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9 juin 2025

Proust, roman familial

Rober Laffont, 2023
249 pages

Plutôt que faire un billet de présentation de l'essai – il a déjà été tant chroniqué sur les blogs littéraires –, je vais, sous forme d'extraits, m'arrêter sur deux chapitres : "Tombeau pour un château" et "Ceci tuera cela" (référence à une citation célèbre de Victor Hugo dans "Notre-Dame de Paris"). D'une part le château de Luynes où l'autrice vécut sa prime jeunesse et de l'autre, une métaphore où le "ceci" est la diffusion du livre imprimé qui effaça l'architecture, en particulier les iconographies des cathédrales dont les vitraux et sculptures étaient destinés à un public qui ne savait pas lire. Par là, Hugo suggère que la pensée remplace la doctrine, l'esprit triomphe du dogme. [p.205-206]
Château de Luynes
Tombeau pour un château
"On ne saisit le sens d’un château que si l’on comprend son mode de fonctionnement, en circuit fermé, à huis clos, et sa puissance de métaphore. Dans le parc, passé la roseraie et la chapelle, devant le cèdre du Liban sous lequel mes parents avaient été photographiés le jour de leur mariage, il y avait un bac à sable, où j’ai passé un nombre d’heures incalculable. Le bac à sable agissait sur moi comme plus tard le laboratoire photographique où je développais mes clichés d’adolescente. Dans le quadrilatère où je refaisais le monde, j’expérimentais l’abolition du temps. Toute mon enfance, j’ai renversé des seaux de sable humidifié pour modeler huit tours, liées par des remparts dont je lissais amoureusement les contours, en les perçant de meurtrières délicates, à l’aide d’un petit bâton. Mon château de sable s’élevait sur un promontoire dont j’avais consolidé les fondations et creusé les douves, il dominait le bac désert d’où naissait en contrebas un village abstrait. Certaines de ses tours étaient coiffées d’un toit pointu, d’autres pas, le pont-levis avait disparu au profit d’un pont dormant. Au milieu de l’enceinte, j’avais aménagé un bassin et des jardins à la française, avec des toutes petites branches de buis cueillies dans les parterres alentour. Il aurait suffi que je tourne la tête d’un quart de tour pour vérifier si la maquette ressemblait à l’original, qui se découpait dans le ciel, écrasant le paysage. Je ne crois pas l’avoir jamais fait. Le château est un rêve intérieur, que l’on répète sans fin, sans même y penser. Une chimère tautologique. On ne s’en lasse jamais. Regardez les châteaux de sable sur les plages en été. Ils se ressemblent tous. C’est Luynes. L’exception et le multiple conjugués, la pièce unique et le lieu commun, la caricature, l’idée même de château." [p.202-204]
[...]
"[...] le château reproduit l’obsession de la légitimité généalogique, et son bégaiement maladif. Il n’y a de châteaux que le château, il n’y a de familles que la nôtre. Plus qu’un monde, c’était l’univers ramené aux dimensions d’une forteresse, au-delà de laquelle rien n’existait vraiment. Nous étions enfermés dans son orbe comme les aïeux dans le cadre de leurs tableaux. Il n’y avait pas de hors-champ." [p.203-204]

Ceci tuera cela
"Cette métaphore, je veux la prendre à la lettre : "À la recherche du temps perdu", c’est-à-dire l’espace enchanté, multiple et infini du roman, s’est subrogé au château merveilleux, mais clos, univoque, et replié sur lui-même, de mon enfance. La mobilité vivante et toujours recommencée d’une œuvre qui, en m’ouvrant les yeux sur le monde, me le rendait soudain habitable, m’a convaincue d’un paradoxe qui n’est qu’apparent : la solidité vient de la fluidité, du mouvement, de la pensée en action, de la prolifération du sens, et non de la stabilité, notion illusoire, prise dans l’étau de la permanence et d’une fixité mortifère. Coïncidence ou hasard objectif, l’espace immatériel et sans limites du livre s’est ouvert lorsque le portail à doubles vantaux du château fort s’est refermé comme le couvercle d’un tombeau.
Ce qui vaut pour Proust s’applique, bien sûr, à la littérature en général et à sa capacité à lever un coin du grand voile, à percer de nouvelles perspectives, à désenclaver, à désancrer nos habitudes et jusqu’à nos plus profondes convictions." [p.206]
[...]
L’espace imaginaire ouvert par Proust n’a pas de propriétaires, il n’est juché sur aucun promontoire, aucune muraille n’en défend l’entrée. Il est comme l’univers : en perpétuelle expansion. Cela n’en fait pas moins un point de repère à l’horizon de mes bibliothèques, un lieu permanent qui cependant se transforme au gré de mes relectures. Ce roman total me suit partout depuis trente ans." [p.206 +p.211]

Laure Murat - Extraits de "Proust, roman familial


Pour une approche plus classique de l'essai, je renvoie à la présentation de "Textes & Prétextes", qui connaît bien l'œuvre de Marcel Proust.

De même, je propose de suivre les avis de blogs amis : 

Il va de soi que cet essai remarquable donne envie de lire tout Proust. Vœu pieux, je peine à finir mes livres pour le moment. Il n'empêche, j'ai fait un pas en acquérant la version complète en numérique. 

Version Kindle, 2014

Laure Murat fait remarquer que les vrais lecteurs, ceux qui vont au bout du cycle, sont moins nombreux que la réputation de l'œuvre le laisse supposer. Selon une arithmétique savante, est émise l'hypothèse de 5.250 lecteurs et lectrices en moyenne par an, depuis un siècle. "Proust subit le sort des artistes fétichisés, dont la la reconnaissance et le prestige sont inversement proportionnels au succès commercial", conclut l'essayiste. [p.113-114]

Après tous les spoils qui précèdent, sachez que les sujets centraux traités par le livre sont ailleurs, tels l'univers de formes vides de l'aristocratie, l'exil intérieur de ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles, pointés subtilement par "La Recherche" de Proust. 

Ce qui vaut de se précipiter sur "Proust, roman familial", si vous ne l'avez déjà fait.

6 commentaires:

  1. Je me suis précipitée dessus et (un jour) je terminerai ma relecture de Proust en cours (je piétine dans La prisonnière)
    Quant à Laure Murat, un petit livre d'elle vient de sortir, évidemment je cherche à le lire (un jour, pareil)

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    1. Bravo de poursuivre Proust, vous en êtes au 2/3 à peu près. Je dois faire un premier pas, c-à-d relire le premier et je m'engagerai peut-être.
      Le dernier de L: Murat explore la lecture dans le métro, ici c'est tram/bus où je vois rarement lire, sinon les écrans ;-)
      Une autrice à lire encore, en tout cas.

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  2. J'ai bien prévu de lire ce livre ! Quand je serai disponible... Disons, dans au moins six mois... Bonne journée.

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    1. En attendant, je suis sûr que vous occuperez positivement votre temps !
      À bientôt Marie.

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  3. Heureuse de votre enthousiasme pour ce livre qui ouvre de multiples portes à la réflexion et rend un bel éloge aux pouvoirs de la littérature. Merci pour le lien, Christw. Je vous souhaite un vrai bonheur à entrer dans cette "Recherche" que vous aurez dorénavant sous la main.

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    1. Merci de vous réjouir de ce que je me défie enfin de parcourir les premiers épisodes de la "Recherche". Nous verrons ce qu'il en sera dans quelques mois, il est un temps dans la vie l'on se sent capable de tout lire, puis l'on se dit, le temps aidant, que l'important est de pouvoir encore lire, quand autour de soi, tant de gens déplorent la perte de leur aptitude à la lecture.
      Mais allez, nous irons vers Proust !

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