27 septembre 2024

Trancher le nœud

Le nœud de vipères - François Mauriac
(1932)
À chacune de mes lectures de François Mauriac, ressort l'un de mes importuns paradoxes qui consiste à apprécier ses romans, alors que je me complais généralement chez des écrivains, moralistes ou penseurs qui naviguent aux antipodes des idées platoniciennes et religieuses de l'académicien français. 
Dois-je m'alarmer ? Je me targue seulement de partager ce que je lis, sans chercher à m'approprier ou promouvoir – à quel titre d'ailleurs ? – telle éthique ou philosophie, serait-ce au sein d'un blog qui met résolument en avant certaines d'entre elles parmi les plus immanentes. Et dans ce blog qui vit et respire au fil du temps et des pages, libre respiration qui s'accommode de la contradiction, quelle inconsistance y aurait-il à s'attacher un personnage de fiction qui ne veut plus du sacerdoce de l'avarice, de la haine familiale et du ressentiment pour se découvrir un cœur qui le porte à la foi chrétienne ?

Si les subjonctifs imparfaits ne vous irritent pas, ni l’austérité du ton, ce sont deux cent cinquante pages en Livre de Poche qui méritent le détour.

"À travers la vitre où une mouche se cogne, je regarde les coteaux engourdis. Le vent tire en gémissant des nuées pesantes dont l'ombre glisse sur la plaine. Ce silence de mort signifie l'attente universelle du premier grondement. « La vigne a peur ... » a dit Marie, un triste jour d'été d'il y a trente ans, pareil à celui-ci. J'ai rouvert ce cahier. C'est bien mon écriture. J'en examine de tout près les caractères, la trace de l'ongle de mon petit doigt sous les lignes. J'irai jusqu'au bout de ce récit. Je sais maintenant à qui je le destine, il fallait que cette confession fût faite ; mais je devrai en supprimer bien des pages dont la lecture serait au-dessus de leurs forces. Moi-même, je ne puis les relire d'un trait. À chaque instant, je m'interromps et cache ma figure dans mes mains. Voilà l'homme, voilà un homme entre les hommes, me voilà. Vous pouvez me vomir, je n'en existe pas moins.[p.167]

 

23 septembre 2024

La rencontre des enfants

" « Je ne sais même pas qui vous êtes », dit-elle enfin.

Elle prononçait chaque mot d’un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier… Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.

« Je ne sais pas non plus votre nom », répondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l’on voyait à quelque distance les invités se presser autour d’une maison isolée dans la pleine campagne.

« Voilà la “maison de Frantz”, dit la jeune fille il faut que je vous quitte… »

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit :

« Mon nom ?… Je suis mademoiselle Yvonne de Galais… »

Et elle s’échappa.

La « maison de Frantz » était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu’aux greniers par la foule des invités. Il n’eut guère le loisir d’ailleurs d’examiner le lieu où il se trouvait : on déjeuna en hâte d’un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute et l’on repartit.

Meaulnes s’approcha de Mlle de Galais dès qu’il la vit sortir et, répondant à ce qu’elle avait dit tout à l’heure :

« Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.

– Comment ? Quel était ce nom ? » fit-elle, toujours avec la même gravité.

Mais il eut peur d’avoir dit une sottise et ne répondit rien.

« Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis étudiant.

– Oh ! vous étudiez ? » dit-elle.

Et ils parlèrent un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec bonheur – avec amitié. Puis l’attitude de la jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol.

« À quoi bon ? À quoi bon ? » répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes.

Mais lorsqu’enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour vers ce beau domaine :

« Je vous attendrai », répondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l’embarcadère. Elle s’arrêta soudain et dit pensivement :

« Nous sommes deux enfants nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas. » "

À contre-courant de la rentrée littéraire, des prix et tout ça, vous souvient-il de ce livre d'un temps désuet, romanesque, entre fantastique et réalisme ? Je ne l'avais jamais lu et il m'a complètement charmé. Plus envoûtante que prosaïquement romantique, l'histoire inscrit le merveilleux dans lé réel ; elle totalisait à la fin du XXe siècle plus de quatre millions d'exemplaires vendus en format de poche, non loin du "Petit Prince" ; l'ouvrage unique d'Alain-Fournier (1886-1914) est entré à "La PLéiade" en 2020.

Pour aller plus loin, l'étude "Le Grand Meaulnes, un conte bleu réaliste ?" y porte un regard approfondi et le voit comme :
    un roman de terroir 
    un roman autobiographique 
    un roman onirique 
    un roman d'aventures 
    un roman d'adolescence

J'ai eu recours une nouvelle fois à une enchanteresse version audio, discrètement illustrée musicalement ("litteratureaudio.com" - Donneuse de voix : Pomme - 8 heures d'écoute).


17 septembre 2024

Au cœur du cœur

Librio Poésie (2010)

Andrée Chedid (1920-2011) est une poétesse franco-syro-libanaise. Elle a également écrit des romans, des nouvelles, du théâtre et des essais. Ce qui touche en elle est son continuel questionnement sur la condition humaine.

Ces textes ont été choisis, parmi l'œuvre poétique de l'autrice, par Matthieu Chedid (le chanteur "M", petit-fils d'Andrée) et Jean-Pierre Siméon
Leur préface débute comme suit :
« Le dénué d'amour trace partout des cercles dont le centre n'est pas. » Andrée Chedid est toute dans cette formule. De quelque côté qu'on considère sa personne, sa vie, son œuvre, on trouve le même point d'équilibre, l'amour sous ses diverses formes : le lien familial, l'amitié, l'attention à l'autre et cet appétit de la vie qui, malgré l'évidence des malheurs, explique son optimisme têtu. Accueillir la vie, en transmettre la beauté et le désir sans ignorer jamais la part de douleur qu'elle porte, créer du lien donc, c'est le sens de la poésie selon Andrée. 


ERRER 

Elle va       elle va 
La remuante vie
Distançant nos fictions
Devançant tous nos rêves

Tandis que nous errons
D'ébauches en ébauches
Fabriquant sur l'écorce du monde
De frêles abris

Tandis que nous rôdons
Vers l'incernable issue
Mendiants d'éternité
Et de terres mal promises

Les peurs parfois nous déportent
Vers de douteux appuis
Nous enferment parfois
En de sombres bastilles
Sans fenêtres sur l'espace
Sans passage vers autrui.

(Andrée Chedid, 2000)


Prochainement un autre texte poétique de l'autrice.

1 septembre 2024

Bâillonnés

"Un livre fermé et placé sur une étagère
parle par sa reliure avec la même impuissance
désespérée que le prisonnier, les yeux écarquillés,
après qu'on l'a attaché et bâillonné."

Gaston Laforgue 

Cette épigraphe de la nouvelle "Poussières" [p.75] du recueil "Voyage d'hiverde Jaume Cabré est due à un illustre inconnu. Nous dirons donc que Gaston Laforgue est une création de Cabré qui "ne recule devant aucune forgerie" [La Croix]. Ainsi, la piquante métaphore nous contraindra-t-elle à des choix cruciaux lors de nos prochaines visites en bibliothèques ou librairies : quels désespérés libérerons-nous ?

30 août 2024

La beauté de l'art et le tragique

Actes Sud, 2017
Traduit du catalan par Edmond Raillard

Je proposais en mars 2020 le compte rendu du recueil de nouvelles "Quand arrive la pénombre", écrites par Jaume Cabré entre 2012 et 2016. Lecture qui m'avait conduit vers le brillant "Confiteor". 

Après mon plantage avec le roman "Consumés par le feu" (2023), où l'auteur verse dans l'extravagance et l'absurde, je me suis tourné vers le "Voyage d'hiver", nouvelles écrites et remaniées entre 1982 et 2000. J'y ai retrouvé le Jaume Cabré inventif, lucide et désenchanté.

Je pourrais rédiger un billet similaire à celui de "Quand arrive la pénombre", tant les deux recueils de nouvelles présentent des traits communs, comme le mal instrumentalisé et la noirceur des âmes humaines, derrière lesquels œuvre un écrivain ingénieux et quelquefois malicieux. Chez Cabré, au long des nouvelles du même recueil, il arrive que des personnages, œuvres d'art, objets, arias, réapparaissent, de sorte que les textes se font écho :
"Je pensais que j'étais en train d'élaborer un recueil de récits totalement indépendants, car les atmosphères de chaque histoire réclamaient cette indépendance à grands cris. Mais le seul fait de les travailler, pendant ces derniers mois, dans une même durée, m'a permis de voir les fils, certains secrets et d'autres plus évidents, qui les relient tous entre eux." [Jaume Cabré - Épilogue p.288] 

L'écrivain catalan, inquiet des dérives humaines, est un érudit qui trouve un refuge dans l'art. Cet ouvrage montre combien il accorde de la valeur à la musique (Schubert) et la peinture ("Le philosophe" de Rembrandt). Comme si l'implication de l'art mettait un baume sur les drames et vilenies qui sont contés.
Philosophe en méditation - Rembrandt (1632)

Apprécier la saveur des textes de Jaume Cabré implique une inclination, non seulement pour le spleen, comme je l'ai lu dans une critique [Ouest-France], mais pour regarder lucidement la réalité, parfois cruelle et abjecte, des actions humaines, qu'elles soient délibérées ou accidentelles. 

Pour décrire la teneur de ces quatorze textes, je renvoie vers Marie-Pierre Fiorentino ("La Cause Littéraire") qui en donne un élégant aperçu

Un des fils rouges du livre est le "Winterreise" D.911 [Voyage d'hiver] de Franz Schubert, cycle posthume de 24 lieder pour piano et voix, inspiré d'un livre de poèmes de Wilhem Müller au titre éponyme
Ian Bostridge, ténor anglais, a écrit "Le voyage d'hiver de Schubert" (2021) où il dissèque cette œuvre du compositeur autrichien dont il est un interprète majeur. 
On rencontre encore une biographie de Schubert intitulée "Voyage d'hiver", dont un improbable Gaston Laforgue serait l'auteur, mais je devine une farce de Cabré, qui attribue même à ce quidam l'épigraphe de la nouvelle "Poussière". [Extrait à venir]
Dans "Deux minutes", un protagoniste fredonne un fragment d'on ne sait quel lied de Winterreise. 
Dans le texte éponyme "Winterreise", Zoltán Wesselényi pleure en écoutant son amour Margherita chanter "Gutte Nacht", premier lied du cycle D.911.

Dans l'Épilogue, Jaume Cabré expose la genèse de son travail, assortie de pénétrantes réflexions :
"Les personnages des nouvelles, comme leurs histoires, se fondent beaucoup sur ce qu'on n'a pas pu dire d'eux, mais qui est là." [p.288]
L'écriture est soigneusement élaborée et demande de ne sauter ni mot ni ligne sous peine de perdre les traces semées par l'auteur. Pour ces mêmes raisons, il vaut mieux lire les nouvelles dans l'ordre du livre.

Dans un article de "En attendant Nadeau", Albert Bensoussan esquisse une analogie entre "la musique qui, à l’aube de Johann Sebastian, ne fut qu’un thème et ses variations" et la littérature avec "un sujet et ses multiples réfractions dans le cristal du récit". Bensoussan considère que les contrepoints de Cabré imposent cette conception musicale du texte dans "Voyage d'hiver" : 
"Est-ce un recueil de nouvelles, comme nous le dit l’épilogue, ou un roman polyphonique ? Les histoires se situent en divers lieux et temps, mais sous divers masques s’impose la récurrence des personnages et d’un même drame : la mutilation et l’humiliation, la frustration et l’échec, l’impuissance et la mort pour prix de la vie."

18 août 2024

Infernale séductrice

[Clic pour agrandir]
Litteratureaudio.com

Traduction : Vincent de l'Épine

Ce court roman de Jane Austen (1775-1817) est tout en finesse psychologique et il brocarde avec esprit la bien-pensante société de son époque. Elle l'écrivit vers 1793-94, soit à 18 ou 19 ans, avec une maturité qui annonce ses grands romans. Recopié au net, "Lady Suzan" ne lui plut sans doute pas assez pour le publier. Il ne le sera pas avant 1871. Le roman comprend 41 lettres issues de sept personnages ; un rapide épilogue baptisé "Conclusionfait écrire à plusieurs commentateurs que la fin du récit est bâclée. Cette conclusion, dont le style se distingue en effet des lettres elles-mêmes, livre le devenir des protagonistes et débute comme suit :
"Cette correspondance, à la suite d’un rassemblement de certaines des parties, et de la séparation des autres, ne pouvait pas, au grand détriment des recettes de la poste, se poursuivre plus longtemps. [...] ".
"Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos était paru avec succès dix ans avant l'écriture de "Lady Suzan". Jane Austen perçut-elle néanmoins les limites du roman épistolaire ?

La très charmante Lady Suzan Vernon, 35 ans, veuve depuis peu, vit dans la famille Mainwaring qu'elle finit par ébranler, séduisant à la fois son hôte puis le potentiel gendre – qu'elle considère pourtant comme un imbécile – de ce dernier. Puis Lady Suzan trouve refuge chez son frère et sa belle-sœur, un couple dont elle tenta d'empêcher le mariage. Elle se met en tête de conquérir le petit frère de Mrs Vernon, la belle-sœur ennemie : il s'agit de Réginald de Courcy, de douze ans son cadet, un bon parti. 
Une demoiselle encombre toutefois notre Lady, sa fille Frederica, "cette horrible fille qui est la mienne", qu'elle n'aime pas et néglige. Elle tente de la marier à Sir James Martin – l'imbécile cité plus haut – pour s'en débarrasser. 
Qui Lady Suzan finira-t-elle par épouser ? Se contentera-t-elle jamais d'un second choix ? Et sa fille ?

Dans un récit épistolaire, chaque lettre doit avoir un style cohérent avec le personnage qui l'écrit. La très jeune Jane Austen a la maîtrise qui tourne cette contrainte à son avantage. Le tout est très naturel et n'exclut pas la causticité.
"Oh, combien il était délicieux de suivre les changements de sa physionomie tandis que je parlais! De voir cette lutte entre la tendresse qui revenait et ce qui restait de son courroux ! C’est plutôt agréable d’avoir une sensibilité aussi malléable : non que je la lui envie, non que je voudrais, pour l’amour du ciel ! être comme lui, mais c’est bien pratique quand vous voulez influencer les passions des autres. […]. Mais aussi humble qu'il soit devenu, je ne puis cependant pas lui pardonner cet accès d’orgueil, et je me demande si je ne vais pas le punir en le congédiant juste après cette réconciliation, ou en l’épousant afin de le torturer toute sa vie." [Lettre XXV de Lady Suzan à Mrs. Johnson]
J'ai opté pour une version audio du roman, disponible gracieusement sur "Littératureaudio.com". La traduction n'est pas du spécialiste et traducteur attitré de Jane Austen, Pierre Goubert. Les donneurs de voix produisent une excellente interprétation.

Le portrait bien choisi par "littératureaudio.com" est
celui de Gertrude Agnew-Vernon achevé en 1892
par John Singer Sargent.


La plupart des informations de ce compte rendu ont trouvé leur source dans "Lire Magazine Littéraire" de septembre 2021 et sur Wikipédia.

10 août 2024

Liège, une chanson mélancolique

"1988, le chauffeur a allumé la radio, c'est l'heure du journal parlé, le bus 3 vient de passer au pied de la passerelle qui mène en Outremeuse et s'en va vers le terminus, place de la République française, le musicien de jazz Chet Baker est mort à Amsterdam, dit la voix, je ne sais pas qui est Chet Baker, je ne sais d'ailleurs rien sur rien, et commence «My Funny Valentine», une corde de basse en do mineur puis la voix de Chet Baker, triste et fragile, couverte d'un voile de brume, et vacillante quand, de justesse, elle accroche des aigus délicats. Cette voix emplit la cabine, couvre le moteur, couvre le bruit de la pluie sur les vitres, la radio crache un son déconstruit par les interférences, mais cette voix, la voix de Chet Baker, surnage. Mon souvenir est flou, peut-être l'ai-je un peu reconstruit, et sans doute se mêle-t-il à un autre, plus tardif de trois ou quatre années, où dans le même bus, au même endroit, j'écoute au casque sur mon walkman une cassette sur laquelle j'ai mis, bout à bout, des chansons puisées dans mes goûts épars, que je connais par cœur au point, parfois, de ne plus les entendre, et en passant au pied de la passerelle, dans le bus, dans le soir humide et désespérant de l'hiver, le volume poussé au maximum, à cet endroit précis, résonne la même corde de basse et la voix de Chet Baker, et la pluie, et le vent, you look so laughable, unphotographable, dans ma mémoire les deux moments se confondent en un seul, le velours beige de la voix de Chet Baker enveloppe la ville, recouvre les pierres de taille grises et mouillées des façades, les vitrines éclairées des magasins, les échoppes en toile des fleuristes de la place, alors, en descendant de l'autobus, rincé sous ma capuche par la pluie pesante, j'ai la sensation première que cette musique suinte des briques, des interstices entre les pavés, que la ville, partout, régurgite le son bleu d'un cuivre, cette ville sombre et froide émergée de l'eau éternelle, so laughable, unphotographable, presque une caricature, le jazz et la pluie, la nuit tombée, le col relevé de la veste, la voix smooth de Chet Baker comme une bande originale de la ville."
Philippe Marczewski - "Blues pour trois tombes et un fantôme" (2019)

 

"My Funny Valentine" par Chet Baker (1954)

 Ma drôle Valentine

Ma douce et amusante Valentine
Tu fais sourire mon coeur

Ton physique est ridicule
Tu n'es pas photogénique
Mais tu es mon œuvre d'art préférée

Es-tu moins parfaite qu'une déesse grecque ?
As-tu la bouche un peu fragile ? 
Lorsque tu l'ouvres pour parler
Es-tu intelligente ?

Mais ne change pas d'un cheveu pour moi
Pas, si tu m'aimes
Reste ma petite Valentine, reste

Chaque jour sera le jour de la saint-Valentin 

6 août 2024

Bernhard : férocité et sensibilité

Traduit de l'allemand
par Jean-Claude Hémery


Thomas Bernhard (1931-1989), écrivain autrichien que je n'avais jamais lu, est un misanthrope à l'écriture féroce pour décrire le monde et la société autrichienne en particulier. Souffrant très jeune d'une maladie pulmonaire, il rédige des premières poésies lors de ses hospitalisations. En 1950 il rencontre Hedwig, de 35 ans son aînée, qui devient sa compagne et amie. Il l'appelle son être vital. Le succès de "Gel", son premier roman, lui permet d'acheter une ferme en Haute-Autriche. Opéré plusieurs fois des poumons, son état est jugé incurable, mais il survit au-delà les prévisions du corps médical. Être instable, tantôt compagnon cordial, tantôt fermé à tout, Bernhard écrit des pièces de théâtre qui donnent lieu à des scandales politiques. Un écrivain insupportable, disent certains, d'autres le trouvent fascinant.
[Note sur le titre. La généalogie des Wittgenstein est complexe et j'ai peine à y voir clair. L'important est de savoir que, dans "Le neveu de Wittgenstein", le personnage Paul  l'ami du narrateur/auteur Bernhard – est le petit-fils de l'industriel Paul Wittgenstein (1842-1928), et fils de Paul Karl "Carletto" (1880-1948). Ce dernier était le cousin du fameux philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951), connu pour son "Tractatus logico-philosophicus". Ceci atteste que "Le neveu de Wittgenstein", considéré comme un roman, ne s'inspire pas de l'amitié pour un neveu du célèbre philosophe, mais plutôt pour le fils d'un des cousins de ce dernier.
Pour être complet, Thomas Bernhard a écrit en 1984 la pièce "Déjeuner chez Wittgenstein" dans laquelle il s'inspire de ses liens avec un autre Paul Wittgenstein (1887-1961), pianiste, frère du philosophe Ludwig.] 
Revenons au Paul concerné dans "Le neveu de Wittgenstein" (1982), un individu excentrique, qui doit être régulièrement interné et qui noue une amitié profonde avec le narrateur – un "je" qui ressemble tant à Thomas Bernhard que "Le neveu de Wittgenstein" peut être rattaché aux récits dits autobiographiques. Les deux hommes se retrouvent dans un hôpital viennois, l'un dans le pavillon des maladies pulmonaires, l'autre, Paul, dans le pavillon de psychiatrie. Au fil de leurs rencontres, ils voient du même œil des sujets variés, de l'art, la politique, les prix littéraires, jusqu'à la solitude, la vie et la mort, et cela conforte leur ententeLe fait d'être voisins, isolés dans la maladie, a contribué, pour l'un et l'autre, à une prise de conscience de la valeur et du caractère unique du lien qui l'unit à l'autre.
"Après de nombreuses années d'abstinence involontaire en matière d'amitié, voici que j'avais tout à coup un vrai ami qui comprenait jusqu'aux escapades les plus folles de ma tête, pourtant bien compliquée et pas facile à suivre, [...] " [p.35]
On peut s'étonner qu'un écrivain acrimonieux et mordant écrive le roman d'une amitié. Ce récit un peu fou, touchant et drôle, dépeint deux hommes atteints par le dégoût du monde et des autres, par des délires hypocondriaques et des alanguissements cycliques. L'ultime folie est que leurs accointances atrabilaires, leur connivence, donnent un sens à leur vie et, de cela, le récit tient son humanité. Il arrive aussi que leur complicité débouche sur des anecdotes d'une drôlerie extraordinaire.

Tomas Bernhard, dans le désarroi lorsque Paul décline, s'abandonne à l'évocation d'une part obsessionnelle de lui-même : la peur de la mort.
" [...] je me suis dit que peut-être dans toute ma vie je n'avais pas eu un meilleur ami que lui, qui, dans son logement, juste au-dessus de moi, était sûrement obligé de garder le lit, dans un état pitoyable, et que je n'allais plus voir, de peur, en réalité, d'être confronté directement avec la mort.[p.130]

Par la suite, il s'est fait que "Mes prix littéraires" (2009) m'est venu dans les mains au rayon littérature allemande traduite. J'ai enchaîné avec cet autre texte autobiographique, paru après le décès de l'auteur en 1989.
Écrit d'une plume acérée et ironique, avec une apparente désinvolture, Bernhard, à travers ses propres expériences, interroge la nature de l'industrie littéraire et la vanité des distinctions honorifiques. L'écrivain suscite des réactions scandalisées lors de ses frasques aux remises de prix. Provocant et désopilant.

Traduit de l'allemand
par Daniel Mirsky

"Thomas Bernhard doit le génie de son écriture à son père qu'il n'a jamais connu, à sa mère qui le maltraitait, à la figure tutélaire que fut son grand-père, aux éducateurs nazis et catholiques qui l'ont opprimé, à la pleurésie purulente contractée à dix-huit ans qui aurait dû l'emporter [...] " Ce passage de la quatrième de couverture de "Thomas Bernhard : Une vie sans femmes" (Pierre de Bonneville) me paraît constituer une conclusion appropriée à ce compte rendu.

26 juillet 2024

La der des ders pour les jeunes

Illustrations de Édouard Groult

Merci aux éditions Sedrap qui, sollicitées par Babelio, ont prestement corrigé leur distraction (voir billet du 17 juin) et me permettent de vous proposer un compte rendu de "Petit-Jean des poilus" de Michel Piquemal (Masse Critique Jeunesse de mai).

Le livre est dédié à Louis Pergaud, l'auteur de "La guerre des boutons", fauché en 1915 par la Grande Guerre. Le livre, destiné aux 8-12 ans, comporte deux parties. 

D'abord l'histoire de Jean, dix ans, qui loge avec sa grand-mère à quelques kilomètres du front. Des soldats sont envoyés en repos au village pour quelques jours, dont un sergent, Monsieur Jean, qui reçoit l'hospitalité dans leur demeure. Jean lui laisse son lit et dort avec sa grand-mère. Le père du gamin est mort peu après sa naissance, de sorte que l'amitié avec ce brave poilu le comble de bonheur. Les voyant tout le temps ensemble, on finit par surnommer le garçon Petit-Jean. Puis retour au front... De nouveau au repos, fatigué et amaigri... Au front encore... Vous devinez la suite.

La seconde partie du recueil reprend quelques lettres, correspondance de soldats avec leurs proches. Il est pénible de lire les intarissables espérances de gens qui s'attendent et qui furent vaines, la faute à un tir ennemi, une explosion d'obus ou des gaz létaux.
Extrait de lettre : Josette à son mari Émile Louis D. (28 juin 1916)
[...] 
Mon amour, quand seras-tu à mes côtés, quand aurai-je le bonheur sans égal d'avoir mon tant Aimé ? Il me tarde. Que je languis, mon chéri !
Bonsoir, à demain, j'ajouterai à cette lettre un petit mot. Reçois tout mon cœur dans un long baiser. Grosses bisettes de ton lutin. Ta grande chérie qui t'aime.
[Mot ajouté]
Le 29 juin 1916, 7 heures et demie
Reçois de Pierrot et de ta femnotte beaucoup de bisettes. Nous ne t'oublions pas un seul instant et nous joignons toute notre tendresse. Ta tienne Josette. 
[Émile Louis mourra au combat en août 1917, sans savoir revu Josette et Pierrot.]
Porte-plume réalisé dans les tranchées avec des douilles.

Un livre soigné (petit format carré, feuilles satinées, reliure solide), conçu pour expliquer et transmettre aux plus jeunes le souvenir de cette guerre, dont on disait, à l'Armistice de 1918, qu'elle était la dernière des dernières.

23 juillet 2024

Soigner à distance

Les courses au large sont très médiatisées, tandis que le médecin se tient dans l'ombre, sur la brèche durant de nombreuses semaines, pour intervenir à distance en cas de maladie ou blessure parmi équipages ou navigateurs solitaires. Jean-Yves Chauve s'occupe aussi, en bénévole, de croisières à vocations humanitaires et écologiques, telle "Matelots de la vie" où sont embarqués des jeunes malades afin d'entrer en contact avec des populations accessibles par la mer.

Après avoir appris à naviguer à la voile à 10 ans, notre navigateur en herbe fait des études de médecine en 1968, à Poitiers. Il reste fort attaché à l'océan, rédige des fiches médicales à destination des plaisanciers, puis publie un guide en 1978. Avec son épouse Michèle, il se lance dans la fabrication d'un voilier de 12 m en acier : "Sidarta". Leur fils, à cinq jours, fera sa première navigation lors du lancement du bateau.

Amoureux de la mer, compétent en médecine, alors que la course au large en est à ses balbutiements, la croisière réservée à une élite, Jean-Yves Chauve était désireux de faire son chemin dans le monde de la navigation. Il est aujourd'hui une personnalité française incontournable de la télémédecine en mer, depuis ses débuts en 1987, avec l'assistance médicale de la "Solitaire du Figaro" jusqu'au "Vendée Globe" de 1989 à 2020.

Dans les années 2000, les moyens de communication par satellite étaient peu performants. La transmission écrite étant la plus fiable pour la prise en charge d'un blessé ou d'un malade, Chauve propose une nomenclature codée qui permet de comprimer le volume des informations échangées. Ainsi : 544A, B (S+2 à S+7), F, (RST2), etc. signifie par exemple "En me retenant d'une main, j'ai eu très mal au bras ; la douleur s'est accompagnée d'un bruit semblable à un craquement ; elle augmente quand je bouge l'épaule et irradie au niveau du haut du bras ; etc." [p.127]

En vingt ans, tout a fort évolué, la vitesse et le volume des informations transitant par satellite permettent, par donner un exemple, de communiquer dans de très courts délais le bruit digitalisé des poumons d'un navigateur qui s'ausculte par stéthoscope. Le son transmis sera consulté à loisir de l'autre côté de la terre. 

"Médecin du large" comprend trente-six chapitres relativement courts sur des épisodes vécus par le toubib des skippers. Très agréable à lire, il y a de nombreuses anecdotes dramatiques ou cocasses, ainsi que le récit des interventions auxquelles certains marins, perdus aux confins de la terre, doivent le salut.
Spoil ↓  
Je dévoile un de ces épisodes, parmi beaucoup d'autres. Lors de la Route du Rhum 1998, Éric Dumont sent qu'il est aux limites du bateau, distorsions dans les résonances, cacophonie dans les chocs, il faut affaler le grand foc. Mais la drisse est coincée tout en haut du mat, la voile ne peut descendre. Il faut monter couper le cordage. Trente mètres à la force des bras et des jambes, tube lisse et glissant secoué par la mer ! Quelques coups de couteau et la voile tombe. Puis une vague plus violente, Dumont se cale avec le bras droit, mais le gauche tape sur le couteau et transperce le biceps. Une fois en bas, une seule idée, retirer la lame, mais le geste coupe une seconde fois le muscle. Du sang partout. Chez lui à Guérande, Jean-Yves Chauve communique avec Éric qui perd connaissance. Le médecin engage la procédure d'urgence, tous les bateaux proches sont déroutés, légendaire solidarité des gens de mer.
Au téléphone, le silence est insoutenable. L'hémorragie est grave, car la veine humérale paraît touchée. Mais il reprend connaissance, le médecin lui donne les instructions pour comprimer la plaie avec le matériel de soins à bord. Deux heures plus tard une frégate de la Navy est sur place. Si la lame avait complètement sectionné l'artère, Éric n'aurait pu revenir à lui. Jean-Yves aura toutes les difficultés à convaincre Dumont de ne pas repartir une fois les points de suture posés... "La résistance de ces skippers n'a d'égale que leur volonté de vaincre..." [chapitre "Silence radio" p.131]

Je tiens à évoquer l'hommage rendu par J-Y Chauve aux femmes skippers. "Comme les courses ne se gagnent pas qu'aux muscles, mais bien à la stratégie, le match se court à armes égales. [...] L'endurance, l'agressivité, la détermination de ces « marines » valent largement celles de leurs adversaires masculins." [p.163]

Le travail de Jean-Yves Chauve s'attache beaucoup à la prévention. Quant à la gestion du sommeil, trouver l'adéquation entre dormir un minimum et garder une vigilance maximale : "Les marins sont des dormeurs de haut niveau, car ils apprennent à optimiser leur durée de sommeil", mentionne-t-il lors d'un entretien. L'aspect nutrition est, lui aussi, vital, ainsi que l'entretien physique dans un bateau au périmètre de marche réduit. Il faut encore tenir compte de la météo : il établit ses ordonnances en fonction du ciel, un flacon de désinfectant ne sera pas stable sur une table en cas de gros grain. Vous découvrirez ces aspects développés dans ce livre d'expert.

Pour terminer, un bémol non repris dans le livre, l'auteur l'exprimant à une autre occasion. Elle rejoint ma propre réflexion : "Aujourd’hui, avec les équipements de liaison instantanée, c’est très différent. Les skippers peuvent communiquer à tout moment par WhatsApp avec leurs familles et leurs amis. Cela change complètement l’état d’esprit du voyage, cela n’a plus, comme autrefois, valeur de voyage initiatique et de voyage en soi-même. Je dirais que c’est désormais plus une aventure sportive qu’une aventure humaine."

Grand admirateur et lecteur de sir Francis Chichester (1901-1972), je regrette l'époque des skippers pionniers solitaires. Je conviens néanmoins que la télémédecine constitue un domaine captivant, qui trouve de nombreuses applications en dehors des courses de bateaux.

Francis Chichester sur Gipsy Moth IV

Mes remerciements aux Éditions Glénat et à Babelio.

21 juillet 2024

Les feux de la misère

"Naufrages" - Akira Yoshimura
Traduit du japonais par
Rose-Marie Makino-Fayolle
Actes Sud, 1999

Akira Yoshimura (1927-2006) est surtout connu chez nous grâce aux traductions françaises d'Actes Sud. Auteur de romans et nouvelles, il a reçu de nombreuses distinctions au Japon, dont le prix Dazaï en 1966 pour "Voyage vers les étoiles". Il est considéré comme un monument dans son pays, comparable à Mishima.

"Naufrages" raconte, par le regard d'un adolescent, Isaku, la pauvre vie d'un village intemporel de pêcheurs, entre mer et montagne. Certains habitants louent leurs services pour plusieurs années dans des régions lointaines. Au village, la survie, leur seul luxe, dépend de bateaux qui viennent se fracasser, par gros temps, sur les rochers du rivage. Les épaves sont pillées et carrément dépecées au point qu'il n'en reste rien. Pour attirer ces bateaux, les habitants font cuire le sel dans des chaudrons sur de grands feux. Le but est de fournir le sel nécessaire pendant une année, mais fallacieusement, il s'agit d'attirer les navires en perdition tentés de se repérer sur la lumière des brasiers. La capture d'un de ces bateaux, remplis de denrées et fournitures utiles, offre aux villageois un répit pendant des mois, voire des années.

L'œuvre de Yoshimura est sombre, celle d'un auteur qui paraît hanté par la mort. Il écrit au scalpel, dans un style froid et épuré. La simplicité narrative ne laisse pas transparaître d'émotion. La mort s'écrit dans le flux ordinaire du récit, presque banale, inattendue, sèche et, pour ma part, ces sentences lapidaires m'ont remué.

L'épouse de l'auteur, Setsuko Tsumura, est une écrivaine de renom au Japon. Elle est non traduite en français. Le couple, selon un pacte conclu entre eux, ne lisait jamais les livres de l'autre. Aujourd'hui, elle découvre l'œuvre poignante et singulière de son époux. 

"Naufrages" est un roman inexorable et magnifique. Je songe à Yasunari Kawabata – encore que ce dernier soit beaucoup plus étrange et impénétrable – que j'ai beaucoup lu en 2022 (non chroniqué hormis "Pays de neige"). Yoshimura en était un fervent admirateur.

Quatrième de couverture (clic pour agrandir)

8 juillet 2024

Boniments et gnangnan


Je le notais dans le billet précédent, certains philosophes vedettes ont peu de crédit aux yeux de l'auteur de "Rétrécissement", il avoue ne pas être sensible à leurs concepts alambiqués. Dans un essai de 2002, Frédéric Schiffter expliquait clairement son point de vue. 

Depuis quelque semaines, l'auteur exhume certains de ses ouvrages et humeurs dans des vidéos, où il apparaît assis sur un sofa (à l'instar, dirait-on, du personnage d'Hopper qui illustre l'en-tête de son blog)

Je vous invite à regarder, si vous le souhaitez, l'une de ces vidéos, "Mes concepts", présentée avec une piquante goguenardise par le philosophe sans qualités. L'on y (re)découvre le développement des concepts limpides de chichi, blabla et même gnangnan. [durée 9'55"]

Suite à un rétrécissement récent, j'ai dû élaguer ma bibliothèque, et si j'ai gardé quelques bouquins de philo exigeants, je ne pouvais manquer de conserver ce petit opus qui garde les pieds sur terre.


7 juillet 2024

Étiolement

(Le Cherche Midi, 2023)
"Comme j'ai toujours la manie d'acheter des romans ou des essais, je me suis muni d'une liseuse. Le vendeur m'a certifié que cette merveille avait une bonne mémoire, que je pouvais «télécharger» plusieurs milliers de « produits ». Le mot « produit » vaut désormais pour tout type de choses vendues, des livres comme des maisons. Federica, qui n'a pourtant pas été formatée par une école de commerce, a fini elle aussi par utiliser ce terme pour désigner soit un appartement soit une villa. « C'est un produit rare sur le marché », dit-elle. Quand, un jour, je lui fis remarquer combien la formule était vulgaire et sotte – « Depuis quand habite-t-on un produit ? » – elle me lança au visage que je parlais une langue morte." [p.34] 

Baudouin Villard, le narrateur et professeur de philosophie qui vit un « rétrécissement », n'est plus en phase avec le monde qui l'entoure et va de déconvenue en déconvenue. Le dialogue ci-dessus avec Federica, sa future ex-épouse, est significatif de ce qui restreint son épanouissement. L'ennui, le siècle, avec ses excès et boniments, ses laideurs et vacarmes, conduisent le professeur à abandonner son métier et, si l'on excepte les lignes qu'il continue à écrire, car il écrit des livres, il se sent perdre tout, y compris ses amis qui se liguent avec celles et ceux qui le critiquent. Cet homme désabusé voit son corps s'émacier et son existence s'atrophier.

Comme il tardait à publier un livre qui connaisse quelque succès commercial, Federica ne laissait pas de le traiter d'eunuque. "Un homme au pouvoir d'achat nul et sans lustre social est un homme castré." [p.27] 

"Je ne suis pas un auteur dont on attend une dédicace.
On me fait l'aumône de me lire." [p.37]

Lorsqu'il se sépare de la méprisante avocate, il est obligé de renoncer à ses livres, faute de place dans son nouveau deux pièces. Il ne peut toutefois abandonner ses Thomas Bernhard et garde trois grandes œuvres : "De natura rerum" de Lucrèce, "Les Essais" de Montaigne et "Le Monde comme volonté..." de Schopenhauer. Les pensums de Foucault, de Derrida, de Deleuze, "ces vedettes", ne trouvent pas grâce à ses yeux : "Je tiens pour moi qu'on peut juger avec précision de l'intérêt ou de la valeur d'un philosophe, ou d'un auteur, en écoutant ses admirateurs." On retrouve le F. Schiffter insupporté par les philosophes qu'il considère à chichis et blablas.

Tout n'est pas sombre heureusement, Baudouin bénéficie de la moitié de l'héritage familial, au grand dam de sa sœur – "[...] tu as passé ton temps à les décevoir [parents] et, en plus, tu ne leur as pas fait d'enfants". Dans sa nouvelle résidence, en voisin serviable, il se lie d'amitié avec le très vieux M. Lévy, personnage touchant très cultivé et ancien barbouze pour le compte de l'État hébreu. Cette complicité lui vaut de rencontrer les faveurs amoureuses de la fille de M. Lévy, médecin et mariée, prénommée Betti, "un cou joli, un sourire charmant". Constatant la nécessité pour Baudoin de faire une pause, Betti l'adresse à un confrère psychiatre Nadaillac, auteur d'une thèse, "L'ennui comme pathologie du désir".

Le psychiatre perce-t-il à jour notre patient ? "Si vous avez le sentiment que ce n'est pas votre moi qui n'est pas adapté à la société, mais que c'est la société qui n'est pas adaptée à votre moi, cela peut cacher un trouble. En psychiatrie, on l'appelle le « complexe d'Alceste »", exprime Nadaillac. [p.82] Soit le misanthrope de Molière qui en veut à Dieu de ne pas avoir fait les hommes à l'image de son ego à lui, Alceste. 

Avec une ironie constamment présente dans "Rétrécissement", Baudouin réfléchit à la thèse de Nadaillac : "... comme je consulte mon horoscope dans un magazine, j'y ai vu des éléments de ressemblance – alors qu'il suffit de jeter un coup d'œil sur la colonne d'un autre signe astrologique pour m'y apercevoir aussi. En feuilletant une autre thèse sur l'érotomanie ou le sadisme, je m'y serais reconnu." [p.99]

La suite narre les déboires, la lassitude et des désordres mentaux de Villard. Opéreront-ils un rétrécissement inéluctable ? La citation en épigraphe est exemplaire à cet égard : "Vivre, c'est perdre du terrain" (Cioran). 

Alors que son premier roman ne m'avait pas enthousiasmé, la seconde fiction de l'essayiste Schiffter est une réussite complète, écriture à ravir, succession de réflexions, ironie et récit d'une dégringolade. Celle-ci se traduit au niveau de l'écriture qui, soumise à une rétraction progressive, voit le texte s'étioler jusqu'au point final. 

 

Ce billet est trop long pour que j'y ajoute quelques mots d'une lecture antérieure de l'auteur qui m'est revenue en parcourant "Rétrécissement". J'en posterai quelques informations demain, ici même.