19 avril 2025

Un ado à la campagne

Vincent Almendros (2024 - 144 pages)

Y a-t-il quelque raison tangible d'éprouver la sourde inquiétude que distille chaque page de "Sous la menace" ? Certes, l'ambiance est lourde et il semble y avoir des choses laissées dans l'ombre derrière quelques velléités de violence familiale. Mais c'est une famille comme il y en a beaucoup, le temps d'un week-end à la campagne.
 
Tandis que sa mère est au volant, Quentin, le narrateur, boutonneux et premiers poils duveteux dessus la lèvre, se sent devenir un monstre : il est la proie de la puberté et risque d'être renvoyé du lycée suite à une bagarre. Sur la banquette arrière, sommeille Chloé, sa cousine de onze ans. Après un arrêt pour acheter une plante, il est trop tard pour visiter le père, qui, six ans plus tôt, s'est tué en voiture. On laisse le cimetière et direction la maison des grands-parents. 

Sur place, la mère de Quentin ne cesse de le surprendre dans des situations qui paraissent compromettantes ou embarrassantes – sans qu'on puisse affirmer qu'il y soit vraiment pour quelque chose. Ainsi, lorsqu'il dépose le sac de Chloé sur son lit, comme demandé, il le défait et a en main le bas de maillot de la fille lorsque sa mère pénètre dans la chambre, poussant un " que fais-tu ? " chargé d'insinuations.
La mère bafoue régulièrement l'adolescent et ce sera encore lui qui aurait provoqué Charles, le perroquet des grands-parents, qui radote bruyamment : 'Tu parles, Charles ! Tu parles, Charles !". On voudrait rire mais c'est amer. 

Quand Chloé et Quentin grimpent dans la vieille cabane de jeux construite dans un arbre, quelque chose est imminent, ce garçon dont les sens s'éveillent et qui a passé l'âge des enfantillages, avec cette toute jeune fille jouette qui s'ennuie, mais juste des chamailleries, bien que chaque mot, chaque phrase, vibrent d'une latence confuse. 

L'adolescent risque d'être renvoyé du lycée à cause d'une bagarre avec un camarade malgache qui a prétendu que son père se serait tué à cause de la laideur acnéique de son fils. Or ce harceleur est le frère d'une amie de Chloé. Cette dernière lâche de surcroît que le père a laissé une lettre, ce qu'ignorait Quentin. Il subodore que l'information d'un suicide paternel est parvenue à Talotta par sa cousine. 
Le garçon emmène Chloé à bicyclette voir le cheval de trait dans un coin perdu dans la campagne : il s'en prend à elle agressivement en l'accusant.

Le style est tout en économie, l’expression est sobre et les descriptions dépouillées. Vincent Almendros a indéniablement une patte, oscillant entre précision laconique et non-dit. Le romancier atteste lui-même [clic] que, dans cette intrigue plutôt mince, qui n'a rien d'un thriller, l'attention méticuleuse portée aux détails crée la tension narrative, de même que le titre lui-même, "Sous la menace", contamine le texte par une pression permanente sous la narration.

Tout cela exerce un magnétisme puissant : je me suis immédiatement senti proche des protagonistes, et j'ai lu d'un trait ce roman beau et profond.

Autres romans de Vincent Almendros : 
  • "Ma chère Lise" (Minuit, 2011).
  • "Un été" (Minuit, 2015).
  • "Faire mouche" (Minuit, 2018).
Voir le dossier complet (presse, extraits) aux "éditions de Minuit".

13 avril 2025

Fuji Yama

[Amélie raconte à son amoureux comment, perdue dans des monts enneigés, elle a fini, au sommet d'une crête, par apercevoir, fascinée et soulagée, le Mont Fuji qui lui indique la direction à suivre.] 

"Rinri éclata de rire parce que j'ouvrais les bras au maximum pour lui montrer les dimensions du volcan. Il y a une impossibilité technique à raconter le sublime. Soit on n'est pas intéressant, soit on est comique."

Amélie Nothomb - "Ni d'Ève ni d'Adam" (2007)


Malgré un registre tout différent, j'ai perçu dans ce roman l'étrange murmure d'une musique lointaine, venue de mes nombreuses lectures de Yasunari Kawabata, souvent en extérieur, parmi la nature en fleurs du mois de mai 2022 ; le blanc, la neige, le kotatsu, le souvenir de moments privilégiés reconnus au fond de moi, à travers le Japon d'Amélie Nothomb.  

9 avril 2025

Sa jeunesse

"– Tu sais ce que l'on découvre en vieillissant, Jeannot ?

C'était la première fois que monsieur Salomon me tutoyait et j'en ai éprouvé une vraie émotion, je ne l'avais encore jamais entendu tutoyer personne et j'aimais sentir qu'il se penchait ainsi sur moi avec amitié.

– On découvre sa jeunesse. Si je te disais que moi, ici présent, Salomon Rubinstein, je voudrais encore m'asseoir dans un jardin, ou peut-être même un square public avec peut-être des lilas au-dessus et des mimosas autour, mais c'est facultatif, et tenir tendrement une main dans la mienne, les gens tomberaient de rire comme des mouches.

On s'est tu tous les deux sauf que moi je n'avais pas parlé du tout." 

Romain Gary - "L'angoisse du roi Salomon" (1979) [p.73]

 

Pensez-vous que, de nos jours, la scène imaginée par Salomon
susciterait tant de rires ?


©AFP - ULF ANDERSEN / AURIMAGES

8 avril 2025

La peur de l'âge

Folio n° 1797, 350 pages

"L'angoisse du roi Salomon" est le quatrième et dernier roman que Romain Gary publia en 1979 sous le pseudonyme Émile Ajar. Ce roman rappelle "La vie devant soi", avec une écriture drolatique, de la fausse naïveté et un humour empreint de gravité.

Salomon Rubinstein, qui fut un roi du prêt-à-porter, est un Juif très riche. Arrivé à un âge vénérable, il a fondé une petite communauté, S.O.S. Bénévoles, qui comprend quelques dévoués et un standard téléphonique pour aider ceux qui sont en déprime, dans la pauvreté ou qui ont simplement besoin de mots réconfortants pour éviter d'en finir. Obsédé par l'idée de vieillir, encore bon pied bon œil à 85 ans, le roi Salomon, prodigue tout le bien qu'il peut, offre des cadeaux et aide financièrement les personnes qui sont dans la dèche.

Il emploie une voiture-taxi pour rendre visite à ses protégés et leur envoyer ses bienfaits. À cette fin, il recrute un chauffeur, Jean, homme d'une candeur sidérante, qui s'exprime en phrases sinueuses, malhabiles, mais tout en poésie et bonté, prêtant à sourire mais touchant le cœur

La troisième personne du roman est Cora, ancienne maîtresse de Salomon du temps où elle faisait une petite carrière de chanteuse, dans les années 1920-30. Pendant la guerre, elle tomba amoureuse d'un autre homme, un collabo, mais ne dénonça jamais aux nazis Salomon Rubinstein qui se cachait dans une cave des Champs Élysées. Le vieil homme ne peut lui pardonner de l'avoir abandonné pour un autre, mais il veille sur elle. 

Un jour, il envoie Jean chez Cora lui porter des fruits confits de Nice et notre Jeannot bienveillant découvre en cette dame touchante – 65 ans annoncés, 70 effectifs – un motif de faire du bien : sans l'aimer, il finit par avoir une liaison physique avec elle. Cette accointance avec Cora est un amour «en général», explique-t-il, parce qu'il n'est pas amoureux de la vieille femme, il ne l'en aime que plus. Jean donne son affection parce qu'il sent la nécessité de requinquer Cora, il veut compenser l'amertume de la vieille gloire, qui prend encore des poses de demoiselle, une dame dans laquelle il sait deviner la jolie jeune fille sur laquelle on se retournait. Jean, pas plus que Salomon, n'acceptent que quiconque souffre des désespérances de l’âge.

"C'est de l'amour, mais qui n'a rien à voir avec elle", tente d’expliquer Jean, pour évoquer ce qu'on désigne par amour du prochain. 

Ce faisant, Jean est au fait de l'amour éternel et de la rancune de son patron pour Cora, et il sait l'amour que celle-ci voue à Rubinstein. Alors, ces vieux amants sombreront-ils ou vivront-ils un conte de fée ?

De la langue parlée de Jean, Cora dit : "Tu as une curieuse façon de t'exprimer, Jeannot. On dirait que tu dis toujours autre chose que ce que tu dis." [p.240] Car Jean, pour le grand plaisir des lecteur.rice.s, a sa manière de dire les choses : 

"... il y avait toujours toutes sortes de questions que je voulais lui poser [à Cora] mais elles ne me venaient pas à l'esprit et restaient muettes. On ne peut pas le résumer en une question ni même en mille quand ça ne vient pas de la tête mais du cœur, là où on ne peut pas articuler." [p.105]

"Quand on aime comme on respire, ils prennent tous ça pour une maladie respiratoire." [p.159]

"Et quand tu es heureux, mais alors ce qu’on appelle heureux, tu as encore plus peur parce que tu n’as pas l’habitude. Moi je pense qu’un mec malin il devrait s’arranger pour être malheureux comme des pierres toute sa vie, comme ça il n’aurait pas peur de mourir." [p.241]

Romain Gary redoutait de vieillir, ce qui explique un peu "L'angoisse du roi Salomon".
En 1978, lors d'un entretien avec une journaliste qui lui pose la question : « Vieillir ? », Romain Gary répond : « Catastrophe. Mais ça ne m'arrivera pas. Jamais. J'imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j'ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J'ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. » [Source Wikipédia]

Gary s'est suicidé le 2 décembre 1980, il avait 66 ans.

J'ai lu ce livre une première fois en mars 1992, j'avais 40 ans. À l'époque le roman m'avait laissé perplexe, interrogatif. Aucune note, comme laissé en suspens. Plus de trois décades ont été nécessaires pour y revenir et m'y sentir en territoire un peu plus connu, si j'ose dire. 

Du Gary grand cru. Un extrait demain.

26 mars 2025

Souviens-t'en

L'ADIEU

 

J'ai cueilli ce brin de bruyère

L'automne est morte souviens-t'en

Nous ne nous verrons plus sur terre

Odeur du temps brin de bruyère

Et souviens-toi que je t'attends

 

G. Apollinaire, 2012 - "ALCOOLS" (Édition de Didier Alexandre)

 

Léo Ferré

19 mars 2025

Le fauve

Les heures sont lentes. J’abandonnerais volontiers celles qui me restent. Si je pouvais mourir comme est morte Jeanne… Mais il est difficile de me tuer. On a retiré de ma cellule tout ce qui pouvait me blesser. C’était bien inutile, car, en aucun cas, je ne consentirais à me faire du mal… Des cachets, ça irait. Mais je ne veux pas attirer des désagréments à un employé d’ici, en tâchant de me procurer un soporifique. [...].
Un souvenir de jeunesse…
J’avais dix ans. J’étais allé pour quinze jours chez un de mes oncles qui habitait une ville de l’Est. 
Le matin du jour où j’arrivai, il y avait eu dans ce chef-lieu une exécution capitale.
Nous étions allés, mes cousins et moi, sur une grande place que l’on appelait champ de foire ou champ de Mars. Les bois de justice avaient disparu peu de temps après l’aube. Mais un groupe s’était formé, nourri et grossi par de nouveaux curieux, qui regardaient l’endroit où cela s’était passé.
Autour de la place s’étaient installés des marchands de glace à la vanille.
Mon oncle préféra nous conduire chez le pâtissier de la Grande-Rue, que les gens de ce pays considéraient comme unique au monde.

Ce fut une journée glorieuse. Nous étions fiers de ce que nous avions vu. Nous éprouvions le même orgueil quand nous nous trouvions en présence (avec une grille entre eux et nous) d’un lion ou d’un tigre royal.

Tristan Bernard - "Aux abois : journal d'un meurtrier" (1933) 

C'est sur cette pirouette chargée d'autodérision que s'arrêtent les notes (le roman se poursuit quelques pages) du meurtrier Paul Duméry, car il tombe gravement malade dans le quartier des condamnés à mort. Il avait tué à coups de marteau un huissier pour le voler.

Le récit contient tous les attributs d'une intrigue policière, mais il fait l'effet d'un pétard mouillé. Il illustre manifestement la posture subversive de l’auteur à l’égard des modalités du roman réaliste-naturaliste. Tristan Bernard était, en effet, sensible aux débats littéraires théoriques de son temps. Voir l'article intitulé "Genèse d'une écriture de l'absurde" (signé Cyril Piroux).

On retrouve le même déroutant Paul Duméry dans une étude qui "entend explorer l’épaisseur intertextuelle de ce type de personnage à travers son faire et son être dans quatre romans : Aux abois de Tristan Bernard, La Nausée de Jean-Paul Sartre, L’étranger d’Albert Camus et Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud."

Deux passages :
"L’ambiguïté qui entoure ce personnage [Duméry] réside dans son caractère inoffensif."

"Les destins de Duméry, Meursault et Haroun subissent la fatalité du feu croisé d’un crime ; ployant sous la solitude et l’ennui, ils ne parviennent guère à s’en défaire. Leurs crimes sont élucidés mais les mobiles demeurent singuliers. Comment un personnage tel que Duméry, lucide, consciencieux, a-t-il pu commettre un meurtre ?"
La solitude et l'ennui, ainsi que l'indifférence, collent à la peau du meurtrier et font du roman de Bernard une sorte d'aporie du genre policier. L'effet procuré par le récit ne vient pas des événements rapportés, mais de l'insolente absence de ce qu'on pourrait attendre du récit d'un meurtrier, ceci inspirant l'absurde.

[Écouté à partir du site "Litteratureaudio.com" : téléchargement ici

6 mars 2025

Des chemins entre nous

Dans l'entrée, elle jeta un regard à la canne posée contre le mur, mais sans rien dire. Et juste avant de franchir le seuil, comme je lui ouvrais la porte, elle tira de son sac un livre, qu'elle me dit avoir trouvé en France chez un bouquiniste : Le Grand Meaulnes.

    – Tu l'as sans doute déjà, me dit-elle, l'air un peu embarrassé.

    – Je ne saurais pas le retrouver... Tu vois : ce n'est pas rangé.

Je n'avais pas dix-sept ans lorsque j'avais lu ce roman. Pour la première fois, un texte m'avait ému aussi puissamment que la vie réelle. Étonné, je pris le livre en la remerciant. 

Pourquoi cet ouvrage et pas un autre ? Il était l'un des deux ou trois que j'aurais gardés si j'avais dû abandonner ma bibliothèque, mon logement. L'énigme insoluble du temps, cet écoulement des jours vers le néant, le retour en arrière impossible, l'inexorable dégradation de ceux qu'on chérit et qu'on voudrait retenir, ces thèmes complexes, déchirants, ne m'avaient pas quitté depuis ma jeunesse. Sonia n'avait pas le pouvoir de lire dans mon esprit ; la seule réalité que nous partagions était dans cette contiguïté intermittente de nos vies, la mienne fatiguée, l'autre en sa maturité. Ce livre choisi sur son intuition signifiait-il qu'elle aussi se représentait le labyrinthe des chemins entre nous, et comme moi peut-être trouver un passage ?

 Michel Levy - "Sonia ou l'avant-garde" (2024) [p 230]

 

 

5 mars 2025

Intensément humain

Michel Levy 
Éditions Infimes, 2024
250 pages

Michel Levy est un écrivain français dont on sait peu : il a grandi à Tunis parmi les livres de la librairie de son père. Via ce blog, il a proposé de m'envoyer "Sonia ou l'avant-garde", son éditeur n'ayant pas de service presse. Ce livre évoque l'avènement d'une société collectiviste opposée à la concentration du capital entre quelques mains. D'ailleurs, la couverture montre un défilé de drapeaux rouges.
 
Des communistes ?! Avant de se détourner, indigné ou effrayé, il convient peut-être de prendre du temps pour suivre l'auteur dans ce qu'il considère comme la triste vérité du monde d'aujourd'hui : l'offre et la demande, la loi du marché, le capitalisme. 

L'écriture de Michel Levy est d'une rare qualité. Elle nécessite de lire lentement, parce que chaque idée est exprimée élégamment dans sa vraie complexité. Le texte se cantonne dans une minutieuse et lucide austérité, pratiquement exempte de dialogues empreints d'émotion, mis à part les passages où apparaît Sonia. 

Dans un pays occidental imaginaire, le personnage principal, Viktor Solti, a écrit autrefois "Le Manifeste de l'être humain", un roman qui lui a attiré des ennuis, sous prétexte qu'il incitait au coup d'État. Des phrases de son ouvrage avaient servi de slogans lors de manifestations. Des journalistes avaient parlé d'appel à l'insurrection, de tract anarchiste : "Une telle lecture était à la rigueur possible, mais à strictement parler, ce n'était pas ce que j'avais écrit".

Il eut des démêlés avec la justice, puis oublié par celle-ci, Solti décida de se cacher, falsifia son passeport et devint Viktor Olti. Il a maintenant dépassé largement les soixante-dix ans et vit pauvrement de maigres droits d'auteur, retiré de toute vie active, les murs couvert de livres, évitant même d'écouter les médias. Il reçoit un jour un mot dans sa boîte aux lettres : "Les peuples sont sous la domination de clans qui font la loi - et les lois ; vous l'avez dit. Le temps presse. Dos au mur, nous avons besoin de chacun. Blondie". Un nom de code, elle s'appelle en réalité Sonia, femme fluette et énergique qui lui apparaît sous divers déguisements. Elle fait partie d'un groupe qui noyaute des groupements progressistes, lesquels sont organisés sur base de la coopération, non sur une hiérarchie de pouvoir.

Solti sortira-t-il de sa retraite ? Sonia l'attire, le trouble et l'inquiète : ce bégaiement étrange, maladif, par moments... Un jour, elle tire de son sac un livre et lui offre "Le Grand Meaulnes". Il songe : "Je n'avais pas dix-sept ans lorsque j'avais lu ce roman. Pour la première fois, un texte m'avait ému aussi puissamment que la vie réelle." [p 230] 
Pourquoi ce livre ? [voir extrait prochainement]

Lorsque Viktor reprend progressivement contact avec le monde, après des années d'effacement, il fait le constat de la concentration des industries de l'audiovisuel et de l'édition : "Les représentations du monde et les sources d'information étaient aux mains d'une minorité qui propageait le modèle idéologique néolibéral, sous un vernis de diversité et de débats où nul ne remettait jamais en cause ses fondements délétères." [p 143] Quelle personne clairvoyante n'appartenant pas à cette minorité pourrait dire le contraire ?

Livrer bataille ? Comment, laquelle ? C'est ce que raconte ce livre aux accents orwelliens, entrecoupé de citations d'écrivains et de philosophes. Certaines sont implacables et irréfutables : 
"Tant qu'un homme pourra mourir de faim à la porte d'un palais où tout regorge, il n'y aura rien de stable dans les institutions humaines." (Eugène Varlin, ouvrier relieur, élu de la Commune de Paris, assassiné en mai 1871). [p 33]
"Je ne vois pas ce que l'inutilité ôte à ma révolte, et je sens bien ce qu'elle lui ajoute." (Albert Camus, Carnets, 1962) [p 171] 

Selon la doxa omniprésente, aucune insurrection n'arrivera à ses fins, car les esprits sont conditionnés par le martèlement de trois axiomes [p 202-203] :

  • Les gens ne peuvent pas renoncer à leur mode de vie, avec le risque de tout perdre.
  • La réalité du monde est bien trop complexe pour les gens ordinaires : crise économique, subtilités diplomatiques, difficultés logistiques, circuits financiers, toutes raisons pour déclarer naïve et irréaliste l'idée de répondre aux besoins de chaque être humain. Travaillez pour vous et ne pensez pas aux dizaines de milliers qui mourront aujourd'hui faute de nourriture, de soins.
  • Née dans les milieux politiques ultra-réactionnaires, comme un dogme, l'idée que le système capitaliste a ses défauts, mais c'est le seul qui fonctionne. Preuve en est que le communisme a échoué.
Le monde néolibéral utilise le « communisme » comme repoussoir, synonyme de cauchemar et d'indignation, en évoquant nomenklatura, Stasi, Goulag, "relevant d'époques où le communisme avait depuis longtemps été trahi par des régimes dictatoriaux" [p 134]. Pareil en Chine, en Corée du Nord, etc. partout où le mot communisme est hors sujet, puisqu'il y est remplacé par un régime autoritaire qui n'a rien à voir avec un réel collectivisme à visage humain.

Pour ma part, je bute sur une thèse que l'auteur tient pour acquise et répète à plusieurs reprises :
"Je conservais la certitude que l'idée collectiviste et le tropisme vers une telle société étaient innés en l'homme et indéracinables, que cette aspiration participait du caractère unique de notre espèce qui avait depuis des millénaires cherché par la solidarité à s'émanciper de ses instincts prédateurs." [p 161]
Sans entrer dans la controverse, ce n'est pas l'endroit, je renverrai à "Éloge de la fuite" de Henri Laborit, beaucoup moins optimiste concernant les instincts égalitaires des êtres humains. Ses travaux ne sont d'ailleurs plus étudié que par des étudiants en management et dans la communication.

Je me souviens de "Altruistes et psychopathes" d'Abigail Marsh où l'autrice, chercheuse en psychologie sociale, initie une corrélation entre les bonnes ou mauvaises dispositions des individus envers leurs prochains et leurs propres caractéristiques physiques : la dimension de l'amygdale du cerveau est corrélée au degré d'altruisme. Il se pourrait, au vu d'une telle étude, que nous ne partions pas égaux quant à notre propension à secourir, aider. Qu'en est-il de l'instinct de solidarité ?

Je crains qu'il faille éviter de voir l'humain avec des yeux trop crédules.

Ceci n'efface pas les belles pages, les beaux passages et citations de ce « roman » soigné, réalisé par un auteur qui a immensément foi en l'être humain. Je ne suis pas loin de l'âge de Viktor Solti, moi qui n'ai jamais milité – évoquer ce livre, c'est le faire un peu – et je salue ceux qui, dignement, courageusement, prennent – prendront – des risques pour infléchir le pouvoir des oligarchies financières qui dominent le monde.
"La fortune des dix personnes les plus riches – dont neuf sont des hommes – a augmenté de quatre cent treize milliards de dollars l'année dernière. C'est onze fois plus que ce que l'ONU estime nécessaire pour l'ensemble de son aide humanitaire mondiale" (Gabriela Butcher, Directrice générale d'Oxfam, 9 juillet 2021) [p 167]


En 1999, Levy publiait un recueil de récits appelé "La carte et le territoire", titre dûment déposé, que popularisa involontairement Michel Houellebecq (Goncourt 2010).

27 février 2025

Exploration en médecine légale

Dr Philippe Boxho
Éditions Kennes, 2023
216 pages

J'ai assisté récemment à une conférence du Dr Philippe Boxho, médecin légiste qu'il n'est plus nécessaire de présenter : "Entretien avec un cadavre" en était le sujet, traité avec le sérieux qu'il convient et, on ne le changera pas, édulcoré par quelques traits d'humour. 

Un ami m'a prêté le livre au titre éponyme et à ma bonne surprise, à peu de choses près, je n'y ai rien lu de ce que j'avais vu et entendu lors de la conférence, si ce ne sont les exigences strictes des procédures de ce métier. Elles concernent les opérations minutieuses du relevé de traces sur et autour du cadavre, ainsi que la conduite méthodique d'une autopsie : que le corps présente ou non des blessures mortelles évidentes, l'autopsie médico-légale reprend toujours tout à zéro, le(s) médecin(s) ouvrent au bistouri le corps devant, derrière, puis les membres tandis que le crâne est scié. 
Le sujet autopsié est systématiquement recousu afin de le rendre présentable aux proches.

Notre médecin légiste évoque surtout des affaires anciennes, pour la plupart oubliées. Il n'attribue aucun nom, sinon des prénoms fictifs aux protagonistes, tandis que les lieux où il a dû examiner tel cadavre sont parfois repérables par quelque allusion (à Liège notamment). La mythique salle d'autopsie se situe sur le trajet de ma promenade quotidienne, à deux cents mètres de la bibliothèque B3. Cependant, depuis quelques mois (août 2023), les autopsies sont réalisées au CHU (Sart Tilman) : subsistent les plaques "Laboratoire ADN" et "Morgue communale" où il y a de l'activité, si j'en juge par les véhicules garés.

Avec ce livre, on est dans la médecine dure, macabre et les âmes sensibles devraient s'abstenir. Philippe Boxho n'écrit aucun mot de jargon sans les expliquer. Il s'agit en effet d'un livre grand public, comme l'atteste l'expression "Frissons garantis !" sur la couverture. Il n'empêche qu'on est loin des feuilletons américains où les experts descendent sur le crime en costume cravate, alors qu'ils devraient obligatoirement être vêtus, de la tête aux pieds, de ces vêtements blancs destinés à éviter toute contamination de la scène de crime par l'ADN, les cheveux, la salive, etc. 

L'ouvrage reprend quelques-unes des affaires qui ont marqué sa carrière, qui l'a vu examiner 6000 cadavres et pratiquer 4000 autopsies (au moment de la parution du livre). Je n'en dévoilerai rien, ne fût-ce que pour préserver les sensibilités. Sachez que c'est passionnant, facile à lire, et qu'on y découvre, grâce aux expertises, les dessous surprenants, incroyables parfois, de multiples affaires criminelles. En 2024, l'éditeur Kennes cite des chiffres de vente égalant ceux d'Amélie Nothomb et E. E. Schmitt.

J'ai trouvé adéquat un chapitre sur les féminicides, dont un exemple violent et écœurant dans un camping, il y a trente ans, qui, aujourd'hui, n'aurait pas vu le prévenu blanchi (pour cause de provocation) mais conduit droit aux assises. Sujets plus inattendus, la consultation des rapports d'examens du crâne du Roi Albert Ier après sa chute et des anomalies dans les représentations du Christ en croix, les causes de sa mort et référence au Saint-Suaire.

Si Philippe Boxho a pu faire condamner des prévenus aux assises, il a aussi l'impression d'avoir pu se tromper : "... j'ajouterai que reconnaître son erreur est surhumain mais indispensable dans notre métier." Ces mots concluent avec lucidité et modestie "Entretien avec un cadavre".

L'ancienne salle d'autopsie rue Dos-Fanchon.

Je ne donnerai pas d'extrait, mais plutôt une anecdote de la double représentation au Palais des Congrès de Liège (son succès l'a conduit à faire deux conférences le même soir). J'étais à la seconde et en introduction, le Docteur Boxho a signalé qu'à chacune de ses séances, une personne perdait connaissance : "Comme il n'y a pas eu de malaise à la séance de tout à l'heure, il faut prévoir deux pertes de connaissance durant celle-ci", fit-il goguenard.

17 février 2025

Collector

Par Beau Riffenburgh
Sélection Reader's Digest - 
2011
Adaptation française de "Titanic rememberd 1912-2012"
publié en 2008 aux États-Unis

Les trois reproductions de doubles pages qui suivent (déployée pour la première) sont utilisées pour la présentation en ligne de l'ouvrage. Elles donnent un aperçu du livre luxueux qui compte 130 pages largement illustrées. 
Puisque l'accent y est mis sur les images, je me suis surtout attaché au plaisir des yeux, tout en parcourant le texte en diagonale, qui, pour ce que j'en ai lu, n'apporte rien de neuf par rapport à mes lectures précédentes. 
Il est toujours délicat de reconstituer la réalité des faits : pour preuve, j'ai rencontré dans ce livre une information paradoxale à propos du cargo "Californian" (voir "Le Titanic - Vérités et légendes"), qui aurait été situé à 8 km du Titanic sombrant. J'ai tendance à faire davantage confiance aux éléments qui conduisirent à l'enquête de 1992 : ceux-ci le localisent à 32 km. Le commandant Stanley Lord était suspecté de ne pas avoir prêté assistance alors qu'on devait apercevoir les fusées des naufragés à cette distance.




Le volume comporte des pages en forme d'enveloppes qui renferment des reproductions de quarante documents divers : dessins, plans, affiches publicitaires, lettres, télégrammes, coupons, etc. Deux dépliants grand format reproduisent le plan d'origine et celui des aménagements intérieurs. 
Un ouvrage prestigieux et incontournable pour les collectionneurs.

Celui dont je dispose temporairement, en parfait état, provient du réseau des bibliothèques de la province. J'ai l'impression qu'il est difficile de le trouver en bon état, sous forme reliée, avec tous ses documents volants au complet. Les seuls exemplaires disponibles à la vente sont hors de prix ; je ne sais comment se présente la version brochée. Voir aussi éventuellement du côté de l'original américain "The Titanic remebered 1912-2012".

***

Avant de clôturer cette série de comptes rendus sur le Titanic [clic sur Titanic dans Catégorie en bas de cette page], clôture provisoire s'il en est, tant est vaste la bibliographie portant sur ce bateau, je trouve utile d'afficher un récapitulatif tiré du livre de Paul-Henri Nargeolet "Dans les profondeurs du Titanic". 
Aide-mémoire, il offre des chiffres essentiels sur le paquebot et son naufrage.



13 février 2025

Hôtel de France

D'un geste du bras, j'arrêtai la femme de chambre qui portait ma valise.

– Les anciennes chambres sont-elles toutes occupées ?
– Oh! Non, monsieur ! Nous les donnons lorsque toutes les chambres modernes sont louées, et cette semaine, ce n'est pas le cas.
– Alors, celle-ci, par exemple, est peut-être libre ?

Par la porte ouverte, j'apercevais une de ces chambres que j'avais entrevues dans mon enfance et qui m'avaient fait rêver.
Le parquet était fait de très larges planches usées et affaissées par le temps. Le lit – un lit «bateau» – paraissait plus élevé encore par l'édredon rouge qui le surmontait. Le coffre de la cheminée avait conservé ses boiseries Directoire aux lignes pures. D'autres boiseries plus anciennes, nettement dix-huitième, et empâtées de peinture, montaient jusqu'à mi-hauteur de la pièce. Une table ronde et un honnête fauteuil à oreillettes donnaient envie de lire « Le Constitutionnel ». La table de toilette, au marbre blanc, supportait une immense cuvette et un pot à eau ventru et minuscule. La cuvette devait absorber le contenu de deux pots à eau comme celui-là. Je n'ai jamais pu savoir exactement comment se lavaient nos pères qui utilisaient de semblables pots à eau.
Une glace dorée, fort laide, était fixée au-dessus de la cheminée. Chaque siècle avait ainsi apporté sa marque à cette chambre. La dernière alluvion avait été la moins heureuse : elle avait apporté deux chromos de baigneuses.
Mais, malgré cet invraisemblable mélange de styles, la chambre gardait sous ses solives apparentes, cet indéfinissable attrait qui s'attache aux choses du passé. Les murs, le cadre, n'avaient pas changé depuis deux siècles et quant au mobilier, à quelques détails près, l'ensemble était le même qu'en 1830. Bien des humains laissent aux vieilles chambres le curieux magnétisme de leurs souffrances et de leurs joies.

Comme la fille, surprise, ne répondait rien, je répétai donc :

– Celle-ci est peut-être libre ? 

Yves Dartois - Extrait de "L'horoscope du mort" [p 28-29]


Hôtel de France
Montreuil-sur-mer

12 février 2025

Le squelette des remparts

Yves Dartois
1937, 156 pages
(réédité en 1954)
                                        Tu tueras au bastion de Picardie et tu y verseras ton sang.
                                        Tu y connaîtras la fille des bardes.
                                        Près de toi, tu verras mort celui qui a volé ton âme.
Ces mots sont l'augure qu'Olivier Stèves glane auprès d'un astrologue nommé Borelli. Ce curieux et amical bonhomme souhaite observer les étoiles depuis la coupole d'un observatoire, ultime occasion pour lui d'approcher ses chers astres, car il prédit sa mort toute proche. Grâce à Olivier qui fréquente des astronomes, il réalise son vœu et promet en retour de lui révéler son avenir. Borelli meurt, en effet, mais sans avoir eu le temps d'expliquer le sens de cet horoscope rédigé sur une feuille de papier.

Le "bastion de Picardie", s'interroge Olivier, ce doit être Montreuil-sur-mer avec sa citadelle en étoile, ville où il vécut sa jeunesse dans l'aisance, jusqu'à ce que son beau-frère, Paul Gehenno, ne manigance une série de manœuvres malhonnêtes qui ruinèrent les Stèves et précipitèrent la mort du père. Dégoûté, Olivier, peu enclin à la vengeance, préféra s'éloigner de la région. Or, cette troublante prédiction, à laquelle il se sent obligé de croire, le pousse à retourner dans la ville aux remparts.

Prétextant une étude sur les voyages des Trois Mousquetaires, le jeune homme décide de s'y rendre. Il retrouve l'ami de toujours, l'archiviste paléographe Stéphane Hélier et son amie Marjorie O'Callagh, une ravissante Galloise, à laquelle il arrive de se déclarer fille des bardes : allusion – involontaire ? – à la prédiction étrange. Olivier tombe amoureux de la jeune femme : "... j'avalais son image comme un porto".

Huit jours après l'arrivée de son ami, Stéphane Hélier est appelé au pied des remparts de Montreuil où on a mis au jour un squelette, enterré depuis le 19è siècle, d'après l'époque des pièces d'or découvertes à proximité. Autour du cou de la macabre découverte, un petit coffret métallique qui contient un parchemin plié en quatre ; l'archiviste y lit exactement la même prédiction que celle reçue de Borelli par Olivier Stèves : "Tu tueras au bastion de Picardie... etc."

Pour alourdir définitivement le mystère, le gredin Paul Gehenno, qui vivait à Paris avec la sœur d'Olivier, est retrouvé mort au pied des remparts de la Citadelle, une balle dans le cœur.

Voilà, les éléments sont en place. On ne saura tout qu'à la toute fin.

Yves Dartois (1901-1974) occupe une place discrète bien qu'enviable, selon moi, au sein des auteurs des années trente. Un style qu'il veut élégant tandis que ses analyses psychologiques en font un digne descendant des classiques français. Il abandonne le roman policier pendant la guerre au profit de fictions sentimentales, tendance que l'on trouve déjà largement dans "L'horoscope du mort". 

Publié en 1937, le roman propose une narration un peu désuète – ce qui ne me déplaît pas – et pudique – à peine si des lèvres se frôlent –, dans laquelle les descriptions délicates ne manquent pas. Dartois m'a si bien plongé dans son Montreuil-sur-mer que j'aurais aimé m'y promener et y séjourner [voir un extrait prochainement].
Avant la Seconde Guerre mondiale, Yves Dartois partage pendant plusieurs années la vie sociale du Touquet, d'où sa connaissance de la région Picardie cotière. Son roman "Week-end au Touquet" (1936) se déplace d'ailleurs à Montreuil-sur-mer, à l'instar de "L'horoscope du mort".

Les remparts de Montreuil-sur-mer
© D'après une photo d'Émily T.
 
Trouvé d'occasion, sur un étal, je ne sais plus où, je pense que ce roman marqué du masque et la plume, réédité en 1954, est assez aisément accessible d'occasion ou en bibliothèque.

Montreuil-sur-mer aurait inspiré Victor Hugo pour "Les misérables".

6 février 2025

L'adolescence des submersibles

François Guichard
Éditions Locus Solus, 2024
410 pages

Sous le titre "Premières armes - L'appel du large", on lit Roman. L'auteur s'en explique dans une note qui précède la description succincte de chaque protagoniste : "Les personnages de ce roman historique ont tous existé mais leurs personnalités, leurs sentiments et leurs actes relèvent de la fiction". Conserver le vrai nom des marins est, pour le contre-amiral François Guichard, une façon de leur rendre hommage et éviter qu'ils ne tombent dans l'oubli, quitte à leur attribuer des actes inopportuns qu'ils n'ont pas posés. Hommage incongru, mais passons.

Ancien commandant de sous-marins nucléaires, l'auteur est maintenant chargé de la fonction Histoire de la Marine française. Il est l'auteur de "Premières plongées – Vingt milles nautiques sous la mer" (2022), qui relate les balbutiements des submersibles avec le prototype révolutionnaire du "Plongeur" en 1863 [ce dernier inspira Jules Vernes pour le Nautilus]. Ce livre a été réédité trois fois et primé à plusieurs reprises.

Dans la foulée, par l'entremise de garçons répondant à l'appel du large, François Guichard raconte l'apparition des premiers submersibles appelés à combattre sous l'eau : ils eurent pour nom le "Morse" et surtout le "Narval" et le "Korrigan", ces deux derniers conçus par Maxime Laubeuf, ingénieur du Génie maritime, considéré comme le père des sous-marins français. Ses conceptions s'opposaient à celles de Gaston Ramazzotti (le "Morse") et Gabriel Maugas (le "Farfadet").

Grossièrement résumée, disons que l'originalité du "Narval" de Laubeuf était sa double coque. Les espaces entre coques intérieure et extérieure servent de ballasts, qui se remplissent ou se vident d'eau selon que le bateau plonge ou fait surface (cette innovation fondamentale sera adoptée par toutes les marines du monde et est toujours d'usage dans les sous-marins modernes). Pour le premier "Narval", deux moteurs électriques alimentés par accumulateurs permettent le déplacement en immersion. Un moteur à vapeur (chaudière pétrole lourd) propulse le bateau en surface et permet de remplir les réservoirs d'air comprimé servant à chasser l'eau des ballasts.
La coque extérieure est adaptée à la navigation en surface grâce à un dessin qui autorise une meilleure vitesse. Cette coque n'est soumise à aucun effort (pression de l'eau) lors de la plongée, au contraire de la coque intérieure. 

L'auteur mêle l'histoire anecdotique des marins, les paysages attachants de la côte française, de Cherbourg à Saintes, avec les luttes d'influence entre polytechniciens concepteurs des machines, politiciens et officiers responsables, soucieux de faire progresser la marine française dans une voie favorable. S'y ajoutent des descriptions techniques où l'on aurait apprécié des notes de bas de page : ce que sont les ballasts, les purges ou une ligne de foi, ne fût-ce que pour les néophytes.
La prose est quelquefois déroutante "...la rade se transforma en véritable Tatare où les monstres d'aciers aux cent canons jouaient le rôle des Hétaconchires" (mythologie grecque).

Tout cela donne un volume intéressant, généralement facile à lire, mais tous les amalgames qu'il comporte, même bien dosés, m'ont embarrassé. L'aspect romanesque ne faisait pas partie de mes attentes lorsque j'ai demandé le livre lors de l'opération Masse Critique : mea culpa, j'avais négligé de lire attentivement la présentation.

Au bout de deux cents pages, la lecture m'ennuyait. Je sais que le livre a trouvé et trouvera ses lecteurs, il n'est simplement pas venu à point pour moi, même si j'y ai pioché quelques informations importantes sur les submersibles du tout début du 20e siècle. 

Merci Babelio et vifs remerciements aux éditions "Locus Solus" qui m'ont fait parvenir l'envoi rapidement avec un marque-page dédié et un catalogue luxueux de leurs publications 2024.


23 janvier 2025

Le naufrage : ombres et certitudes

Perrin éditeur, 2018
250 pag
es
"Contrairement aux films Titanic de 1943 et A Night to Remember de 1958, il n’y a pas eu de panique. Au contraire, des hommes et des femmes de toutes conditions ont attendu stoïquement la mort. C’est peut-être pourquoi le naufrage du Titanic occupe une place si particulière dans la mémoire collective." (Gérard Piouffre)

S'il est un livre qui élucide exhaustivement et avec rigueur les questions que pose le naufrage du Titanic, celui que propose Gérard Piouffre émerge, car il dispose d'une vaste masse de documents dont témoigne la bibliographie en fin de volume. Historien de la marine, Chevalier de l'ordre du Mérite maritime, avec de bonnes connaissances techniques (bien qu'il ne soit pas marin), il objective impartialement les événements et le comportement de chacun à bord, qu'il s'agisse de richissimes passagers, de marins, officiers et matelots, ou d'émigrants. 

Après avoir exposé de nombreux faits et aspects techniques dans les comptes rendus précédents ...

Dans les profondeurs du Titanic - Paul-Henri Nargeolet
Les enfants du Titanic - Navratil Élisabeth
Les secrets du Titanic - Rupert Matthews

... je vais, grâce à cet ouvrage, les compléter et revenir sur ceux que l'on a laissés dans l'incertitude ou dans l'ombre afin d'y apporter, pour la plupartun éclairage définitif.

L'ouvrage est réparti en trente chapitres qui répondent à des questions telles que : "Le commandant et les officiers étaient-ils ivres ?", "Le Titanic pratiquait-il une forme de ségrégation sociale ?", "Un choc de face aurait-il épargné le navire ?", "Le naufrage a-t-il entraîné la faillite de la White Star Line ?", etc.
L'auteur traite les matières en profondeur : ainsi, la description de la fabrication et de la pose des rivets – travail titanesque, il y en avait 3 millions pour ce paquebot – occupe cinq pages et celle des plats des menus du restaurant de première classe est détaillée, de l'entrée au dessert, pour chaque service. On constate que les menus de troisième classe dépassaient largement en qualité et quantité ceux du quotidien des gens qui l'occupaient. On mangeait mieux qu'à terre sur le Titanic.

Ségrégation sociale : les trois classes du Titanic étaient bien séparées les unes des autres par des portes cadenassées, ceci à la demande des États-Unis (immigration).

Les légendes – un sarcophage de momie jetant le mauvais sort, par exemple  et plusieurs prémonitions que manifestèrent certain(e)s sont abordées et démontées, mais libre à chacun d'y prêter foi. 

Les rivets retrouvés cassés près de l'épave. Explication très détaillée de leur fabrication pour aboutir à la conclusion qu'il est difficile de conclure ce qui a provoqué leur rupture : s'il s'agit du choc avec l'iceberg ou avec le fond marin, le bateau heurtant celui-ci à 74 km/h (et non 50 km/h comme avancé dans le livre de Nargeolet). Mention de l'Explorer, bateau contrôlé et bien entretenu, aux tôles non rivetées mais soudées, donc plus solides, qui heurta un iceberg en 2007 et coula néanmoins malgré sa conception moderne adaptée à la navigation polaire : "Dans la lutte implacable du vaisseau d’acier contre le vaisseau de glace, ce dernier a toujours le dernier mot", écrit solennellement Piouffre.

L'Explorer, en 2017, coula après avoir heurté
 un iceberg de nuit, sans pertes humaines.

Sur le chantier britannique Harland & Wolff (les propriétaires du bateau sont américains, le savoir-faire anglais) où fut construit le Titanic, on déplora huit morts, ce qui est peu : "Dans les autres chantiers, on admet qu'un tué par tranche de 100 000 livres sterling dépensées est une norme acceptable"Cette façon d'envisager les choses est abrupte, mais fait tristement partie du monde industriel. Le Titanic coûta 1 500 000 livres sterling, l'équivalent de 150 millions de dollars des années 2000. 

Considération consternante, le Titanic n'avait pas assez de canots de sauvetage : 1178 places disponibles pour 2201 passagers et si le paquebot avait été complet pour sa traversée inaugurale, il aurait embarqué 3547 personnes dont 2369 auraient été sacrifiées.
Ces embarcations ont mauvaise réputation : elles bouchent la vue, coûtent cher et sont difficiles à manœuvrer. On déplore qu'avant le départ de Southampton, on bâcla les exercices avec deux canots et des essais à pleine charge ne furent pas effectués (ne fût-ce qu'avec des sacs de sable), car lors du naufrage, on chargea trop peu les premiers canots par manque de confiance dans la solidité des installations d'évacuation (palans des bossoirs).

Les accusations d'alcoolisation de l'équipage et des officiers sont fantaisistes, le Titanic était le fleuron de la White Star Line et personne n'aurait osé enfreindre le règlement strict en buvant un seul verre en service. C'est l'avis formel de l'auteur.

Le Titanic se livrait-il à une course au record ? Au début du 20e siècle, le Ruban Bleu était décerné au paquebot ayant effectué dans le temps le plus court la traversée le l'Atlantique nord dans le sens est-ouest. Ce sont les navires de la compagnie britannique Cunard qui emportèrent ce trophée, réalisant la traversée en moins de cinq jours. Or ces "lévriers", à l'opposé des paquebots de la White Star, vibrent fort, sont effilés, donc sensible au roulis par mer calme, développent une puissance de 76 000 chevaux et leur consommation de charbon est énorme.

Le Mauretania de la Cunard détenteur du Ruban Bleu de 1907 à 1929.

Les trois géants de la White Star (Olympic, Titanic, Gigantic/Britannic) sont des paquebots différents, plus luxueux, leurs structures ne vibrent pas afin d'assurer le confort des passagers et ils développent dans les 46 000 chevaux, soit beaucoup moins que le Lusitania ou le Mauretania. Une arrivée à New York une nuit plus tôt aurait d'ailleurs été contre productive pour la compagnie, car des discours officiels, la presse et des curieux attendaient le bateau pour le lendemain matin. L'argument de la course au record tombe complètement. Mais il ne fallait pas traîner, c'est évident, vu l'ordre du commandant de maintenir la vitesse. 

Quant à la présence anormalement élevée d'icebergs à cette latitude, il y eut négligence des avertissements venus des navires alentour, moins par désinvolture des officiers ou du commandant Smith, que par un grave problème de surcharge des communications TSF (morse).
En 1912, la TSF était une nouveauté et les passagers en raffolaient, même si les tarifs étaient très élevés. On envoyait des messages à ses proches pour dire qu’on allait bien et qu’on était heureux d’être à bord du géant des mers, mais on utilisait surtout la TSF pour faire des affaires. Le goulot d'étranglement de la TSF fut un élément qui a favorisé la catastrophe.
Le télégraphiste était surchargé de messages commerciaux et personnels des passagers et il ne pouvait suivre correctement les communications avec les bateaux qui avertissaient de la présence de glaces. Les "sans-filistes", employés par la Marconi wireless Telegraph Co. Ltd, étaient conscients que les passagers les faisaient vivre, même si tous les messages concernant la navigation auraient dû être prioritaires.
Le commandant Smith était-il en possession ou non de toutes les informations alarmantes ? Si oui, aurait-il en ce cas diminué la vitesse de son bateau ? À mes yeux, cette dernière reste la cause primordiale du naufrage.

Lors de la commission d'enquête américaine en avril 1912, le sénateur demanda à une des vigies si, muni de jumelles, il aurait vu l'iceberg plus tôt. La réponse fut positive.
Les jumelles marines étaient des instruments optiques de précision qui coûtaient une petite fortune à l'époque. Pour éviter qu’on ne les vole, l’officier responsable avait toujours soin de les mettre sous clé aux escales. Une succession de méprises va toutefois obliger les vigies du Titanic à s'en passer. Ceci découle de mutations d'officiers, dont l'un, parti pour un autre paquebot, oublia de signaler qu'il avait enfermé celles des vigies dans un placard de sa cabine. 
Ceci dit, il y avait neuf paires de jumelles sur le bateau, pour les officiers, le commandant et le pilote sur la passerelle : pourquoi cette dernière n'a-t-elle pas été confiée aux vigies ? Mystère.
©RMS Titanic, Inc
À propos de la collision, ce qui a été écrit dans les billets précédents est correct : pour éviter l'iceberg, le second Murdoch a ordonné de virer à gauche toute (bâbord) et stop ou machine arrière (inversion des hélices latérales) : l'hélice centrale s'arrête dans les deux cas et n'envoie plus aucun flux d'eau sur le safran, ce qui augmente le rayon de giration du bateau.
L'hélice centrale est bien visible devant le safran.
© Vasilije Ristovic

Information supplémentaire : il y a bien eu deux ordres successifs «bâbord» puis «tribord» comme l'affirme Élizabeth Navratil dans "Les enfants du Titanic". Constatant que le paquebot se comportait comme une voiture survireuse qui dérape de l'arrière dans un virage, Murdoch donna l'ordre de contrebraquer, c-à-d de virer à tribord, manœuvrant en S autour de l'iceberg. Cela faillit réussir. [Le plus récent drame du Costa Concordia (2012) témoigne de cette façon qu'ont les bateaux de survirer lors d'un virage court : voyant qu'il allait heurter le rocher de Scole sur sa gauche, le commandant Schettino ordonna barre à tribord toute, mais l'arrière glissa en survirage et percuta des rochers par bâbord arrière.]

Dernier point litigieux : il concerne la non-assistance du Californian, probablement à portée de vue du Titanic qui lançait des fusées de détresse. Sa position fit débat : on ne calculait pas alors la position d'un navire comme aujourd'hui, il était beaucoup plus laborieux d'obtenir un point précis (il fallait surtout disposer d'une horloge à l'heure exacte, or celle de la passerelle du Californian semblait décalée d'une heure par rapport à celle du Titanic). Après la découverte de la position de l'épave, il devint évident que les deux navires étaient assez proches, 19 milles (35,25 km), ce qui fit ouvrir une nouvelle enquête en 1992. Sa conclusion fut que les fusées avaient été vues par le commandant Lord sur le Californian, mais n'avaient pas été interprétées comme des signaux de détresse.
On déduisit aussi qu'un plus petit bateau "fantôme" circulait entre les deux, il pourrait s’agir de la goélette Samson qui, n’ayant pas de radio, n’a pas compris qu’une tragédie se jouait à proximité. Mais aucune certitude n'est établie.
Le Californian, cargo mixte de 136 m,
Royaume-Uni

Tout ce qui est développé ci-dessus, malgré sa longueur, est fortement résumé et tous les thèmes ne sont pas abordés par mon compte rendu. Les récits et explications exactes sont complexes. Les personnes passionnées par le naufrage et par ce bateau hors norme, trouveront leur bonheur dans les explications approfondies du livre de Gérard Piouffre.

Pour terminer le cycle sur ce naufrage, il me reste à présenter dans les jours qui viennent le beau livre "Titanic, 1912-2012" de Beau Riffenburgh.