en délivrer mon esprit et avoir enfin la paix à ce sujet".

Le mariage de Caddy, qui fit le désespoir fatal de son frère Quentin, mena à un divorce rapide et elle se remaria à nouveau avec un petit potentat du cinéma en 1920 pour divorcer en 1925, puis on la perd de vue. Mais l'intérêt renaît vivement : en 1945, une bibliothécaire de Jefferson qui connut Caddy à l'école voit dans un magazine la photo d'une jeune femme sur fond de Canebière, en voiture de sport et en compagnie d'un officier allemand : c'est le portrait craché de Caddy. La bibliothécaire fait le voyage pour la montrer au frère, Jason, puis à Dilsey, la servante noire qui éleva les enfants Compson : "... il faut que nous la sauvions ! "

Le personnage n'a jamais quitté la mémoire de l'auteur et il poursuit le chemin de sa damnation, mais sans l'avérer, car s'agit-il bien de Candace Compson sur la photographie ? Le rôle est maintenu, une Caddy tenue à distance, inaccessible : une "figure belle et sans âge, froide, sereine et damnée", dans un magazine.


[**] François Pitavy livre une jolie analyse du rapport du créateur au personnage de la petite fille via "Ode sur une urne grecque", de John Keats que Faulkner considère comme le modèle du poète : le poème affirme "l'immortalité de l'acte poétique, puisque l'amant immobilisé au flanc de l'urne jamais n'atteindra l'aimée et donc maintiendra intacte l'incandescence d'un désir qui jamais ne s'épuisera dans la consommation". (À lire page 29 du Foliothèque).

[*] Dans "Une vie en romans" (André Bleikasten), page 82, il est rapporté que la turbulente cousine Sallie Murry, garçon manqué inséparable des trois garçons Falkner, fut probablement le modèle de Caddy. 

Cf Le bruit et la fureur [1]

18 commentaires:

  1. magnifique billet, c'est un vrai plaisir de savoir que plusieurs de ses romans me restent à découvrir
    je suis en ce moment très en panne de lecture n'arrivant pas à fixer mon attention mais cela devrait finir par passer et Faulkner fera sans doute partie de mes prochaines lectures

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    1. Tant mieux si vous vous enthousiasmez ! Gardez à l'esprit que ce roman-ci bénéficie beaucoup du foliothèque, car la première partie (celle du discours de l'handicapé mental Benjy) est particulièrement difficile à assimiler et il peut survenir du découragement.
      Bonne journée, bon week-end Dominique.

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    2. J'ai parfois cette difficulté de me concentrer sur la lecture. Je crois que c'est normal, nous avons lu et lirons encore tant !

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    3. Zarathoustra26 juillet, 2017

      Je viens de le lire 2 fois, je pense que c'est obligatoire pour tout saisir... et je trouve que la partie de Quentin est bien plus ardue que celle de Benjy finalement... Il y a pas mal de phrases que je n'ai toujours pas comprises comme "Quentin a tué les voix à travers le plancher, Quentin a tué Herbert" etc... je suis dans le flou total, j'ai beau chercher sur le net, à part un petit résumé de l'histoire des personnages et quelques références aucune analyse détaillée... si quelqu'un pouvait m'éclairer j'en serais heureux. Même Wikipédia ne donne pas assez d'explications contrairement à ce qu'on y trouve pour le Ulysse de Joyce par exemple.

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    4. Cher Monsieur Zarathoustra, j'ai envie de vous renvoyer à une boutade de Faulkner qui, à une lectrice qui lui avouait n'avoir rien compris à son livre malgré deux lectures, répondit : « lisez-le une troisième fois...».

      Vous trouverez les meilleures informations sur "Le bruit et la fureur" dans l'ouvrage de François Pitavy (Foliothèque) référencé dans l'article, je ne peux que vous y inviter.
      Et croyez-moi, la meilleure façon de comprendre Faulkner est de le lire très attentivement, et non pas d'y trouver des explications toutes faites sur le net. Faulkner se mérite.
      Voilà, je vous ai répondu, malgré votre incognito. Si vous ne vous adressiez ici sous le couvert d'un nom d'emprunt, nous aurions pu avoir un échange plus fructueux, qui sait ?

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  2. Il faut que je relise ce livre. Là j'ai commencé tandis que j'agonise...

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    1. Oui je me souviens que vous lisez "Tandis que j'agonise". Je ne sais si vous avez une version commentée, je trouve que c'est mieux. Je lirai votre billet de cette lecture, je suppose qu'il en viendra un.
      Je me tâte avant de reprendre un autre roman de Faulkner, je me demande s'il en vaut pas mieux acheter un volume Pléiade (en occasion éventuellement) pour avoir une version bien commentée, même si j'ai pu lire que le tome I (avec le roman que vous lisez justement) n'est pas trop bon, côté dossier.

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  3. Oui, il y a tant à voir dans les récits de Faulkner à multiples facettes, sans jamais qu'on puisse toutes les épuiser - votre analyse le montre très bien.

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    1. Croyez bien que j'aurais été incapable, sans l'aide d'un commentaire avisé (foliothèque Pitavy), d'arriver à produire et de synthétiser un telle analyse.

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  4. J'ai beaucoup de retard dans la lecture de vos billets...mais on peut dire qu'il est intemporel, n'est-ce pas?
    Comme Dominique je vous remercie pour ce très beau et intéressant billet. Vous savez que j'aime vraiment beaucoup Faulkner.
    En vous lisant je me disais que souvent des écrivains creusent encore et encore les mêmes sujets jusqu'à se délivrer d'une obsession, d'un cauchemar ou autre.
    Bonne journée, mes amitiés à Annie.

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    1. N'allez surtout pas culpabiliser pour ce genre de retard, vous êtes bienvenue quand vous le souhaitez.
      Content de partager cet intérêt pour Faulkner.
      Je vous transmets les amitiés d'Annie.

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  5. Bon, j'ai mis la main sur le poche (mais pas sur le Pitavy), et après lecture de la préface, où on explique en gros qui est qui et les différentes périodes, je me suis lancée! Pour l'instant, j'ai survécu. Oui, expérience de lecture, c'est certain. Voir si j'accrocherai jusqu'au bout. ^_^
    (et j'aime bien quand un blog a défriché le terrain et redonne envie, c'est le bon côté des blogs)

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    1. Vous me faites plaisir en saluant le "défrichage", c'est un des buts. Ne vous découragez pas dans la partie Benjy, la suite est plus digeste.
      Et le Pitavy, ce serait quand même bien.
      Bon courage, bonne lecture !

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  6. J'ai terminé la partie Benji, oh mais c'est que c'est formidable! Pas de souci particulier (à part une ou deux hésitations), grâce à la préface qui donnait le nom des personnages et quelques idées sur les événements. J'ignore si j'ai bien fait de la lire, je ne saurai jamais quelle aurait été mon impression si j'étais partie sans munitions...

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    1. Le monde vu par le cerveau d'un attardé mental est singulier, «brut de coffrage». Restituer ce regard est une gageure.
      Honnêtement, je n'ai trouvé la partie Benjy formidable (même en ayant assimilé la préface) qu'après l'avoir mesurée dans toute sa subtilité à la lumière du Foliothèque.

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  7. Là je suis avec Quentin, au début cela paraissait une narration 'normale', mais fort heureusement (!) c'est devenu plus compliqué que cela...

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    1. C'est ma partie préférée, il y a plus de poésie. Beaucoup de soleil, j'ai trouvé, c'est curieux.
      Pitavy écrit ceci sur le regard de Quentin : "La vision de Quentin est souvent subtilement gauchie, morcelée, tremblée, voire tourbillonnante."

      Il caractérise la partie Benjy par "l'impossibilité de dire" (c'est évident), celle de Quentin "l'impossibilité d'être" et la troisième, de Jason, "l'impossibilité de faire".
      Bonne continuation.

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    2. L'importance de l'ombre aussi, celle de Quentin lui-même, déjà un peu mort.

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