26 juillet 2024

La der des ders pour les jeunes

Illustrations de Édouard Groult

Merci aux éditions Sedrap qui, sollicitées par Babelio, ont prestement corrigé leur distraction (voir billet du 17 juin) et me permettent de vous proposer un compte rendu de "Petit-Jean des poilus" de Michel Piquemal (Masse Critique Jeunesse de mai).

Le livre est dédié à Louis Pergaud, l'auteur de "La guerre des boutons", fauché en 1915 par la Grande Guerre. Le livre, destiné aux 8-12 ans, comporte deux parties. 

D'abord l'histoire de Jean, dix ans, qui loge avec sa grand-mère à quelques kilomètres du front. Des soldats sont envoyés en repos au village pour quelques jours, dont un sergent, Monsieur Jean, qui reçoit l'hospitalité dans leur demeure. Jean lui laisse son lit et dort avec sa grand-mère. Le père du gamin est mort peu après sa naissance, de sorte que l'amitié avec ce brave poilu le comble de bonheur. Les voyant tout le temps ensemble, on finit par surnommer le garçon Petit-Jean. Puis retour au front... De nouveau au repos, fatigué et amaigri... Au front encore... Vous devinez la suite.

La seconde partie du recueil reprend quelques lettres, correspondance de soldats avec leurs proches. Il est pénible de lire les intarissables espérances de gens qui s'attendent et qui furent vaines, la faute à un tir ennemi, une explosion d'obus ou des gaz létaux.
Extrait de lettre : Josette à son mari Émile Louis D. (28 juin 1916)
[...] 
Mon amour, quand seras-tu à mes côtés, quand aurai-je le bonheur sans égal d'avoir mon tant Aimé ? Il me tarde. Que je languis, mon chéri !
Bonsoir, à demain, j'ajouterai à cette lettre un petit mot. Reçois tout mon cœur dans un long baiser. Grosses bisettes de ton lutin. Ta grande chérie qui t'aime.
[Mot ajouté]
Le 29 juin 1916, 7 heures et demie
Reçois de Pierrot et de ta femnotte beaucoup de bisettes. Nous ne t'oublions pas un seul instant et nous joignons toute notre tendresse. Ta tienne Josette. 
[Émile Louis mourra au combat en août 1917, sans savoir revu Josette et Pierrot.]
Porte-plume réalisé dans les tranchées avec des douilles.

Un livre soigné (petit format carré, feuilles satinées, reliure solide), conçu pour expliquer et transmettre aux plus jeunes le souvenir de cette guerre, dont on disait, à l'Armistice de 1918, qu'elle était la dernière des dernières.

23 juillet 2024

Soigner à distance

Les courses au large sont très médiatisées, tandis que le médecin se tient dans l'ombre, sur la brèche durant de nombreuses semaines, pour intervenir à distance en cas de maladie ou blessure parmi équipages ou navigateurs solitaires. Jean-Yves Chauve s'occupe aussi, en bénévole, de croisières à vocations humanitaires et écologiques, telle "Matelots de la vie" où sont embarqués des jeunes malades afin d'entrer en contact avec des populations accessibles par la mer.

Après avoir appris à naviguer à la voile à 10 ans, notre navigateur en herbe fait des études de médecine en 1968, à Poitiers. Il reste fort attaché à l'océan, rédige des fiches médicales à destination des plaisanciers, puis publie un guide en 1978. Avec son épouse Michèle, il se lance dans la fabrication d'un voilier de 12 m en acier : "Sidarta". Leur fils, à cinq jours, fera sa première navigation lors du lancement du bateau.

Amoureux de la mer, compétent en médecine, alors que la course au large en est à ses balbutiements, la croisière réservée à une élite, Jean-Yves Chauve était désireux de faire son chemin dans le monde de la navigation. Il est aujourd'hui une personnalité française incontournable de la télémédecine en mer, depuis ses débuts en 1987, avec l'assistance médicale de la "Solitaire du Figaro" jusqu'au "Vendée Globe" de 1989 à 2020.

Dans les années 2000, les moyens de communication par satellite étaient peu performants. La transmission écrite étant la plus fiable pour la prise en charge d'un blessé ou d'un malade, Chauve propose une nomenclature codée qui permet de comprimer le volume des informations échangées. Ainsi : 544A, B (S+2 à S+7), F, (RST2), etc. signifie par exemple "En me retenant d'une main, j'ai eu très mal au bras ; la douleur s'est accompagnée d'un bruit semblable à un craquement ; elle augmente quand je bouge l'épaule et irradie au niveau du haut du bras ; etc." [p.127]

En vingt ans, tout a fort évolué, la vitesse et le volume des informations transitant par satellite permettent, par donner un exemple, de communiquer dans de très courts délais le bruit digitalisé des poumons d'un navigateur qui s'ausculte par stéthoscope. Le son transmis sera consulté à loisir de l'autre côté de la terre. 

"Médecin du large" comprend trente-six chapitres relativement courts sur des épisodes vécus par le toubib des skippers. Très agréable à lire, il y a de nombreuses anecdotes dramatiques ou cocasses, ainsi que le récit des interventions auxquelles certains marins, perdus aux confins de la terre, doivent le salut.
Spoil ↓  
Je dévoile un de ces épisodes, parmi beaucoup d'autres. Lors de la Route du Rhum 1998, Éric Dumont sent qu'il est aux limites du bateau, distorsions dans les résonances, cacophonie dans les chocs, il faut affaler le grand foc. Mais la drisse est coincée tout en haut du mat, la voile ne peut descendre. Il faut monter couper le cordage. Trente mètres à la force des bras et des jambes, tube lisse et glissant secoué par la mer ! Quelques coups de couteau et la voile tombe. Puis une vague plus violente, Dumont se cale avec le bras droit, mais le gauche tape sur le couteau et transperce le biceps. Une fois en bas, une seule idée, retirer la lame, mais le geste coupe une seconde fois le muscle. Du sang partout. Chez lui à Guérande, Jean-Yves Chauve communique avec Éric qui perd connaissance. Le médecin engage la procédure d'urgence, tous les bateaux proches sont déroutés, légendaire solidarité des gens de mer.
Au téléphone, le silence est insoutenable. L'hémorragie est grave, car la veine humérale paraît touchée. Mais il reprend connaissance, le médecin lui donne les instructions pour comprimer la plaie avec le matériel de soins à bord. Deux heures plus tard une frégate de la Navy est sur place. Si la lame avait complètement sectionné l'artère, Éric n'aurait pu revenir à lui. Jean-Yves aura toutes les difficultés à convaincre Dumont de ne pas repartir une fois les points de suture posés... "La résistance de ces skippers n'a d'égale que leur volonté de vaincre..." [chapitre "Silence radio" p.131]

Je tiens à évoquer l'hommage rendu par J-Y Chauve aux femmes skippers. "Comme les courses ne se gagnent pas qu'aux muscles, mais bien à la stratégie, le match se court à armes égales. [...] L'endurance, l'agressivité, la détermination de ces « marines » valent largement celles de leurs adversaires masculins." [p.163]

Le travail de Jean-Yves Chauve s'attache beaucoup à la prévention. Quant à la gestion du sommeil, trouver l'adéquation entre dormir un minimum et garder une vigilance maximale : "Les marins sont des dormeurs de haut niveau, car ils apprennent à optimiser leur durée de sommeil", mentionne-t-il lors d'un entretien. L'aspect nutrition est, lui aussi, vital, ainsi que l'entretien physique dans un bateau au périmètre de marche réduit. Il faut encore tenir compte de la météo : il établit ses ordonnances en fonction du ciel, un flacon de désinfectant ne sera pas stable sur une table en cas de gros grain. Vous découvrirez ces aspects développés dans ce livre d'expert.

Pour terminer, un bémol non repris dans le livre, l'auteur l'exprimant à une autre occasion. Elle rejoint ma propre réflexion : "Aujourd’hui, avec les équipements de liaison instantanée, c’est très différent. Les skippers peuvent communiquer à tout moment par WhatsApp avec leurs familles et leurs amis. Cela change complètement l’état d’esprit du voyage, cela n’a plus, comme autrefois, valeur de voyage initiatique et de voyage en soi-même. Je dirais que c’est désormais plus une aventure sportive qu’une aventure humaine."

Grand admirateur et lecteur de sir Francis Chichester (1901-1972), je regrette l'époque des skippers pionniers solitaires. Je conviens néanmoins que la télémédecine constitue un domaine captivant, qui trouve de nombreuses applications en dehors des courses de bateaux.

Francis Chichester sur Gipsy Moth IV

Mes remerciements aux Éditions Glénat et à Babelio.

21 juillet 2024

Les feux de la misère

"Naufrages" - Akira Yoshimura
Traduit du japonais par
Rose-Marie Makino-Fayolle
Actes Sud, 1999

Akira Yoshimura (1927-2006) est surtout connu chez nous grâce aux traductions françaises d'Actes Sud. Auteur de romans et nouvelles, il a reçu de nombreuses distinctions au Japon, dont le prix Dazaï en 1966 pour "Voyage vers les étoiles". Il est considéré comme un monument dans son pays, comparable à Mishima.

"Naufrages" raconte, par le regard d'un adolescent, Isaku, la pauvre vie d'un village intemporel de pêcheurs, entre mer et montagne. Certains habitants louent leurs services pour plusieurs années dans des régions lointaines. Au village, la survie, leur seul luxe, dépend de bateaux qui viennent se fracasser, par gros temps, sur les rochers du rivage. Les épaves sont pillées et carrément dépecées au point qu'il n'en reste rien. Pour attirer ces bateaux, les habitants font cuire le sel dans des chaudrons sur de grands feux. Le but est de fournir le sel nécessaire pendant une année, mais fallacieusement, il s'agit d'attirer les navires en perdition tentés de se repérer sur la lumière des brasiers. La capture d'un de ces bateaux, remplis de denrées et fournitures utiles, offre aux villageois un répit pendant des mois, voire des années.

L'œuvre de Yoshimura est sombre, celle d'un auteur qui paraît hanté par la mort. Il écrit au scalpel, dans un style froid et épuré. La simplicité narrative ne laisse pas transparaître d'émotion. La mort s'écrit dans le flux ordinaire du récit, presque banale, inattendue, sèche et, pour ma part, ces sentences lapidaires m'ont remué.

L'épouse de l'auteur, Setsuko Tsumura, est une écrivaine de renom au Japon. Elle est non traduite en français. Le couple, selon un pacte conclu entre eux, ne lisait jamais les livres de l'autre. Aujourd'hui, elle découvre l'œuvre poignante et singulière de son époux. 

"Naufrages" est un roman inexorable et magnifique. Je songe à Yasunari Kawabata – encore que ce dernier soit beaucoup plus étrange et impénétrable – que j'ai beaucoup lu en 2022 (non chroniqué hormis "Pays de neige"). Yoshimura en était un fervent admirateur.

Quatrième de couverture (clic pour agrandir)

8 juillet 2024

Boniments et gnangnan


Je le notais dans le billet précédent, certains philosophes vedettes ont peu de crédit aux yeux de l'auteur de "Rétrécissement", il avoue ne pas être sensible à leurs concepts alambiqués. Dans un essai de 2002, Frédéric Schiffter expliquait clairement son point de vue. 

Depuis quelque semaines, l'auteur exhume certains de ses ouvrages et humeurs dans des vidéos, où il apparaît assis sur un sofa (à l'instar, dirait-on, du personnage d'Hopper qui illustre l'en-tête de son blog)

Je vous invite à regarder, si vous le souhaitez, l'une de ces vidéos, "Mes concepts", présentée avec une piquante goguenardise par le philosophe sans qualités. L'on y (re)découvre le développement des concepts limpides de chichi, blabla et même gnangnan. [durée 9'55"]

Suite à un rétrécissement récent, j'ai dû élaguer ma bibliothèque, et si j'ai gardé quelques bouquins de philo exigeants, je ne pouvais manquer de conserver ce petit opus qui garde les pieds sur terre.


7 juillet 2024

Étiolement

(Le Cherche Midi, 2023)
"Comme j'ai toujours la manie d'acheter des romans ou des essais, je me suis muni d'une liseuse. Le vendeur m'a certifié que cette merveille avait une bonne mémoire, que je pouvais «télécharger» plusieurs milliers de « produits ». Le mot « produit » vaut désormais pour tout type de choses vendues, des livres comme des maisons. Federica, qui n'a pourtant pas été formatée par une école de commerce, a fini elle aussi par utiliser ce terme pour désigner soit un appartement soit une villa. « C'est un produit rare sur le marché », dit-elle. Quand, un jour, je lui fis remarquer combien la formule était vulgaire et sotte – « Depuis quand habite-t-on un produit ? » – elle me lança au visage que je parlais une langue morte." [p.34] 

Baudouin Villard, le narrateur et professeur de philosophie qui vit un « rétrécissement », n'est plus en phase avec le monde qui l'entoure et va de déconvenue en déconvenue. Le dialogue ci-dessus avec Federica, sa future ex-épouse, est significatif de ce qui restreint son épanouissement. L'ennui, le siècle, avec ses excès et boniments, ses laideurs et vacarmes, conduisent le professeur à abandonner son métier et, si l'on excepte les lignes qu'il continue à écrire, car il écrit des livres, il se sent perdre tout, y compris ses amis qui se liguent avec celles et ceux qui le critiquent. Cet homme désabusé voit son corps s'émacier et son existence s'atrophier.

Comme il tardait à publier un livre qui connaisse quelque succès commercial, Federica ne laissait pas de le traiter d'eunuque. "Un homme au pouvoir d'achat nul et sans lustre social est un homme castré." [p.27] 

"Je ne suis pas un auteur dont on attend une dédicace.
On me fait l'aumône de me lire." [p.37]

Lorsqu'il se sépare de la méprisante avocate, il est obligé de renoncer à ses livres, faute de place dans son nouveau deux pièces. Il ne peut toutefois abandonner ses Thomas Bernhard et garde trois grandes œuvres : "De natura rerum" de Lucrèce, "Les Essais" de Montaigne et "Le Monde comme volonté..." de Schopenhauer. Les pensums de Foucault, de Derrida, de Deleuze, "ces vedettes", ne trouvent pas grâce à ses yeux : "Je tiens pour moi qu'on peut juger avec précision de l'intérêt ou de la valeur d'un philosophe, ou d'un auteur, en écoutant ses admirateurs." On retrouve le F. Schiffter insupporté par les philosophes qu'il considère à chichis et blablas.

Tout n'est pas sombre heureusement, Baudouin bénéficie de la moitié de l'héritage familial, au grand dam de sa sœur – "[...] tu as passé ton temps à les décevoir [parents] et, en plus, tu ne leur as pas fait d'enfants". Dans sa nouvelle résidence, en voisin serviable, il se lie d'amitié avec le très vieux M. Lévy, personnage touchant très cultivé et ancien barbouze pour le compte de l'État hébreu. Cette complicité lui vaut de rencontrer les faveurs amoureuses de la fille de M. Lévy, médecin et mariée, prénommée Betti, "un cou joli, un sourire charmant". Constatant la nécessité pour Baudoin de faire une pause, Betti l'adresse à un confrère psychiatre Nadaillac, auteur d'une thèse, "L'ennui comme pathologie du désir".

Le psychiatre perce-t-il à jour notre patient ? "Si vous avez le sentiment que ce n'est pas votre moi qui n'est pas adapté à la société, mais que c'est la société qui n'est pas adaptée à votre moi, cela peut cacher un trouble. En psychiatrie, on l'appelle le « complexe d'Alceste »", exprime Nadaillac. [p.82] Soit le misanthrope de Molière qui en veut à Dieu de ne pas avoir fait les hommes à l'image de son ego à lui, Alceste. 

Avec une ironie constamment présente dans "Rétrécissement", Baudouin réfléchit à la thèse de Nadaillac : "... comme je consulte mon horoscope dans un magazine, j'y ai vu des éléments de ressemblance – alors qu'il suffit de jeter un coup d'œil sur la colonne d'un autre signe astrologique pour m'y apercevoir aussi. En feuilletant une autre thèse sur l'érotomanie ou le sadisme, je m'y serais reconnu." [p.99]

La suite narre les déboires, la lassitude et des désordres mentaux de Villard. Opéreront-ils un rétrécissement inéluctable ? La citation en épigraphe est exemplaire à cet égard : "Vivre, c'est perdre du terrain" (Cioran). 

Alors que son premier roman ne m'avait pas enthousiasmé, la seconde fiction de l'essayiste Schiffter est une réussite complète, écriture à ravir, succession de réflexions, ironie et récit d'une dégringolade. Celle-ci se traduit au niveau de l'écriture qui, soumise à une rétraction progressive, voit le texte s'étioler jusqu'au point final. 

 

Ce billet est trop long pour que j'y ajoute quelques mots d'une lecture antérieure de l'auteur qui m'est revenue en parcourant "Rétrécissement". J'en posterai quelques informations demain, ici même.

27 juin 2024

Le FBI dans la tornade

Image satellitaire de Katrina (NASA, 2005)

Voici le monstre, immense tourbillon de blanc d'œuf en neige, vu d'en haut par les satellites de la NASA. Certes, il y a bien dans ce thriller de Dolorès Redondo un monstre de chair et d'os, un tueur en série, diabolique et insaisissable, qui, d'une arme à feu, décime des familles de compositions semblables, les parents, leurs trois enfants et la grand-mère, disposant systématiquement les corps têtes au nord, mais le plus meurtrier reste l'ouragan Katrina qui frappa plusieurs états du sud des États-Unis en août 2005. Ce cyclone (1836 morts, dommages pour 141 milliards de $) a plongé La Nouvelle-Orléans sous les eaux, conditions apocalyptiques dans lesquelles se déroule une bonne partie du roman.

Sous la plume de l'écrivaine espagnole, réapparaît l'enquêtrice Amaia Salazar, l'héroïne de la trilogie du Baztán, femme flic qui a développé un sens intuitif du comportement criminel, pour avoir elle-même côtoyé le mal, subissant dans l'enfance la haine de sa mère conjuguée à la lâcheté de son père. Dans cette affaire, elle intègre le FBI comme profileuse dans l'équipe de l'agent Dupree. Celui-ci a remarqué la perspicacité d'Amaia qu'elle allie à une certaine insolence pour masquer ses traumatismes d'enfance.

La particularité du meurtrier de "La face nord du cœur", surnommé le « Compositeur » tant ses méfaits semblent réalisés comme des partitions, est d'éliminer des familles entières en camouflant les crimes dans les dégâts d'une tornade ou d'une catastrophe. Il agit dans les moments précédant le souffle de la tempête, ce qui, par la suite, éloigne toute suspicion de meurtre lors de la découverte des victimes.

L'intrigue est embrouillée par des mystères où l'on retrouve les contes et rites vaudous de la Louisiane, avec le mythe d'un baron sanglant nommé Samedi. Tout cela accrédite une forme de sorcellerie qui sème le trouble parmi l'équipe d'agents chargés de traquer le tueur. Les inondations de La Nouvelle-Orléans perturbent grandement leurs déplacements et, pour parachever le tableau, les déchets organiques répandus en grande quantité entraînent le développement d’agents pathogènes qui menacent la santé publique.

Dolorès Redondo est imprégnée par les grands auteurs américains de thrillers, par les classiques du film noir américain, de même que par les séries criminelles fantastiques – des domaines qui me sont peu familiers – mais elle évite les étiquettes en mêlant adroitement les codes du genre, ceci constituant, selon moi, les atouts du travail de l'autrice. Je reste cependant persuadé que, comme c'est le cas de beaucoup de pavés, on pourrait faire l'économie du quart, voire du tiers des pages, sans gâcher la qualité ni l'acuité du suspense. Je comprends aussi que beaucoup aiment lire de longs livres.

Traduction française : Anne Plantagenet
"De l’étude des victimes de Katrina, Dolorès Redondo a tiré un profil type représenté dans son nouveau roman, La Face nord du cœur, par le personnage de Nana : « Une femme assez âgée, pauvre, noire et célibataire. »" [Le Monde des livres, février 2021] Il apparaît en effet que les digues ont plus facilement cédé dans les quartiers pauvres, car bâties avec des matériaux de qualité inférieure.

J'ai parcouru ce livre dans sa version audio, ce media me permet d'aborder plus facilement les très gros livres de fiction.

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17 juin 2024

Le secret de Ti-Jean

Les illustrations sont de Juliette Laude

Au lieu d'un billet sur l'histoire du Petit-Jean qui se lie d'amitié avec un Poilu de 14, je vais commenter la fable de Ti-Jean de la Réunion, parue comme la précédente aux éditions Sedrap Jeunesse. La raison de ceci est que, dans le cadre de l'opération Masse Critique de Babelio (jeunesse), j'ai reçu le second plutôt que le premier. 

"Ti-Jean de la Réunion" est un conte court de Jean-Pierre Kerloc'h.

Alors que des esclaves travaillaient encore dans les plantations de canne à sucre, le pauvre Ti-Jean avait pour seule richesse un jeu de carte, un banc et un manguier dont il vendait les fruits au marché. Un jour où son commerce avait bien rapporté, il achète de quoi cuisiner un excellent rougail. Au moment d'y goûter, l'eau à la bouche, il entend un bruit de pas : un vieil homme courbé à barbe blanche s'approche et lui dit "J'ai faim...". Bon cœur, Ti-Jean dit au vieillard de se servir et il vide toute la marmite. 

Le bonhomme finit par révéler qu'il est très très vieux et qu'on le dit roi du paradis. Voyant qu'il a affaire à un bon garçon, il décide de le récompenser. Marmonnant une formule du genre "mougnoumougnoum", il saupoudre le jeu de cartes du gamin avec quelque substrat invisible et fait de même pour le banc et le manguier. 

"On se reverra un jour..." lance le vieux en s'en allant.

Beaucoup de jours et de mois passent. Le garçon voit alors venir une dame, ni jeune ni veille, vêtue de gris : "Je viens te chercher, Ti Jean". 

Ta Mort viendra à toi comme un voleur 
Et tu ne connaitras ni le jour ni l'heure

Ti-Jean, comprenant que son heure est là, décide de recourir à son jeu de cartes magique. Il propose à la Faucheuse une partie de carte dont l'enjeu est de lui laisser un an de plus s'il gagne. Elle perd et lui accorde un an de sursis. Douze mois passent et, n'en doutez pas, la femme en robe grise réapparaît.

Là, il est temps de vous tenir en haleine : comment le réunionnais échappera-t-il une nouvelle fois à la Mort, et même une autre fois encore ? Et quid s'il finit fatalement par se retrouver derrière la Porte de l'Autre Monde, où il y a le Malin ainsi qu'un certain Vieux à barbe blanche ?

Ce conte n'est pas du tout interdit aux adultes qui conservent leur part de candeur. Revigorant, il explique le secret de l'immuable Ti-Jean que vous croiserez peut-être si vous allez en Réunion. 

Un fichier pédagogique (CE1 - 7/8 ans) est disponible aux éditions Sedrap.

9 juin 2024

À la mer

Qu'est-ce donc qui, dans la mer, attire les gens ? Qui invite l'oisif à venir jouer et méditer sur ses bords ? Qui a édifié ces colonies aux couleurs de sorbets, ces avant-postes du plaisir le long des falaises et des galets de la côte sud ? Le plaisir d'être sur le bord ? Le plaisir dans la précarité du plaisir ? Comment auraient-ils pu se charger d'une si étrange intensité, être l'objet d'une si étrange prédilection, ces petits mondes (le quai, le poste de sauvetage, l'aquarium) que nous fréquentâmes jadis deux semaines sur cinquante-deux, s'ils n'avaient été blottis contre ce monstre assoupi, la mer ? (Traduit de l'anglais par Robert Davreu)

Graham Swift - Incipit de "Cliffedge" - du recueil de nouvelles "La leçon de natation" (1982)


J'ai choisi ce passage parce que la réflexion, avec son lot de questions, m'est souvent venue lorsque que j'ai séjourné à la côte belge.

Onze nouvelles composent "La leçon de natation". En comparaison des romans de l'auteur lus auparavant ("Le dimanche des mères" ; "Le pays des eaux"), elles m'ont paru plus délicates à appréhender. Leur dimension psychologique requiert plus d'attention, voire d'intuition, si l'on veut déceler les "mouvements souterrains" des personnages.

4e de couverture (traduction française, 1995,
Gallimard - Du monde entier)

4 juin 2024

Helen : 1915, défilé militaire

"Les premiers rangs passent devant l'estrade et exécutent leur salut – peut-être un contretemps réduit au plus strict minimum – à la manière que l'on attend d'eux. Mais lorsque le tour vient des « tête à droite » successifs du corps principal des nouveaux volontaires, il est patent qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Car, avant que l'ordre vienne, bon nombre de têtes sont déjà tournées vers la droite ; et non vers le brigadier qui salue, ni vers aucun des chefs aux visages rubiconds, mais vers Helen Atkinson qui est assise à côté de son père sur l'estrade de fortune parmi les dignitaires civils, à droite du point de salut. Dès qu'ils jettent un regard du coin de l'œil, ils doivent reprendre un regard normal. Et dès qu'ils prennent un regard normal, ils ne peuvent détourner leurs yeux. Hé ! n'est-ce pas une vision plus jolie que celle d'un galonné à médailles... ? Et attendu qu'ils sont même contraints de regarder en arrière, par-dessus leurs épaules, et non de désirer dépasser rapidement cet objet d'attention, toute prétention à maintenir la cadence ou à conserver l'alignement est abandonnée, les rangs de derrière marchent sur les talons de ceux de devant, quelqu'un trébuche, un fusil tombe – ce défilé tourne à l'abattoir..." [Traduit de l'anglais par Robert Davreu]

Graham Swift - "Le pays des eaux" (1985)

 

Anthony Osler - "Fenland Skies

3 juin 2024

Les eaux troubles des Fens

(Traduit de l'anglais par Robert Davreu)

Le genre de livre dont on a coutume de dire qu'on n'en sort pas intact. On a l'impression d'être imprégné de cette eau vaseuse qui coule entre des berges surélevées, canalisée avec opiniâtreté au long des siècles après l'assèchement des marécages, afin de rendre exploitables ces basses terres du Fenland [voir carte plus bas]. Y apparurent alors des champs de blé et d'orge, lequel donna des bières qui jouèrent leur rôle dans les confondantes accointances de deux lignées familiales, au cours d'un siècle marqué par des guerres mondiales.

"Aussi laissez-moi vous en raconter une autre. Laissez-moi vous raconter.
(Graham Swift)

Le professeur d'histoire Tom Crick, dont la famille et ses contemporaines du pays des Fens, ont connu bien des infortunes, préfère raconter à sa classe ces histoires-là – les élèves (et le lecteur peut-être) les trouveront diablement envoûtantes, car ce monotone nulle-part, qui s'étend jusqu'à l'horizon, se prête à l'imaginaire et au surnaturel –, plutôt que suivre le programme officiel où il s'agit de Révolution Française, de guerre de tranchées hérissées de barbelés ou d'oiseaux d'acier, chargés de feu, décollant vers le continent. 
Non, au grand dam de son principal de collège, l'histoire, la Grande, Tom la remise dans les marges : 
"Ah, mes enfants, [...] Considérez que l'étude de l'histoire est l'opposé même, est le contraire même, de l'action de la faire. Considérez votre professeur d'histoire à l'âge de dix-sept ans, qui, alors que la lutte pour l'Europe atteint son point culminant de folie, alors que nous faisons une percée en France et que les Russes foncent sur Berlin, n'accorde que peu d'attention à ces grands Événements (des événements de nature locale, mais néanmoins dévastatrice ayant éclipsé à ses yeux leur importance) et se plonge lui-même, à la place, dans un travail de recherche d'un genre obscur et obsessionnel : les progrès de l'assèchement des terres (et du brassage de la bière) dans les Fens orientaux, [...], ... l'histoire, recueillie aussi bien de la mémoire vivante que des archives, tant publiques qu'on ne peut plus privées, des familles Crick et Atkinson."
Parmi ces deux lignées, les uns riches de leur réussite pour assécher les sols et produire de la bière, les autres œuvrant aux entreprises ingénieuses des premiers, augurent une œuvre romanesque profuse : le prestige de hardis et efficaces entrepreneurs, de timides puis charnelles amours adolescentes, Sarah, figée à vie dans un fauteuil par une gifle de son mari, et dont la rumeur vit maintes fois le spectre, un enfant volé sur ordre divin, une faiseuse d'ange un peu sorcière, un inceste, un garçon à tête de patate et au sexe surdimensionné, une anguille vivante dans une culotte, un noyé – meurtre ou accident ? –, un coffret sous clé avec des bouteilles d'une bière spéciale et un testament en guise d'aveu. Et fatalement des crues, où tout est à refaire. 
Beaucoup d'épreuves et d'efforts, ici et maintenant, et c'est en cela, pour le vieux prof Cricky, que le bruit de la Grande Histoire paraît lointain, inapproprié, oserait-on écrire.

Je crois que ce qui fait la qualité de cette fiction est la manière dont Graham Swift l'a structurée, alternant adroitement les fils du récit, de sorte que la trame semble s'écouler telle une eau fangeuse dont il faut canaliser les ramifications fantasques. S'y côtoient des identités nébuleuses, dans une atmosphère qui tient du conte de fée, noir comme il se doit, avec des personnages féminins extrêmement bien cernés : Sarah Atkinson est belle, d'une beauté d'actrice, source de rumeurs – on l'a vu – après son "accident" ; Helen Atkinson, mère de Tom Crick, fait trébucher un défilé de soldats ; Mary Metcalf, seize ans, trop curieuse des garçons, tente de perdre un embryon en sautant de haut, jambes écartées, encore et encore
Et les hommes, direz-vous ? Ils n'ont pas – avis masculin – cette prestesse de crever la page, si l'on excepte l'attachant professeur, l'époux de Mary, qui détourne ses leçons d'histoire pour en raconter une autre.

Je veux m'attarder sur le garde-barrière Jack Parr, constamment ivre, qui par un soir de grand désespoir, s'assied sur les rails "en attente d'une mort aux roues d'acier". Mais, en dépit du trafic ferroviaire, il est vivant au matin, cuvant sur les voies. Par quel prodige ? Une femme encore... mais n'allons pas tout déflorer : sachez que dans "Le pays des eaux", il y a des mystères explicables qui sont des miracles.

Il y a encore d'intéressantes digressions, telles les recherches authentiques sur la reproduction des anguilles, où pointe l'humour de Swift :
"Julius Münter, [...], déclara, après avoir examiné quelque trois mille anguilles, qu'aucune d'entre elles n'était un mâle et que l'espèce se reproduisait par parthénogenèse – c'est-à-dire par immaculée conception."
Ce roman anglais fut considéré ("Le Monde") dans les années 1985 comme un des meilleurs de la littérature contemporaine. Je pense qu'il peut toujours, à mes yeux certainement, ambitionner ces étoiles. Publié en 1983 (2001 en Folio), on ne le trouve pas aisément d'occasion, mais merci aux bibliothèques (avec quelques réserves toutefois, il nest pas partout).

Les Fens s'étendent au sud du Wash, cette profonde indentation de la côte est de l'Angleterre, à gauche du Norfolk.


Source Wikipédia
Un peu de savoir, enfin, avec une étude ponctuelle (clic)"Fin de l'histoire sans fin", de Jean-François Chassay :
"Le roman de Swift propose une stratégie narrative évoquant les « récits de vie », mais en se servant d’une aventure singulière, celle de Tom Crick, pour raconter celle de tous les Crick et les Atkinson et embrasser le monde : les événements qui traversent, même à distance, l’épopée des deux familles. Il joue du récit de vie pour proposer quelque chose qui dépasse celui-ci tout en s’en inspirant, laissant bruire la rumeur du monde, [...]" 

Un extrait du roman de Graham Swift dans les prochains jours. 

23 mai 2024

Steinbeck à l'oreille

Traduction Maurice-Edgar Coindreau

Durant la Grande Dépression consécutive au krach boursier de 1929, le roman de John Steinbeck raconte les aventures de Lennie et George, pauvres travailleurs saisonniers à la recherche d'emploi dans les ranchs de Californie. Autant George est adroit et malin, autant le colosse Lennie est balourd et niais. Il voue une passion compulsive aux petits animaux à fourrure, souris, lapins, chiots. Les deux hommes se connaissent depuis l'enfance et malgré les ennuis que cause constamment son compagnon, George lui porte une affection fraternelle. Ils font les rêves émouvants, tant ils sont illusoires, d'une vraie vie avec une terre à eux. Leur rêve américain.

Alors qu'ils sont engagés dans un ranch, des maladresses et brutalités de Lennie provoquent des incidents : il fiche une raclée à Curley, fils du patron. En outre, la jeune femme aguichante de Curley sème le trouble parmi les hommes. Le drame couve et un malheur finit par se produire.

C'est une histoire poignante que beaucoup connaissent, je l'avais lue en 2003, n'en gardant aucun souvenir, si bien que cette version audio fut une découverte. Pour la trame, mais aussi pour la qualité de la version "Écoutez Lire" [extrait] : une distribution remarquable de lecteurs, des sons d'ambiance délicats et de brefs extraits musicaux clairsemés, qui donnent un cachet typique à l'écoute. 

Mon avis sur les audiolivres a évolué favorablement depuis mon compte rendu d'il y a dix ans sur les "Nouvelles Orientales" de Yourcenar [n'hésitez pas à me contacter si vous vouliez en discuter]

Le personnage infantile Lennie Small, d'une douceur incontrôlable avec les petits animaux et tout ce qui est velouteux au toucher, est incapable de mesurer sa force et n'a pas conscience de faire mal. On songe au Moosbrugger de Robert Musil ("L'homme sans qualités") : ce dernier hante le récit musilien, y compris dans le second tome inachevé, sur le thème de la responsabilité des malades mentaux. Le destin de Lennie Small de Steinbeck ne sera pas vraiment celui de Moosbrugger. 

"Des souris et des hommes" est une fable où le rêve est un luxe, où la violence est partout, aux personnages qui sont des archétypes d'une société californienne de l'époque, individualiste et inégalitaire, évoquée avec virulence. 

Il existe une nouvelle traduction récente par Agnès Desarthe (2022).


Source du titre :
"Les plans les mieux conçus des souris et des hommes
 souvent ne se réalisent pas". 
(d'un vers du poète écossais Robert Burns)

30 avril 2024

Assez bien pour eux ?

 

Non non, il ne s'agit pas des mémoires de quelque légendaire Calamity Jane, mais bien un récit de l'affable Bonheur du Jour dont le site émaille presque quotidiennement nos cœurs d'images bienveillantes, cueillies au gré de ses heures et ses jours.

Dans ce livre autobiographique, Marie Gillet raconte comment, enfermée dès sa jeunesse dans une impasse psychologique familiale, elle est née à qui elle est vraiment ; elle a, petit à petit, laissé une existence qui ne la faisait pas grandir et réussit désormais à accueillir ce qu'elle peut devenir, ce qu'elle devient. La lecture l'a grandement aidée dans cette libération. Par un langage simple, généreux, vivant et amical, non dépourvu de malice, Marie explique le rôle toxique de son entourage et celui que les livres ont tenu dans sa transformation.

La première partie émouvante, qui emporte mon adhésion, évoque sa maman brimée par un mari méprisant et autoritaire. Pour cette femme niée, rabaissée, il n'est pas question de prendre un livre en main :
– Moi, lire ? Ah ça ! Jamais ! 
– Non non non ! Non non ! Non non.

D'abord parce que sa nature la porte vers des activités éloignées de l'immobilité silencieuse propre à la lecture : elle travaille sans se ménager et préfère consacrer ses loisirs à causer, se balader, chanter ou danser. Mais il y a sans doute une raison plus significative, car les livres représentent un monde auquel elle ne se sent pas appartenir, son époux lui répète assez qu'elle n'a pas de niveau d'études, qu'elle est bête et ignorante, elle qui gardait les vaches de sa tante. Alors pas question de livres, et qu'on n'en laisse pas traîner sur son chemin, elle les dédaigne, elle les hait.

"Mon pauvre papa et les siens" : à ces termes, répétés à souhait au long du texte, j'imagine un doigt sur une gâchette. Car ceux-là feront subir les mêmes humiliations à Marie : aux yeux de cette famille, rien venant d'elle n'est jamais bon, suffisant, réussi. Comment se faire aimer d'un père qui ne vous estime en rien ? 

Côté lecture, ce sera heureusement une échappatoire, l'enfant est l'amie des signes qu'elle voit dans les livres avant même de savoir lire. Elle leur parle comme d'autres aux poupées. Puis mots et phrases se font le prolongement des signes pour prendre sens. Et s'éveille la passion des livres, avec les listes à lire, tout Zola, tout Balzac, tout Kundera, etc. cette course pour lire tout, le temps des livres qu'on accumule, ce qu'elle nomme les "livres-lignes".

Pour Marie Gillet, les grands seigneurs sont les "livres-chevaliers", ceux qui portent secours, qui peuvent même sauver la vie, car ils "proposent une issue". Leur obstination les fait se rappeler régulièrement à ceux qu'ils souhaitent aider. Ils finissent toujours par tomber d'une boîte ou d'une pile pour qu'on les remarque, par accrocher le regard sur un présentoir, par se laisser reprendre si on ne les a pas compris.

L'existence des livres est au-delà de nous. [...] 
Chaque livre naît pour quelqu'un et arrive 
à point nommé à un moment clé de son existence.

Je vous laisse découvrir les cinq "livres-chevaliers" dont Marie Gillet a choisi de nous entretenir, cinq parmi ceux qui, à des âges différents, l'ont délivrée de l'anéantissement. Elle en parle avec ferveur, avec une tendresse particulière pour le "Journal d'Anne Frank". 

Avec ce récit sincère très personnel, Bonheur du jour rend le plus bel hommage aux livres, à la lecture. Qu'elle en soit remerciée.


Dans un même esprit, on peut consulter "Les livres prennent soin de nous", de Régine Detambel. 

24 avril 2024

Trouver son langage

Comme elle le découvrit, Conrad n’était pas son vrai nom puisqu'en fait il était polonais. Il avait donc un nom un peu comme le sien. Ce n’était pas non plus un nom de plume, simplement son nom « anglais ». Mais le plus remarquable, le plus étonnant au sujet de Joseph Conrad, c’est que pour écrire tous ses livres, il lui avait fallu non seulement apprendre à écrire, mais à écrire dans une langue entièrement nouvelle. Un véritable exploit. Cela revenait à franchir quelque barrière infranchissable — insurmontable — et elle sentait que c’était là pour lui l’essentiel, son plus grand accomplissement, sa véritable aventure, quelque chose de plus important que tous ces voyages de jeunesse, plus excitant même que d’atteindre l’Orient.
Franchir une barrière impossible, n’était-ce pas ce qu’elle devrait faire pour devenir écrivain ? Elle aussi aurait à dépasser cet obstacle, aurait à trouver un langage, bien qu’elle en possédât un, car trouver un langage, trouver le langage, c’était, comme elle finirait par le comprendre, l’essentiel de l’écriture. Cependant, elle exprimait rarement ces idées-là dans les interviews, elles la touchaient de trop près.
Graham Swift - "Le dimanche des mères " (2016) [Traduit de l'anglais par Marie-Odile Fortier-Masek]

22 avril 2024

Quartier libre


Traduit de l'anglais par Marie-Odile Fortier-Masek

Nous sommes en Angleterre, le dimanche 30 mars 1924, au lendemain d'une guerre qui changea la société et amorça le déclin de l'aristocratie : des fils ne sont pas revenus, les domestiques masculins ont disparu et les automobiles ont remplacé les chevaux. Ce dimanche est celui des mères, à savoir que dans les grandes familles, les domestiques ont quartier libre pour rendre visite à leur maman. Chez les Niven, sont concernées la jeune servante orpheline Jane et Milly la cuisinière. Mais pour Jane Fairchild – Goodchild, Fairchild, Goodbody, etc. noms que l'on donnait dans les orphelinats aux enfants trouvés –, que faire sinon partir sur sa bicyclette en pique-nique et continuer ce livre qu'elle venait de commencer, d'un certain Joseph Conrad ?

Le 30 mars est aussi la date d'un rassemblement familial : afin de marquer les noces de leurs enfants, Paul Sheringham épousant dans quinze jours la riche héritière Emma Hobday, les Hobday ont invité les parents du garçon à déjeuner, ainsi que leurs amis, les Niven. Le temps est radieux, lumineux.

Pour Jane, le sort tourne : le téléphone sonne, elle prétend un faux numéro pour ne pas alarmer Mr Niven toujours à la table du petit-déjeuner, car Paul Sheringham, dont elle est l'amante de longue date, est au bout du fil. Il l’invite à le rejoindre, la maison familiale sera vide, il a conduit les domestiques à la gare pour l’excursion chez les mères. Cela s'apparente à un ultime rendez-vous amoureux secret, car dans la journée, Paul devra rejoindre sa fiancée Emma dans un restaurant sur la Tamise.

Ce dimanche va changer à jamais la vie de Jane Fairchild.

La jeune domestique a un autre amour, celui des livres et des mots. Graham Swift glisse subrepticement qu'à 80 ans, Jane sera devenue une écrivaine célèbre. À travers les bribes d'interviews données par la future romancière, Swift développe quelques réflexions sur la littérature, la fiction et la vie, ce qui est vrai, ce qui est mensonge. Cet étirement du temps alors que tout se concentre en une seule journée est une merveille.

Malgré sa façon crue d'exposer le sexe, le roman sensuel de Graham Swift est empreint de délicatesse, de sensibilité. Je vous invite à regarder la minute de présentation de La Procure où la libraire conclut avec une pointe d'émotion que ce roman l'a éblouie.

Cela donne envie de lire d'autres livres de Graham Swift, assez méconnu en terres francophones. J'ai réservé des romans et nouvelles à la bibliothèque. À bientôt avec Swift alors ? Un extrait à venir.



18 avril 2024

L'âne Culotte

" Il leva la tête et me vit. Jamais je n'oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu'à moi. Plus de résignation, ni de sombre patience, plus de mélancolie venue des profondeurs d'un esclavage millénaire, mais une sorte de dignité animale, de conscience modeste, de bonté sans rancune. Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête associée. Et, à travers cette grande prunelle glauque, glissaient aussi d'autres puissances. À peine y voyait-on flotter, comme un souvenir, ces molles nappes de prairies, l'esprit de la luzerne, du trèfle et du sainfoin qui enchantent les songes des ânes du commun endormis dans leurs pauvres écuries. Il y passait de plus vives couleurs : les reflets de la sauge à peine éclose, le violet tendre du thym de printemps, le rouge sanglant des racines mordues, et enfin cet or du genêt d'Espagne aux tiges sucrées que chargent impétueusement les jeunes abeilles. " [p 46]

Henri Bosco - "L'âne Culotte" (1937)


Cette noble description donne l'image d'un animal venu du paradis : c'est le cas, car il vient du domaine des Belles-Tuiles, dans la montagne, où le vieux Cyprien, qu'on dit magicien ou sorcier, a fait un jardin comme un paradis sur terre. Pour le garçon rêveur Constantin, c'est l'endroit qu’il veut trouver, malgré l'interdiction de ses grands-parents. L'adolescent est élevé par eux à Peïrouré, en plaine, en compagnie d'un pâtre, d'une servante et d'une petite orpheline appelée Hyacinthe. Il ne tarde pas à apprendre que celle-ci se rend souvent à Belles-Tuiles. Un beau jour, l'âne Culotte guide Constantin là-haut : "... je faisais corps avec l'âne ; sa chaleur se glissait tout le long de mes cuisses et passait dans mes reins ; le jeu du moindre de ses muscles était sensible aux miens. Il ne marchait plus ; je marchais moi-même, et nous formions comme un grand être tiède touché par le printemps, un quadrupède humain, heureux de voyager sous les pins et les rouvres, dans l'éclosion du pollen roux et le parfum de la résine." [p 47]

Le récit a pour décor les paysages du Lubéron, terre magnifique de paysans et vignerons qu'affectionne l'auteur. Il est étonnant de voir ce conte [illustré par Philippe Mignon, 1983] publié dans la collection Folio Junior, sous prétexte, sans doute, que s'y promène un âne qui porte culotte. Car il s’agit d’un texte énigmatique, fabuleux et mystique, dont l'intelligence peut ne pas se révéler d'emblée à un esprit trop jeune.
Est-il possible de réaliser un paradis hors le ciel prêché par l'abbé Chichambre ? Où peut mener cet orgueil ? Des questions au cœur du livre d'Henri Bosco.

Suite à quelques transgressions, le monde idyllique de Belles-Tuiles apparaît soudain désenchanté. L'âne est devenu un âne comme un autre. Puis cette phrase "On ne retrouva jamais Hyacinthe" [p 163] hante le lecteur. Il espèrera dès lors découvrir ce qu'est devenue l'étrange fille, proche de Constantin, en se tournant vers les suites de ”L’âne Culotte” : "Hyacinthe" (1940) et "Le jardin d'Hyacinthe" (1945)

Ces deux volumes, moins accessibles, complètent le premier récit pour former une trilogie. Ils côtoient le songe, le souffle de l'Esprit et une quête de la pureté – encore et toujours le paradis dont Hyacinthe serait le symbole. Henri Bosco s'est exprimé sur son personnage : « [Hyacinthe] est mon livre clef et je l’ai écrit non point pour faire un livre, mais pour fixer par écrit à mon usage, un état d’âme, qui fut mien, et dont j’essaie de me dégager. Plus je vis plus je me persuade que l’œuvre d’un écrivain digne de ce nom est en quelque sorte le journal de ses progrès spirituels » (Lettre à Edmond Jaloux 9 juillet 1942).

J'ai lu une quarantaine de pages de ce second opus, puis l'ai mis de côté, considérant cette lecture peu appropriée à mes aspirations du moment. J'y retournerai. Le style de Henri Bosco est sublime et le niveau de ces textes mérite mieux qu'un survol.

Afin d'édifier le lecteur sur la trilogie, le site "Université Côte d'Azur" présente chacun des titres de façon concise et pénétrante.

Illustration Philippe Mignon