L'exploration des frontières de la pensée implique parfois de recourir à une fiction qui la porte: le philosophe met ici en scène des chercheurs d'un futur proche qui élaborent, à partir des appareils actuels d'imagerie médicale, une machine capable de lire et d'interpréter les images de l'esprit. Nous connaissons tous ces vues colorées des zones du cerveau activées[1] lors de tâches spécifiques: imaginez que leur perfectionnement permette à un ordinateur de décoder des activités mentales complexes, comme des émotions et des sentiments. Un cérébroscope virtuel est né, le BR (Brain Reader).
Pratiquement, pour comprendre comment cet appareil fonctionnerait, imaginez un auto-cérébroscope dirigé vers votre cerveau. Vous le chargez de déterminer votre propre état mental à un grand nombre de moments et vous indiquez ensuite au processeur de la machine l'état que vous éprouvez effectivement aux moments choisis, que celui-ci se soit trompé ou pas dans son évaluation. Grâce à son potentiel de calcul et à la multiplication des expériences, la machine finit par restituer des états mentaux corrects à partir de représentations matérielles de vos états d'esprits.
On peut imaginer parvenir à définir les intentions d'un sujet suspect: ment-il, a-t-il l'intention de dynamiter la tour Eiffel ? À qui ma femme pense-t-elle ? L'idée dans le domaine de la sécurité publique serait de soumettre au BR un nombre élevé de représentations cérébrales et de communiquer à l'appareil l'exactitude (ou pas) de ses conclusions, afin de lui permettre d'établir un profil cérébral de menteur, de terroriste, etc...
© Arts H2H: Le sujet digital
Deux difficultés se présentent. La première est de définir clairement un état d'esprit donné, état subjectif, alors que l'image scientifique ne l'est pas. Quand nous avons une intention, en sommes-nous nécessairement conscients ? De plus, l'analyse des images cérébrales, à supposer que celles-ci fournissent les informations suffisantes, serait d'une complexité énorme. L'auteur suppose ces difficultés dépassées et va plus loin: à supposer que le BR commette un pourcentage d'erreur, cela ne serait pas essentiel, le but étant que les utilisateurs de l'appareil se comportent comme s'il disait vrai.
Pierre Cassou-Noguès est d'abord un philosophe et s'il sollicite des histoires de science-fiction et de zombies, c'est avant tout pour en déduire des spéculations sur la pensée humaine. Notre corps est déjà mécanisé par la science, l'esprit humain pourrait le devenir pareillement. Que subsisterait-il de ce qu'on appelle l'âme ?
S'appuyant d'une part sur les réflexions de Wittgenstein sur la difficulté de penser et d'autre part sur une généralisation du BR, c'est-à-dire que chacun lirait le cerveau de l'autre et le sien, le philosophe parisien soulève l'idée de devenir-machine : ...l'usage immodéré du lecteur cérébral nous transforme en machines [...]. C'est notre vie intérieure qui est mécanisée : elle n'est pas niée, elle est seulement transformée. Ce n'est pas que nous n'avons plus d'émotions, que nous sommes dépourvus d'intentions. C'est seulement que celles-ci ne se définissent plus de la même façon – puisqu'elles sont lisibles de l'extérieur – et ne sont plus forcément les mêmes – si nous nous conformons à celles que nous dicte la machine. [...]. Puis-je considérer la lecture cérébrale, telle que l'imaginent les neuro-savants, comme la tentative la plus récente du capitalisme pour enfin faire de nous des machines ?
Bien que l'auteur se veuille prudent, ...ces idées de lecture cérébrale, de mécanisation de l’esprit, si elles sont d’abord portées par une fiction [...] doivent pouvoir acquérir une certaine indépendance par rapport à elles, poser des problèmes qui gardent un sens hors de cette fiction et, finalement, se prêter à des discours contradictoires, sur un plan purement philosophique, il rencontre certaines critiques de spécialistes comme celle de Philo Strass - Radio Web.
Les connaisseurs de Proust seront surpris des modifications produites par le BR dans l'évolution de personnages tels que Albertine et Marcel2. Maladivement suspicieux, Marcel, disposant d'un outil pour lire les pensées de son amie, ne sera pas pour autant au bout de ses soupçons. Disposant également de l'appareil, Albertine aura tôt fait de lire son propre cerveau et appris à ne plus penser, en la présence de Marcel, à ce qu'il ne doit pas voir. En outre, quand Marcel lui-même pense à Albertine, il constate que ce n'est pas l'image de la femme qu'il a en tête mais ″...la gare d'Orsay, des billets de banque offerts à Mme Bontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d'un bureau de télégraphe où il remplissait un formulaire de dépêche pour moi, jamais l'image d'Albertine.″ [2] et Cassou-Noguès de conclure: ...il [Marcel] met le doigt sur l'une des limitations du dispositif. C'est qu'en observant dans le cerveau d'Albertine un défilé d'images, [...], il ne reconnaîtra pas forcément l'être à qui elle pense, ni même qu'Albertine pense à un être déterminé. Il reste donc un inconnu de la vie d'Albertine, sa subjectivité et la signification générale que prennent pour elle ses contenus mentaux, mais cet inconnu n'est pas du même ordre que celui de la nature: il n'est pas un contenu, analogue à une planète ou une particule, qu'il resterait à découvrir.
Au bout de l'imagination, le BR sous forme de lentilles incorporées aux yeux et consultables en permanence, chacun sachant donc ce que les autres veulent dire ou pensent tout bas, pourrait conduire à la disparition de la parole, un peu par commodité, un peu par nonchalance. (Voir l'extrait introductif). Les êtres adopteraient pour communiquer le langage des images crérébrales, peu importe si elles correspondent ou pas aux anciennes expressions des situations mentales, le BR définissant ainsi une nouvelle nomenclature de communication. Pour sortir en rue, il ne conviendrait plus seulement de songer à sa toilette ou à sa tenue vestimentaire, mais aussi à ce qu'on a en tête. Des patrouilles policières équipées de BR seraient chargées de sonder les têtes pour y découvrir trace d'individus malintentionnés. Le crime serait en régression et les rétifs au BR seraient une espèce de marginaux en révolte appelés les parleurs.
On s'amusera ou on s'inquiétera de ces perspectives. Elles sont heureusement désamorcées aujourd'hui par la déclaration, entre autres, de Stanislas Dehaene, directeur du laboratoire de neuro-imagerie cognitive au centre Neurospin près de Paris: On peut espérer comprendre comment le cerveau fonctionne, mais notre capacité de lire un cerveau individuel à un moment donné est très limitée.
L'auteur de ce livre n'a pas forgé lui-même l'idée du cérébroscope, il l'a trouvée dans des articles et revues scientifiques. Il préfère parler de virtualités plutôt que de possibilités: il ne cherche pas à deviner le futur mais à faire ressortir les éléments que contient l'idée. Une expérience de pensée: savoir s'il est possible que ce que nous nommons notre intériorité se déplace dans l'extériorité et ce que nous deviendrions en ce cas.
Au terme de l'ouvrage, nous découvrons un monde glaçant dans lequel les personnages de portraits dans les musées sont des sortes de dieux, des êtres d'une autre race dont on ne connaît pas le contenu du cerveau, les seuls êtres à encore conserver leur intériorité. Ils s'arrêtent seulement devant les tableaux et regardent, fascinés, avec un mélange de curiosité et de peur.
[1] Colorations déterminées par l'oxygénation des cellules actives.
[2] Albertine disparue (La fugitive) de Marcel Proust
Merci à Textes & Prétextes pour ce poème de circonstance:
Le savez-vous, chez ce peuple d'oiseaux,
La mode fut qu'on se coupât les ailes;
Pourquoi de l'aile, on ne volait plus guère,
On mangeait trop et l'on marchait si peu
Que pour finir on se coupa les pattes.
Quant à chanter, le fait devint si rare
Que pour finir on se coupa la gorge.
(Norge - Pour finir - Bal masqué parmi les comètes)Commentaires
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