26 juin 2025

Du sud au nord

"Belge en Italie, italien en Belgique. Durant des années, je n'ai cessé de vouloir résoudre ce paradoxe. Songe absurde d'une origine, volonté viscérale de rejoindre ce qui se dérobe ? C'est en écrivant, bien plus tard, que s'est enraciné en moi une sorte de pays d'encre, où les champs ensoleillés prolongent les hauts-fourneaux, où les vignes et les oliviers, perchés sur des terrils, dominent le temps et aussi la mort. Un pays éprouvé spirituellement, à la croisée de mes influences, où mon cœur, comme placé face à un miroir, s'est retrouvé tel qu'il était.

Depuis lors, c'est là où je me tiens."

Giuseppe Santoliquido - "Le don du père

Gallimard, 2025 - 205 pages

Après avoir lu "Un été sans retour" (2021), magnifique roman d'une affaire criminelle, ce livre récent et autobiographique m'a moins emballé. L'ennui a parfois gagné ma lecture ; puis l'une ou l'autre référence religieuse, comme de possibles retrouvailles dans l'au-delà m'ont embarrassé.

S'il se passe en partie dans les faubourgs de ce Liège où je vis, dont je connais les vieux quartiers industriels qui me remplissent de la nostalgie du siècle passé (Seraing, Jemeppe, Herstal), le livre raconte avant tout l'histoire des parents et grands-parents de Santoliquido, venus d'Italie en région liégeoise pour y travailler et élever leurs enfants dans la dignité et un meilleur bien-être

L'auteur y figure un personnage important, mais le récit gravite autour du père qui, malade des poumons, est en fin de vie. On retrouve les émouvants accents de sincérité de l'auteur belgo-italien.

À travers la narration, se dessine la confession de ce que le narrateur reconnaissant se reproche envers ce papa: de n'avoir compris que trop tard qui il était, comme beaucoup d'enfants – blancs-becs arrogants que nous avons parfois été – élevés par des parents aimants et cléments. 

9 juin 2025

Proust, roman familial

Rober Laffont, 2023
249 pages

Plutôt que faire un billet de présentation de l'essai – il a déjà été tant chroniqué sur les blogs littéraires –, je vais, sous forme d'extraits, m'arrêter sur deux chapitres : "Tombeau pour un château" et "Ceci tuera cela" (référence à une citation célèbre de Victor Hugo dans "Notre-Dame de Paris"). D'une part le château de Luynes où l'autrice vécut sa prime jeunesse et de l'autre, une métaphore où le "ceci" est la diffusion du livre imprimé qui effaça l'architecture, en particulier les iconographies des cathédrales dont les vitraux et sculptures étaient destinés à un public qui ne savait pas lire. Par là, Hugo suggère que la pensée remplace la doctrine, l'esprit triomphe du dogme. [p.205-206]
Château de Luynes
Tombeau pour un château
"On ne saisit le sens d’un château que si l’on comprend son mode de fonctionnement, en circuit fermé, à huis clos, et sa puissance de métaphore. Dans le parc, passé la roseraie et la chapelle, devant le cèdre du Liban sous lequel mes parents avaient été photographiés le jour de leur mariage, il y avait un bac à sable, où j’ai passé un nombre d’heures incalculable. Le bac à sable agissait sur moi comme plus tard le laboratoire photographique où je développais mes clichés d’adolescente. Dans le quadrilatère où je refaisais le monde, j’expérimentais l’abolition du temps. Toute mon enfance, j’ai renversé des seaux de sable humidifié pour modeler huit tours, liées par des remparts dont je lissais amoureusement les contours, en les perçant de meurtrières délicates, à l’aide d’un petit bâton. Mon château de sable s’élevait sur un promontoire dont j’avais consolidé les fondations et creusé les douves, il dominait le bac désert d’où naissait en contrebas un village abstrait. Certaines de ses tours étaient coiffées d’un toit pointu, d’autres pas, le pont-levis avait disparu au profit d’un pont dormant. Au milieu de l’enceinte, j’avais aménagé un bassin et des jardins à la française, avec des toutes petites branches de buis cueillies dans les parterres alentour. Il aurait suffi que je tourne la tête d’un quart de tour pour vérifier si la maquette ressemblait à l’original, qui se découpait dans le ciel, écrasant le paysage. Je ne crois pas l’avoir jamais fait. Le château est un rêve intérieur, que l’on répète sans fin, sans même y penser. Une chimère tautologique. On ne s’en lasse jamais. Regardez les châteaux de sable sur les plages en été. Ils se ressemblent tous. C’est Luynes. L’exception et le multiple conjugués, la pièce unique et le lieu commun, la caricature, l’idée même de château." [p.202-204]
[...]
"[...] le château reproduit l’obsession de la légitimité généalogique, et son bégaiement maladif. Il n’y a de châteaux que le château, il n’y a de familles que la nôtre. Plus qu’un monde, c’était l’univers ramené aux dimensions d’une forteresse, au-delà de laquelle rien n’existait vraiment. Nous étions enfermés dans son orbe comme les aïeux dans le cadre de leurs tableaux. Il n’y avait pas de hors-champ." [p.203-204]

Ceci tuera cela
"Cette métaphore, je veux la prendre à la lettre : "À la recherche du temps perdu", c’est-à-dire l’espace enchanté, multiple et infini du roman, s’est subrogé au château merveilleux, mais clos, univoque, et replié sur lui-même, de mon enfance. La mobilité vivante et toujours recommencée d’une œuvre qui, en m’ouvrant les yeux sur le monde, me le rendait soudain habitable, m’a convaincue d’un paradoxe qui n’est qu’apparent : la solidité vient de la fluidité, du mouvement, de la pensée en action, de la prolifération du sens, et non de la stabilité, notion illusoire, prise dans l’étau de la permanence et d’une fixité mortifère. Coïncidence ou hasard objectif, l’espace immatériel et sans limites du livre s’est ouvert lorsque le portail à doubles vantaux du château fort s’est refermé comme le couvercle d’un tombeau.
Ce qui vaut pour Proust s’applique, bien sûr, à la littérature en général et à sa capacité à lever un coin du grand voile, à percer de nouvelles perspectives, à désenclaver, à désancrer nos habitudes et jusqu’à nos plus profondes convictions." [p.206]
[...]
L’espace imaginaire ouvert par Proust n’a pas de propriétaires, il n’est juché sur aucun promontoire, aucune muraille n’en défend l’entrée. Il est comme l’univers : en perpétuelle expansion. Cela n’en fait pas moins un point de repère à l’horizon de mes bibliothèques, un lieu permanent qui cependant se transforme au gré de mes relectures. Ce roman total me suit partout depuis trente ans." [p.206 +p.211]

Laure Murat - Extraits de "Proust, roman familial


Pour une approche plus classique de l'essai, je renvoie à la présentation de "Textes & Prétextes", qui connaît bien l'œuvre de Marcel Proust.

De même, je propose de suivre les avis de blogs amis : 

Il va de soi que cet essai remarquable donne envie de lire tout Proust. Vœu pieux, je peine à finir mes livres pour le moment. Il n'empêche, j'ai fait un pas en acquérant la version complète en numérique. 

Version Kindle, 2014

Laure Murat fait remarquer que les vrais lecteurs, ceux qui vont au bout du cycle, sont moins nombreux que la réputation de l'œuvre le laisse supposer. Selon une arithmétique savante, est émise l'hypothèse de 5.250 lecteurs et lectrices en moyenne par an, depuis un siècle. "Proust subit le sort des artistes fétichisés, dont la la reconnaissance et le prestige sont inversement proportionnels au succès commercial", conclut l'essayiste. [p.113-114]

Après tous les spoils qui précèdent, sachez que les sujets centraux traités par le livre sont ailleurs, tels l'univers de formes vides de l'aristocratie, l'exil intérieur de ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles, pointés subtilement par "La Recherche" de Proust. 

Ce qui vaut de se précipiter sur "Proust, roman familial", si vous ne l'avez déjà fait.

1 juin 2025

L'année automobile 2024-25

Sophia Éditions, 273 pages 


Présentation officielle (exempte d'humeurs personnelles)
"Le seul annuel à compiler tous les évènements automobiles de l’année, sur les plans industriel, sportif et culturel. Industrie, compétition, création : tels sont les maîtres mots de L’Année Automobile, qui aspire depuis 1953 à mettre en valeur la dimension humaine du monde de l’automobile, et à décrypter les évènements marquants de l’année.

- 

"L'année automobile" est une publication luxueuse annuelle que j'ai surtout prisé dans les années 1964 à 1972. Elle représentait le summum de la saison auto en version papier, pour nous (frère et copains de classe) qui suivions assidûment les courses et les développements des bolides. La toute première édition de cette perle des beaux livres, pour les amateurs du genre, remonte à l'année 1954-55 et est quasi introuvable. 

Je me souviens des photos doubles-pages où l'on contemplait Jacky Ickx décollant des quatre roues dans sa Brabham F1 sur les bosses du circuit du Nürburgring. Bref, pour nous, ce beau volume était comme le précipité de nos rêves d'adolescents et jeunes adultes. Le cadeau idéal.

Jacky Ickx vainqueur du GP d'Allemagne 1969.

Eh bien, c'est fini. Outre le fait que mon adolescence n'est plus, la plus grande photo de voiture du dernier volume mesure tout au plus 18 x 13 cm. Pire : les grands formats pleine-page sont réservés à des personnalités du monde automobile : Luca de Meo (président des constructeurs européens), Denis Le Vot (Dacia), Bruno Sacco (Styliste Mercedes), Urs Kuratle (Directeur technique Porsche Motorsport), Adrien Fournaux (pilote rallye français), et, last but not leastun quidam très smart qui lit pendant que sa voiture autonome conduit

Ces grands portraits enlèvent, à mon avis, ce qui faisait la magie des anciens numéros de "L'Année automobile". Certes le livre, très français, est plus touffu qu'auparavant et exhaustif. Mais pourquoi tant d'espace illustré pour les cadres plutôt que pour les machines ?

Seul Adrian Newey (Ingénieur course successivement chez Williams, Mc Laren, Red Bull, Aston), considéré comme un des génies de la F1 depuis 25 ans, me semble avoir sa place dans cette glorieuse galerie.

Adrian Newey, ingénieur F1

Sont proposés des dossiers rétros qui m'ont vraiment accroché : "Le Grand Prix de l'A.C.F.(il y a cent ans) [p.124] avec une illustration d'un duel Alfa-Bugatti de Walter Gotschke ; "Lancia Stratos, une nouvelle ère(il y a cinquante ans), retour sur le concept et l'architecture de cette sportive futuriste ; Facel Vega (il y a 70 ans), une voiture française [laide, mais prestige tricolore], étoile dans le ciel du haut de gamme.

Duel Bugatti-Alfa lors du GP ACF 1924
(Walter Gotschke)

Viennent encore un dossier sur le circuit de Monthléry, inauguré il y a cent ans et une exposition Bugatti à Uzès : ces vieux engins ont une classe folle – je me vois bien, moustache et casquette à carreau au vent, (dé)filant au volant de l'un d'entre eux.

J'ai, en outre, trouvé plein de chaleur et de finesse dans le chapitre consacré aux décoratrices de voitures. Créativité féminine que concrétisent de très belles photographies. [p.260 et suiv]

En fin de volume, le top 10 des ventes aux enchères [p.270] met en exergue Ferrari avec la 250 GTB spyder California, classée première (1960, achetée 15.349.500 €), ou la Berlinetta (1962, acquise pour 5.530.000€).

Structure du livre :

  • Industrie (économie, production, création) [p.16 à 106]
  • Sport (Formule 1, Endurance, rallye) [p.112 à 228]
  • Culture (instants d'année, dossiers rétros, exposition, arts plastiques, le marché de la collection, le top 10 des ventes aux enchères) [p.232 à 270]

Une moitié donc consacrée à la compétition auto, l'autre moitié fait la part belle à l'industrie, soit un tiers du volume.


Économiquement, la voiture à moteur thermique a toujours le vent en poupe dans "L'année automobile 2024-25", et, hormis les brèves description des modèles électriques marquants sortis durant l'année, guère trace d'un dossier conséquent sur la technologie électrique/hybride, ni sur le championnat de Formule E (électrique).

La transition écologique est abordée dans un article de fond [p.20]. On y lit : "Les incertitudes sur la vitesse d'évolution de la transition écologique ont pesé négativement sur les marchés". Marchés, croissance, on ne sort pas de l'éternelle ritournelle.

Anecdotique mais signe des temps, en balade à la mer du Nord, j'ai vu ce sticker sur la calandre d'un gigantesque SUV :

Bref, moins de magie, mais un livre très axé sur la France, qui suit son époque, très soucieux de la santé financière de l'industrie automobile. Reste que le sport auto, qui a tant changé (on « réinitialise » une voiture de course comme un ordinateur), continue, paradoxe épineux, à me faire rêver, comme tous les grands enfants qui oublient, temporairement, leur vœu de protéger la planète.

Feuilletez ici.

Merci à Babelio (masse critique) et aux excellentes "Sophia Éditions" pour lesquelles « beau livre » n'est pas une expression vaine.

18 mai 2025

Les mystérieux du passé

Version audio du roman
"Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
(2014) -
Lu par Jean-Pierre Lorit 

 

Extraits d'un entretien avec Patrick Modiano
(Pochette de l'audiolivre Écoutez Lire ci-dessus).

Gallimard : Entre autres souvenirs remonte celui d'un roman de jeunesse écrit comme une bouteille à la mer pour retrouver une femme – un roman pour une unique lectrice, en somme...

Patrick Modiano : Bien sûr, il y a là une certaine ironie. Mais il m'est souvent arrivé de semer dans mes livres des noms et des détails – comme des signaux de morse – à destination de certaines personnes dont les traces s'étaient perdues. Je savais d'avance qu'elles ne donneraient pas signe de vie, mais c'est leur silence qui me donnait envie d'écrire.

G. : Ne serait-ce pas Jean Daragane [le narrateur, lui-même écrivain] qui fabrique lui-même du mystère à partir d'événements bien ordinaires ?

Patrick Modiano : Une phrase m'a beaucoup frappé sans que je me souvienne de son auteur : "Elle était mystérieuse comme tout le monde". Oui, je crois que les regards des enfants et des écrivains ont le pouvoir de donner du mystère aux êtres et aux choses qui, en apparence, n'en avaient pas. 

13 mai 2025

Au Caire

[Fuyant les forces alliées en 1945, le criminel de guerre nazi, père des frères Schiller, Rachel et Malrich, a choisi d'éviter la mer trop bien ratissée pour passer par la Turquie, la Syrie puis L'Égypte, avant de gagner l'Algérie. Il a séjourné au Caire.]

Mon père y est arrivé avec ses crimes dans la malle et a, semble-t-il, réussi à prendre du bon temps, à se faire une virginité, à se dégotter une place parmi les barbouzes égyptiennes. C'est cela que je dois voir : comment, sortant de l'enfer que l'on a édifié de ses mains, de cette vie intensément lugubre des camps, on vit dans un paradis mirobolant où le soleil est roi, l'humilité reine, la misère gentiment pagailleuse, le narguilé et le thé brûlant à portée de main, le nombril des danseuses à hauteur des yeux, le lit ouvert aux étoiles ? À quoi pense-t-on, quels regrets nourrit-on, quel plaisir peut-il faire oublier la douleur que l'on a dispensée si abondamment dans une atmosphère aussi dense, aussi noire, en un ballet mécanique ritualisé jusqu'à l'absurde, pris dans une folie sans fin et un quotidien qui se réduit au néant, à entendre l'agonie filtrer des murs et à contempler des fumées noires s'élever dans le ciel ? L'homme est assez perfide pour tout se pardonner, je l'entends bien, mais cette hauteur dans l'infâme, aucune compassion, aucune griserie, aucun apitoiement sur soi-même ne peut l'atteindre. Ou alors, cet homme n'est pas un homme, pas même un sous-produit, il est le diable en personne. Mon Dieu, qui me dira qui est mon père ? [Texte de Rachel]

(Boualem Sansal - "Le village de l'allemand", 2008)

 

12 mai 2025

Au combat sur tous les fronts

Le village de l'Allemand - Boualem Sansal (2008)
306 pages

Ils sont deux frères nés en Algérie, d'un père allemand, Hans Schiller, et d'une mère algérienne, Aïcha. Afin de leur assurer une meilleure vie, leur père les envoie vivre en France chez un vieil oncle. Rachel – contraction de Rachid et Helmut – arrive en France en 1970 à sept ans et se marie puis connaît la réussite professionnelle, ingénieur dans une multinationale, tandis que Malrich – contraction de Malek et Ulrich – arrivé en 1985, à huit ans, stagne dans une cité de banlieue où commence à sévir un islamisme pernicieux.

Leurs parents, restés dans le village d'Aïn Deb, au fond de l'Algérie, sont assassinés le 24 avril 1994, par un commando islamiste qui laisse peu de survivants. Le drame affecte gravement Rachel, qui, lors d'un voyage de recueillement à Aïn deb, apprend en dépouillant les documents de son père, que ce dernier, Hans Schiller, devenu un homme respecté du village, un vénérable cheikh, fut un soldat SS de l'armée allemande. Il faisait partie des nazis qui se sont dispersés dans le monde, réfugiés dans maints pays, dont le monde arabe. Rachel trouve une photo de journal où il figure à côté de Boumédiène, alors maquisard, qui le promut à l'enseignement du maniement des armes. Il finit par se poser dans le village retiré de Aïn Deb.

À travers le désespoir de Rachel qui écrit un long compte rendu pour son frère qui ignore tout, à travers la vie de ce dernier qui s'insurge contre l'intransigeance des clans islamistes, à travers une Algérie qui connaît sa décennie noire, ce livre bouleverse par la douleur infinie qui l'habite. Alternant les voix des frères – l'exploit de Boualem Sansal fut de les rendre différentes –, à savoir les écrits de Rachel et le récit, entre désespoir et colère, de Malrich, l'auteur exprime vivement, sincèrement, durement parfois, la culpabilité et la détresse que subissent les deux fils pour les crimes de ce papa qui collabora à la fabrication des gaz létaux pour anéantir les lebensunwerten lebens [vies indignes d'être vécues], les untermenschen [sous-humains]

Est-on coupable des crimes insoutenables de ses parents ? 

Il s'agit d'un roman basé sur une histoire authentique. Texte profond et pas trop long, malgré la confrontation à de multiples questions aiguës : la découverte de la Shoah par de jeunes arabes, la sale guerre algérienne des années noires (1902-2002), l'islamisme en expansion comparable au nazisme, la situation des Algériens des banlieues que l'État français livre de plus en plus à eux-mêmes.

Bien sûr, nous connaissons les horreurs de l'extermination dans les camps, d'autres écrivains les ont dites mieux que quiconque. La visite de Rachel à Auschwitz m'a pourtant ébranlé. Cet individu qui parcourt le lieu des crimes de son père est un homme en bout de parcours. Il cite Primo Levi, comme mis à nu : "Vous qui vivez en toute quiétude... Considérez si c'est un homme....Qui meurt pour un oui ou pour un non... Considérez si c'est une femme... Les yeux vides et le sein froid comme une grenouille en hiver... Répétez-les à vos enfants".

"Je ne sais pas pourquoi, mon père ne m'a rien dit", ajoute Malrich au texte de Levi.

Il faut se rappeler que la Shoah était et reste un sujet tabou en Algérie, notamment lors de la parution du livre en 2008. La liberté de ton, l'insolence et le courage des prises de position de l'auteur m'ont acquis à sa cause. J'imagine mal que l'écrivain produisant un texte si humain que "Les frères allemands" soit un jour emprisonné. La justice algérienne a prononcé une peine de cinq ans fermes à son encontre pour des faits récents, mais qui ne concernent pas directement le livre qui nous occupe. 
Je ne m'attarde pas sur la polémique, elle est trop complexe, à laquelle se mêle les prises de position politiques franco-algériennes. Ce n'est pas l'objet de ce blog.

Un extrait du "Journal des frères Schiller" bientôt.

6 mai 2025

Modiano : j'ignorerai toujours...

 

J'étais à ce point hanté par Dora Bruder que j'ai écrit en 1989 un roman après avoir lu l'avis de recherche. Je ne savais encore rien de ce que j'ai retrouvé aujourd'hui. J'ai écrit ce roman : "Voyage de Noces", pour essayer de combler le vide que j'éprouvais quand je pensais à Dora Bruder dont je ne savais rien. Mais le roman achevé, j'en étais au même point. Et tout cela ne pouvait finir que par un livre qui ne serait pas un roman. (Patrick Modiano, voir billet sur "Dora Bruder")

 

"Depuis, le Paris où j’ai tenté de retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers les rues vides. Pour moi elles le restent, même le soir, à l’heure des embouteillages, quand les gens se pressent vers les bouches de métro. Je ne peux pas m’empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers. L’autre soir, c’était près de la gare du Nord.

J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler."
Patrick Modiano - extrait de "Dora Bruder" (1997)  

Écouté en version audio "Écoutez lire" Gallimard, lu par Didier Sandre, accompagnement musical, intermittent et pathétique, dont il est indiqué sur la pochette : "Musique originale : Marie-Jeanne Séréro".

 

19 avril 2025

Un ado à la campagne

Vincent Almendros (2024 - 144 pages)

Y a-t-il quelque raison tangible d'éprouver la sourde inquiétude que distille chaque page de "Sous la menace" ? Certes, l'ambiance est lourde et il semble y avoir des choses laissées dans l'ombre derrière quelques velléités de violence familiale. Mais c'est une famille comme il y en a beaucoup, le temps d'un week-end à la campagne.
 
Tandis que sa mère est au volant, Quentin, le narrateur, boutonneux et premiers poils duveteux dessus la lèvre, se sent devenir un monstre : il est la proie de la puberté et risque d'être renvoyé du lycée suite à une bagarre. Sur la banquette arrière, sommeille Chloé, sa cousine de onze ans. Après un arrêt pour acheter une plante, il est trop tard pour visiter le père, qui, six ans plus tôt, s'est tué en voiture. On laisse le cimetière et direction la maison des grands-parents. 

Sur place, la mère de Quentin ne cesse de le surprendre dans des situations qui paraissent compromettantes ou embarrassantes – sans qu'on puisse affirmer qu'il y soit vraiment pour quelque chose. Ainsi, lorsqu'il dépose le sac de Chloé sur son lit, comme demandé, il le défait et a en main le bas de maillot de la fille lorsque sa mère pénètre dans la chambre, poussant un " que fais-tu ? " chargé d'insinuations.
La mère bafoue régulièrement l'adolescent et ce sera encore lui qui aurait provoqué Charles, le perroquet des grands-parents, qui radote bruyamment : 'Tu parles, Charles ! Tu parles, Charles !". On voudrait rire mais c'est amer. 

Quand Chloé et Quentin grimpent dans la vieille cabane de jeux construite dans un arbre, quelque chose est imminent, ce garçon dont les sens s'éveillent et qui a passé l'âge des enfantillages, avec cette toute jeune fille jouette qui s'ennuie, mais juste des chamailleries, bien que chaque mot, chaque phrase, vibrent d'une latence confuse. 

L'adolescent risque d'être renvoyé du lycée à cause d'une bagarre avec un camarade malgache qui a prétendu que son père se serait tué à cause de la laideur acnéique de son fils. Or ce harceleur est le frère d'une amie de Chloé. Cette dernière lâche de surcroît que le père a laissé une lettre, ce qu'ignorait Quentin. Il subodore que l'information d'un suicide paternel est parvenue à Talotta par sa cousine. 
Le garçon emmène Chloé à bicyclette voir le cheval de trait dans un coin perdu dans la campagne : il s'en prend à elle agressivement en l'accusant.

Le style est tout en économie, l’expression est sobre et les descriptions dépouillées. Vincent Almendros a indéniablement une patte, oscillant entre précision laconique et non-dit. Le romancier atteste lui-même [clic] que, dans cette intrigue plutôt mince, qui n'a rien d'un thriller, l'attention méticuleuse portée aux détails crée la tension narrative, de même que le titre lui-même, "Sous la menace", contamine le texte par une pression permanente sous la narration.

Tout cela exerce un magnétisme puissant : je me suis immédiatement senti proche des protagonistes, et j'ai lu d'un trait ce roman beau et profond.

Autres romans de Vincent Almendros : 
  • "Ma chère Lise" (Minuit, 2011).
  • "Un été" (Minuit, 2015).
  • "Faire mouche" (Minuit, 2018).
Voir le dossier complet (presse, extraits) aux "éditions de Minuit".

13 avril 2025

Fuji Yama

[Amélie raconte à son amoureux comment, perdue dans des monts enneigés, elle a fini, au sommet d'une crête, par apercevoir, fascinée et soulagée, le Mont Fuji qui lui indique la direction à suivre.] 

"Rinri éclata de rire parce que j'ouvrais les bras au maximum pour lui montrer les dimensions du volcan. Il y a une impossibilité technique à raconter le sublime. Soit on n'est pas intéressant, soit on est comique."

Amélie Nothomb - "Ni d'Ève ni d'Adam" (2007)


Malgré un registre tout différent, j'ai perçu dans ce roman l'étrange murmure d'une musique lointaine, venue de mes nombreuses lectures de Yasunari Kawabata, souvent en extérieur, parmi la nature en fleurs du mois de mai 2022 ; le blanc, la neige, le kotatsu, le souvenir de moments privilégiés reconnus au fond de moi, à travers le Japon d'Amélie Nothomb.  

9 avril 2025

Sa jeunesse

"– Tu sais ce que l'on découvre en vieillissant, Jeannot ?

C'était la première fois que monsieur Salomon me tutoyait et j'en ai éprouvé une vraie émotion, je ne l'avais encore jamais entendu tutoyer personne et j'aimais sentir qu'il se penchait ainsi sur moi avec amitié.

– On découvre sa jeunesse. Si je te disais que moi, ici présent, Salomon Rubinstein, je voudrais encore m'asseoir dans un jardin, ou peut-être même un square public avec peut-être des lilas au-dessus et des mimosas autour, mais c'est facultatif, et tenir tendrement une main dans la mienne, les gens tomberaient de rire comme des mouches.

On s'est tu tous les deux sauf que moi je n'avais pas parlé du tout." 

Romain Gary - "L'angoisse du roi Salomon" (1979) [p.73]

 

Pensez-vous que, de nos jours, la scène imaginée par Salomon
susciterait tant de rires ?


©AFP - ULF ANDERSEN / AURIMAGES

8 avril 2025

La peur de l'âge

Folio n° 1797, 350 pages

"L'angoisse du roi Salomon" est le quatrième et dernier roman que Romain Gary publia en 1979 sous le pseudonyme Émile Ajar. Ce roman rappelle "La vie devant soi", avec une écriture drolatique, de la fausse naïveté et un humour empreint de gravité.

Salomon Rubinstein, qui fut un roi du prêt-à-porter, est un Juif très riche. Arrivé à un âge vénérable, il a fondé une petite communauté, S.O.S. Bénévoles, qui comprend quelques dévoués et un standard téléphonique pour aider ceux qui sont en déprime, dans la pauvreté ou qui ont simplement besoin de mots réconfortants pour éviter d'en finir. Obsédé par l'idée de vieillir, encore bon pied bon œil à 85 ans, le roi Salomon, prodigue tout le bien qu'il peut, offre des cadeaux et aide financièrement les personnes qui sont dans la dèche.

Il emploie une voiture-taxi pour rendre visite à ses protégés et leur envoyer ses bienfaits. À cette fin, il recrute un chauffeur, Jean, homme d'une candeur sidérante, qui s'exprime en phrases sinueuses, malhabiles, mais tout en poésie et bonté, prêtant à sourire mais touchant le cœur

La troisième personne du roman est Cora, ancienne maîtresse de Salomon du temps où elle faisait une petite carrière de chanteuse, dans les années 1920-30. Pendant la guerre, elle tomba amoureuse d'un autre homme, un collabo, mais ne dénonça jamais aux nazis Salomon Rubinstein qui se cachait dans une cave des Champs Élysées. Le vieil homme ne peut lui pardonner de l'avoir abandonné pour un autre, mais il veille sur elle. 

Un jour, il envoie Jean chez Cora lui porter des fruits confits de Nice et notre Jeannot bienveillant découvre en cette dame touchante – 65 ans annoncés, 70 effectifs – un motif de faire du bien : sans l'aimer, il finit par avoir une liaison physique avec elle. Cette accointance avec Cora est un amour «en général», explique-t-il, parce qu'il n'est pas amoureux de la vieille femme, il ne l'en aime que plus. Jean donne son affection parce qu'il sent la nécessité de requinquer Cora, il veut compenser l'amertume de la vieille gloire, qui prend encore des poses de demoiselle, une dame dans laquelle il sait deviner la jolie jeune fille sur laquelle on se retournait. Jean, pas plus que Salomon, n'acceptent que quiconque souffre des désespérances de l’âge.

"C'est de l'amour, mais qui n'a rien à voir avec elle", tente d’expliquer Jean, pour évoquer ce qu'on désigne par amour du prochain. 

Ce faisant, Jean est au fait de l'amour éternel et de la rancune de son patron pour Cora, et il sait l'amour que celle-ci voue à Rubinstein. Alors, ces vieux amants sombreront-ils ou vivront-ils un conte de fée ?

De la langue parlée de Jean, Cora dit : "Tu as une curieuse façon de t'exprimer, Jeannot. On dirait que tu dis toujours autre chose que ce que tu dis." [p.240] Car Jean, pour le grand plaisir des lecteur.rice.s, a sa manière de dire les choses : 

"... il y avait toujours toutes sortes de questions que je voulais lui poser [à Cora] mais elles ne me venaient pas à l'esprit et restaient muettes. On ne peut pas le résumer en une question ni même en mille quand ça ne vient pas de la tête mais du cœur, là où on ne peut pas articuler." [p.105]

"Quand on aime comme on respire, ils prennent tous ça pour une maladie respiratoire." [p.159]

"Et quand tu es heureux, mais alors ce qu’on appelle heureux, tu as encore plus peur parce que tu n’as pas l’habitude. Moi je pense qu’un mec malin il devrait s’arranger pour être malheureux comme des pierres toute sa vie, comme ça il n’aurait pas peur de mourir." [p.241]

Romain Gary redoutait de vieillir, ce qui explique un peu "L'angoisse du roi Salomon".
En 1978, lors d'un entretien avec une journaliste qui lui pose la question : « Vieillir ? », Romain Gary répond : « Catastrophe. Mais ça ne m'arrivera pas. Jamais. J'imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j'ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J'ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. » [Source Wikipédia]

Gary s'est suicidé le 2 décembre 1980, il avait 66 ans.

J'ai lu ce livre une première fois en mars 1992, j'avais 40 ans. À l'époque le roman m'avait laissé perplexe, interrogatif. Aucune note, comme laissé en suspens. Plus de trois décades ont été nécessaires pour y revenir et m'y sentir en territoire un peu plus connu, si j'ose dire. 

Du Gary grand cru. Un extrait demain.

26 mars 2025

Souviens-t'en

L'ADIEU

 

J'ai cueilli ce brin de bruyère

L'automne est morte souviens-t'en

Nous ne nous verrons plus sur terre

Odeur du temps brin de bruyère

Et souviens-toi que je t'attends

 

G. Apollinaire, 2012 - "ALCOOLS" (Édition de Didier Alexandre)

 

Léo Ferré

19 mars 2025

Le fauve

Les heures sont lentes. J’abandonnerais volontiers celles qui me restent. Si je pouvais mourir comme est morte Jeanne… Mais il est difficile de me tuer. On a retiré de ma cellule tout ce qui pouvait me blesser. C’était bien inutile, car, en aucun cas, je ne consentirais à me faire du mal… Des cachets, ça irait. Mais je ne veux pas attirer des désagréments à un employé d’ici, en tâchant de me procurer un soporifique. [...].
Un souvenir de jeunesse…
J’avais dix ans. J’étais allé pour quinze jours chez un de mes oncles qui habitait une ville de l’Est. 
Le matin du jour où j’arrivai, il y avait eu dans ce chef-lieu une exécution capitale.
Nous étions allés, mes cousins et moi, sur une grande place que l’on appelait champ de foire ou champ de Mars. Les bois de justice avaient disparu peu de temps après l’aube. Mais un groupe s’était formé, nourri et grossi par de nouveaux curieux, qui regardaient l’endroit où cela s’était passé.
Autour de la place s’étaient installés des marchands de glace à la vanille.
Mon oncle préféra nous conduire chez le pâtissier de la Grande-Rue, que les gens de ce pays considéraient comme unique au monde.

Ce fut une journée glorieuse. Nous étions fiers de ce que nous avions vu. Nous éprouvions le même orgueil quand nous nous trouvions en présence (avec une grille entre eux et nous) d’un lion ou d’un tigre royal.

Tristan Bernard - "Aux abois : journal d'un meurtrier" (1933) 

C'est sur cette pirouette chargée d'autodérision que s'arrêtent les notes (le roman se poursuit quelques pages) du meurtrier Paul Duméry, car il tombe gravement malade dans le quartier des condamnés à mort. Il avait tué à coups de marteau un huissier pour le voler.

Le récit contient tous les attributs d'une intrigue policière, mais il fait l'effet d'un pétard mouillé. Il illustre manifestement la posture subversive de l’auteur à l’égard des modalités du roman réaliste-naturaliste. Tristan Bernard était, en effet, sensible aux débats littéraires théoriques de son temps. Voir l'article intitulé "Genèse d'une écriture de l'absurde" (signé Cyril Piroux).

On retrouve le même déroutant Paul Duméry dans une étude qui "entend explorer l’épaisseur intertextuelle de ce type de personnage à travers son faire et son être dans quatre romans : Aux abois de Tristan Bernard, La Nausée de Jean-Paul Sartre, L’étranger d’Albert Camus et Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud."

Deux passages :
"L’ambiguïté qui entoure ce personnage [Duméry] réside dans son caractère inoffensif."

"Les destins de Duméry, Meursault et Haroun subissent la fatalité du feu croisé d’un crime ; ployant sous la solitude et l’ennui, ils ne parviennent guère à s’en défaire. Leurs crimes sont élucidés mais les mobiles demeurent singuliers. Comment un personnage tel que Duméry, lucide, consciencieux, a-t-il pu commettre un meurtre ?"
La solitude et l'ennui, ainsi que l'indifférence, collent à la peau du meurtrier et font du roman de Bernard une sorte d'aporie du genre policier. L'effet procuré par le récit ne vient pas des événements rapportés, mais de l'insolente absence de ce qu'on pourrait attendre du récit d'un meurtrier, ceci inspirant l'absurde.

[Écouté à partir du site "Litteratureaudio.com" : téléchargement ici