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14 mai 2022
11 mai 2022
Rubarbara
– Je vais t'expliquer à quoi ça me fait penser, moi, ta politique, dit le vieux s'arrêtant de marcher pour parler et de parler pour traverser précautionneusement une rue vide. J'ai un ami chef d'orchestre à la Scala qui m'a dit que quand on a besoin de bruit de foule, une insurrection, des gens qui gueulent pour ou contre, quoi, on fait chanter en coulisse par des voix de basse un seul beau mot bien sonore : RUBARBARA... En canon... BARBARARU... BARARUBAR... RARUBARBA. Tu vois l'effet. Eh bien, la politique, à droite ou à gauche, c'est RUBARBARA pour moi, mon petit.
Marguerite Yourcenar - "Denier du rêve" (1934, revu en 1959)
6 mai 2022
Train du soir
Sur le fond, très loin, défilait le paysage du soir qui servait, en quelque sorte, de tain mouvant à ce miroir ; les figures humaines qu'il réfléchissait, plus claires, s'y découpaient un peu comme les images en surimpression dans un film. Il n'y avait aucun lien, bien sûr, entre les images mouvantes de l'arrière-plan et celles, plus nettes, des deux personnages ; et pourtant tout se maintenait en une unité fantastique, tant l'immatérielle transparence des figures semblait correspondre et se confondre au flou ténébreux du paysage qu'enveloppait la nuit, pour composer un seul et même univers, une sorte de monde surnaturel et symbolique qui n'était plus d'ici. Un monde d'une beauté ineffable et dont Shimamura se sentait pénétré jusqu'au cœur, bouleversé même, quand d'aventure quelque lumière là-bas, au loin dans la montagne, scintillait tout à coup au beau milieu du visage de la jeune femme, atteignant à un comble inexprimable de cette inexprimable beauté. [p 23]
Yasunari Kawabata - "Pays de neige" (traduit du japonais par Bunkichi Fujimori et Armel Guerne)
5 mai 2022
Pays de neige
Avisé par quelques lignes de Pascal Quignard [Philosophie Magazine - Déc 2021] à propos de Yasunari Kawabata, prix Nobel 1968, j'ai demandé "Pays de neige" (1948) dans la réserve de la bibliothèque provinciale. Sa lecture m'a laissé un souvenir profond, sans doute est-ce dû aux circonstances de lecture, l'humeur, où on s'est assis, le ciel et les oiseaux, tout ce que vous voulez, mais voilà, ce récit un peu étrange m'a beaucoup plu. Étrange n'est sans doute pas le mot, il s'y passe peu de choses, explicitement, mais le livre inspire un immense sentiment de simplicité, de poésie. Je viens de relire le dernier chapitre, l'impression de beauté persiste (à laquelle ne sont pas étrangères quelques clés sur la fin du roman glanées de-ci de-là).
Je crois utile d'insister sur la préface d'Armel Guerne, auteur du texte français avec le traducteur Bunkichi Fujimori : "On croit lire un roman ; on vit une incantation", écrit le poète. Il nomme "thèmes musicaux" les sujets qui habitent ce texte. Cette très belle présentation indique en outre deux points essentiels pour aborder l’auteur japonais : le non-dit et la transposition en français.
Pour ce qui est de la traduction : " [...] l'on comprendra qu'un tel auteur, qui interroge son langage jusqu'au plus intime de son génie, estime, à juste titre, que c'est précisément par ce qu'ils ont d'essentiellement intransmissible (sauf peut-être, par une subtile transposition des valeurs suggestives de la musicalité et de l'image) que ses écrits prennent toute leur valeur. Il méprise les traductions, et il a raison." [préface p 14] Nous voilà prévenus contre un trop facile exotisme.
Kawabata est le défenseur d'une sensibilité et d'une tradition japonaise quasiment ésotérique. Le roman comprend de belles pages sur le Chijimi, l'étoffe blanchie dans la neige : ”Et lorsque la blancheur arrivait à perfection, le printemps arrivait aussi : c’était le signe du printemps dans le Pays de Neige.” [p 168]
J'ai poursuivi ma découverte de l'auteur japonais avec "Les pissenlits", son ultime roman inachevé, long dialogue entre une mère et le fiancé de sa fille qui ont laissé celle-ci dans une institution psychiatrique. De beaux éclairs (la cloche sonne au loin) et des allusions énigmatiques, encore. Vais-je me décider pour le livre de Cécile Sakai ? En attendant, j'ai entamé "Tristesse et beauté".
"Et voilà qu'au fond de son cœur il l'entendait à présent, Komako, comme un bruit silencieux, comme la neige tombant muettement sur un tapis de neige, comme un écho qui s'épuise à force d'être renvoyé entre des murs vides." [P 171]
28 avril 2022
Servitudes volontaires
Guy Haarscher - "Le fantôme de la liberté" (Labor, 1997)
27 avril 2022
Dessiller
22 mars 2022
21 mars 2022
De l'amer à l'ouverture
Tout observateur attentif de la vie publique y relève un mécontentement tangible à la source de manifestations collectives telles que le complotisme, le conspirationnisme, le populisme, voire le fascisme. Dans une présentation de "Ci-git l'amer", Cynthia Fleury exprime que ces phénomènes, certes différents, ont en partage d'être construits autour de pulsions de ressentiment qui entretiennent un rapport de victimes à bourreaux, appelant à la haine et à la réparation par la destruction de ceux-ci. Sur les réseaux sociaux, dans le débat public se développe une radicalisation qui conduit à ce réductionnisme victime/bourreau typique des sociétés du ressentiment et qui a pour effet de renforcer les pulsions qui en sont la source.
La réification [réifier = considérer comme chose] et la non-reconnaissance de l'individu, de même que l'agression ou l'injustice, entraînent un ressentiment légitime. Mais il ne s'agit pas de «fabriquer» des ennemis. Il importe de ne pas s'enfermer dans une vengeance intériorisée, de verser dans la psychose, quelles que soient les raisons de la frustration et de l'amertume. Il y va tant de la santé et de l'épanouissement individuels que de l'avenir démocratique. C'est l'objet central de ce brillant essai.
Pour comprendre ce poison de l'amertume, la psychanalyste formule l'idée d'une membrane qui protège l'individu de la folie lorsqu'il est soumis à l'obligation de violence, de soumission, de vide : cette fine membrane lui permet de s'extraire. Dans le cas du ressentiment permanent, bien installé, il y a "une délégation à autrui de la responsabilité du monde et de soi, un oubli de la membrane qui sépare le dedans du dehors." [p 46]
"La lutte contre le ressentiment enseigne la nécessité d'une tolérance à l'incertitude et à l'injustice. Au bout de cette confrontation, il y a un principe d'augmentation de soi." (feuilleter)
J'ai malheureusement lu des critiques évoquant une essayiste élitiste, friande de termes complexes et de locutions latines. Personne n'est assez insuffisant – au risque, justement, de tomber dans une dépréciation personnelle revancharde – pour ne pas être à même de se procurer la teneur de quelques mots peu usuels. Que cet effort dérange ou ne soit pas accepté ne relève pas des lacunes d'un ouvrage présenté comme un essai.
Un travail copieux, certainement pas un livre pédant. Remarquablement énoncé, réparti clairement suivant des approches diverses, ce texte propose une formulation élégante et minutieuse qui débouche – tôt ou tard, le temps a un prix – sur une compréhension limpide.
"Ci-gît l'amer" est un livre réconfortant qui place les navrants ressassements ressentimistes à distance.

8 mars 2022
De la part de " sœurette "
"Si tu savais Michel, jusqu'où notre promenade m'a menée. Liège, Parme, Paris, Fort-de-France. Fonds d'archives, bibliothèques, musées, maisons diverses et variées. J'y ai traqué un signe, cru percevoir des présences."
"À l'époque de ma balade à Liège avec Michel, le sort de ces deux femmes – Joséphine et Marie-Louise – m'apparaît très moderne à cause de ce divorce." Le divorce, celui de sa mère qui se sépare du père de Michel et se remarie avec celui qu'elle tuera d'un coup de fusil, avant de se donner la mort. Le vieux drame ressurgit en quelques lignes, un rapport de police. Deux maris, deux épouses, peut-être un motif d'approcher les deux femmes de Napoléon, mais le liant est le frère affectueux, voix off aux accents surréalistes : ses phrases désinvoltes sont poésie, Isabelle y applaudit et les donne, larme au bord des mots.
"Rives dépeignées de la Meuse, lestes bleuets et fragiles coquelicots, surprises, rires.La vie en chansons, la vie en balades, la vie en baisers.Liège n'est pas le paradis, mais le paradis se révèle parfois à Liège.Je t'aime Isabelle, autant qu'un frère peut aimer."
Merci à Babelio et aux Éditions des Équateurs.
Couverture : Après-midi à Fiesole de Baccio Maria Bacci (Galerie des Offices, Florence)
23 février 2022
Les limbes des photographies
[Nicolas Branch, personnage du kaléidoscope "Libra", ancien cadre de la CIA engagé pour écrire l'histoire secrète de l'assassinat du président Kennedy, consulte l'immense stock des archives de l'affaire.]
"Et voilà les photographies. Beaucoup sont surexposées, rongées par la lumière, décolorées bien plus qu'elles ne devraient l'être étant donné leur âge, suggérant des choses entraperçues en dépit de la nature ordinaire des objets photographiés et de la simplicité des légendes. Tringles de rideaux trouvées sur une étagère dans le garage de Ruth Paine. Elles sont là. La photographie ne montre rien de plus ni rien de moins. Mais Branch sent qu'il y a une curieuse désolation, une sorte de solitude piégée dans les images. Pourquoi ces photographies ont-elles le pouvoir de le bouleverser, de le rendre triste ? Banales, pâlies, décolorées, en suspens à l'extérieur du cœur même de cette époque, elles n'affirment rien, ne clarifient rien, elles sont solitaires. Est-ce qu'une photographie peut être solitaire ?
Don DeLillo - "Libra" (Actes Sud Babel pages 264)
[Traduit de l'américain par Michel Courtois-Fourcy]
21 février 2022
Libra l'antihéros
"C'était l'année où il prenait le métro d'un bout de la ville à l'autre, trois cents kilomètres de rail. Il aimait se tenir debout, à l'avant de la première voiture, les mains bien à plat contre la vitre. La rame fonçait dans le noir. Les gens, sur les quais des stations réservées aux omnibus, fixaient le vide, comme ils avaient appris à le faire depuis des années. Il se demandait vaguement, alors qu'il passait comme une flèche devant eux, qui étaient réellement ces gens. Son corps vibrait à l'unisson des vitesses de pointe. Ça allait si vite parfois qu'il se demandait si on n'était pas en train de perdre le contrôle. Le bruit atteignait des stridences douloureuses qu'il acceptait comme une épreuve personnelle. Une autre courbe délirante. Il y avait une telle charge de métal dans ce vacarme qu'il pouvait presque sentir un goût de fer sur sa langue, comme celui que découvre un enfant en portant un de ses jouets à la bouche." [Babel page 11]
"...une suite d'incohérences qui parvinrent à prendre forme, à atteindre un résultat grâce, principalement, à la chance. Des hommes habiles et des imbéciles, des indécisions et des fortes volontés, et aussi des conditions atmosphériques." [Babel page 624]
11 février 2022
Musil - Bouveresse : l'homme probable (3)
Bouveresse souligne à la fin de l'ouvrage [page 291] le regard de Musil sur l'égoïsme individuel et le capitalisme : pour Musil, c'est une organisation rationnelle et créative, génératrice de progrès, cependant le fondement de l'ordre – tout relatif – qui la caractérise s'appuie sur un autre type de disposition, à savoir la part non appétitive de l'être humain. L'homme non appétitif, qui rappelle l'homme sans qualités, est exposé par Musil dans "Souffles d'un jour d'été" [chapitre 52 du tome II; page 694] : "C'est à la part appétitive de nos sentiments, explique Ulrich à sa sœur, que le monde doit toutes ses œuvres et toute sa beauté, tous ses progrès, mais aussi son agitation et, en fin de compte, son absurde mouvement circulaire."
L'espèce non appétitive timide, vague et rêveuse peut passer pour asociale et nihiliste : "Sa passion n'a pas encore trouvé d'usage réel dans le monde qui est le nôtre" ajoute Bouveresse et d'enchaîner sur l'artiste qu'il y a en tout homme du possible. L'artiste authentique, selon Robert Musil, ne se confond pas avec un refus bavard de la réalité mais manifeste son insatisfaction à l'égard du réel en exprimant qu'il ne constitue pas le dernier mot.
- Chapitre 4 "S'il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible"
- Chapitre 72 "La science sourit dans sa barbe, ou : Première rencontre circonstanciée avec le Mal"
- Chapitre 83 "Toujours la même histoire, ou : Pourquoi n'invente-t-on pas l'histoire ?"
- Chapitre 103 "La tentation"
- Chapitre 52 (tome II) : "Souffles d'un jour d'été"
Repères importants de "L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire" :
- Sur l'homme du possible ou sans qualités : pages 284 (avec chapitre 4 de HSQ tome I)
- Les sciences et Musil : pages 15 et 151
- Questions centrales de l'essai : homme nouveau, histoire et probabilités : page 53 et 219
- Fatum statisticum nœud du problème : page 223
- Mode non appétitif : page 291
- Notions scientifiques pour le déterminisme : Appendices I et II
Autre ouvrage de J. Bouveresse : dix études sur Robert Musil (Seuil, 2001) |
10 février 2022
Musil - Bouveresse : l'homme probable (2)
9 février 2022
Musil - Bouveresse : l'homme probable (1)
S'il l'on affirme en toute bonne foi que "L'homme sans qualités" de Robert Musil est un ouvrage de haute tenue littéraire et intellectuelle, on mesure mieux sa portée en suivant les analyses qu'en a faites Jacques Bouveresse. Elles sont certes orientées ici vers le déterminisme historique, mais sont l'occasion d'approfondir l'esprit musilien.
"L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire" (1993), travail brillant et parfois ardu, ausculte la pensée de Robert Musil et explore les environnements intellectuel et épistémologique [philosophie des sciences] de la première moitié du 20e siècle qui ont inspiré son expérience littéraire et ses conjectures. La 4e de couverture résume parfaitement l'ouvrage.
31 janvier 2022
La mémoire de l'île
Un bijou perdu sur un présentoir section Histoire de la bibliothèque publique. C'est de l'histoire, certes, mais ce sont les illustrations qui ont suscité mon emprunt : prestes aquarelles de Paul Perraudin.
François de Beaulieu y raconte comment, venu là en vacances dès l'adolescence, il a appris du passé en conversant avec les vieilles personnes de l'Île-aux-Moines, avant de s'y installer. Anecdotes, légendes ou revenants pour fantasmer et frissonner : ainsi Potr en Nor, génie tantôt bienfaisant tantôt maléfique embarquait avec les marins ; une vieille raconte que son grand-père capitaine ne parvint à le chasser de son bord qu'en noyant l'embarcation. Tout un univers insulaire que l'on suit jusqu'à la grille du cimetière, où viennent maintenant à la rencontre de l'auteur les fantômes de ces familiers confidents du passé.
Charmant petit livre (éditions Dialogues) qui marie l'héritage des anciens, la couleur à l'aquarelle et les attraits du golfe du Mor bihan – la petite mer en breton – , avec des îles et îlots comme s'il en pleuvait.
Paul Perraudin - L'Île-aux-Moines |