23 mars 2023

Une pensée en éveil


Les entrées du dictionnaire Yourcenar correspondent à des notices auxquelles ont contribué 41 chercheurs et chercheuses de nationalités différentes et appartenant à plusieurs générations, souligne Bruno Blanckeman (direction et préface de l'ouvrage). 

La table des 325 entrées est consultable iciUn double système de renvois permet une lecture transversale : à la fin de chaque notice, un paragraphe indique les notions apparentées reprises dans le dictionnaire ; il en va de même pour les termes marqués d'un astérisque. Chaque notice est suivie d'une bibliographie pour consulter les œuvres concernées ou pour aller plus loin dans l'analyse.
Présentation de l'éditeur
(clic pour agrandir)

La préface précise que "les notices font le point sur l'état actuel des recherches internationales menées depuis trois décennies sur l'œuvre et la figure intellectuelle de Marguerite Yourcenar". La dimension internationale est à l'image de l'ouverture au monde chère à l’autrice. Le lecteur et la lectrice "de bonne volonté" pourront s'orienter dans le labyrinthe de l'œuvre d'une femme de lettres qui "fonde son autorité sur sa capacité à investir l'ensemble des genres littéraires dont elle hérite [...]". 

Mon cheminement dans l'ouvrage fut dicté jusqu'ici par les livres récemment lus ou en cours, par des termes qui  me sont sensibles et, inévitablement lorsqu'on ouvre un tel glossaire, par le hasard.

Les notes sur les romans "Denier du rêve" et "Le coup de grâce" m'ont remis en mémoire les particularités de ces deux textes que j'avais prisés. Entendons bien, notice ne signifie pas brièveté : pour le premier, pas moins de cinq pages denses, avec cette remarque sur la mise en relation du récit et des personnages avec le mythe (Rome) : "[elle] a dû sentir le besoin d'asseoir le roman sur un fond dont les racines pouvaient lui permettre de donner à un fait divers quotidien la dimension de l'universel". 
Les trois pages de notes sur "Le coup de grâce " soulignent ”la mise en place d’une esthétique de la cruauté et le déploiement d’une violence assez rare chez l'écrivaine” et n’oublient pas les polémiques autour du personnage Eric von Lhomond, typique d'une chevalerie guerrière de la littérature d'avant-guerre (Drieu La Rochelle, Montherlant), dont l'on a déjà évoqué ici un aspect.

En m'arrêtant au mot Alchimie, puisque j'ai entrepris de relire "L'œuvre au noir", je suis resté accroché sur un terme d'une page proche, [l']Acceptant. Il s'agit d'une notion très yourcenarienne qui "marque la volonté, dans un contexte de guerre et d'exil, non dénuée de stoïcisme, de penser la situation en termes d'épreuve, susceptible d'aguerrir la personnalité" (je ne peux m'empêcher de songer à la façon dont Cynthia Fleury invite à dépasser le ressentiment dans "Ci-gît l'amer") : "Dans le monde défiguré de l'après guerre, et à l'encontre des théories à succès de l'absurde, Marguerite Yourcenar refuse d'ériger l'idée de négation en un absolu existentiel sans pour autant hypostasier la puissance de l'action humaine. La figure de l'acceptant, recoupant celle d'Hadrien, devient en cela le modèle porteur d'une philosophie de la vie " [notice/citations de Bruno Blanckeman].

Il va de soi que, à la suite de ces propos, il fallait visiter l'entrée Libre-arbitre. Je vous épargne les détails de l'excellente note que propose May Chehab (Université de Chypre) mais ne peut que la conseiller à la réflexion des philosophes en herbe : Yourcenar oppose la fatalité extérieure et subie à une fatalité intérieure et consentie, "la véritable liberté résidant dans la nécessité intime de se définir soi-même afin d'achever sa « propre forme »", selon une expression de l'épigraphe de "L'œuvre au noir" (première partie).

Enfin, une anecdote. M’interrogeant sur le/la destinataire du poème "Vous ne saurez jamais" de Yourcenar, de concert avec "Espaces, Instants" qui le proposait, nous avons pu compléter avantageusement les informations grâce au dictionnaire à l’entrée Vietinghoff (Jeanne de) : amie de pensionnat de Fernande, la mère de l'écrivaine, Jeanne était une femme de lettres belge qui fut une sorte de figure de substitution maternelle pour Marguerite, dont la mère mourut juste après sa naissance. Elle servit de modèle à plusieurs personnages de l'œuvre. [notes de Valeria Sperti, Université de Naples Frederico II]

J'ai glané cet épais volume, ambitieux et réussi, grâce à l'opération Masse critique de Babelio que je remercie ainsi que les éditions "Honoré Champion".

L'exemplaire dont je dispose est une version semi-poche (12,2 x 19 cm - 923 pages), il existe chez l'éditeur en format plus grand et plus coûteux (15, 5 x 23,5 cm - broché).

14 mars 2023

Le marché de l'attention

"Les algorithmes ne sont que les formules mathématiques qui mettent en équation de l'intelligence élaborée à partir des milliards de données collectées par les grandes plates-formes numériques. Les 3 V nécessaires à l'exploitation des données, la vitesse, le volume et la variété, doivent se conjuguer au savoir scientifique capable de créer de l'intelligence artificielle à partir de celles-ci. Les géants de l'Internet ont fait le choix économique d'orienter la création de cette intelligence dans le but de s'emparer du temps de leurs utilisateurs pour mieux le vendre, aux publicitaires d'une part, aux services numériques d'autre part. Ce fut un choix. Il n'y avait en la matière aucune obligation technologique." (Bruno Patino) [p.66]

Le poisson rouge est incapable de fixer son attention plus de huit secondes, paraît-il, après un tour de bocal, il remet à zéro son univers mental. Selon Google, pour les "Millennials" (nés 1980-90), ce serait neuf secondes, un défi pour les créateurs d'outils informatiques chargés de capter en permanence "l'esprit d'utilisateurs qui passent à autre chose avant d'avoir commencé à faire quelque chose".


La vente de temps par la capture de l'attention des internautes s'accompagne d'une économie du doute. Celle-ci vise à donner plus de poids à des idées marginales qui fragilisent celles qui sont dans la tête des utilisateurs. Cette économie prospère grâce à trois facteurs entièrement économiques : 
  • Il est plus facile et moins coûteux de produire de la vraisemblance que de la vérité.
  • L'attractivité du doute questionne et suscite des émotions propices à la réaction plutôt qu'à la réflexion ; le bruit numérique (les like) en détermine la valeur économique.
  • L'indiscrimination des émetteurs d'informations des plates-formes : celles-ci autorisent une visibilité meilleure des contenus sponsorisés.

L'outrance, le scandaleux, l'absurde sur les réseaux n'est pas le seul fait de mauvais acteurs : il résulte du modèle d'affaires des plateformes qui "profite et développe l'addiction vis-à-vis de nos emportements". Privilégier l'émotionnel relègue l'information professionnelle au second rang. : "Il ne s'agit plus, comme dans le vieux monde analogique, de voir pour croire, mais, désormais, de croire pour voir.

L'utopie d'une civilisation de l'esprit dans le cyberespace, au profit du plus grand nombre, réseau universel égalitaire et libre qui s'autocorrigerait, est engloutie par l'économie capitaliste qui a modifié radicalement les espérances des optimistes.

Ce petit traité – un peu plus fouillé et structuré que ce billet – est implacable, mais le constat globalement inquiétant est nuancé : Bruno Patino n'invite pas à l'ascèse numérique, mais à s'amender du modèle économique des plates-formes. Un livre ultérieur de l'auteur "Tempête dans le bocal" (Grasset, 2022) garde le cap

Enfin, si vous avez lu entièrement ce billet, vous avez tenu plus de neuf secondes, bravo !

[Voir aussi "Les ingénieurs du chaos"]

9 mars 2023

La tache

"L'homme qui avait décidé de se forger une destinée historique, qui avait entrepris de faire sauter le verrou de l'histoire et qui y était parvenu, qui avait brillamment réussi à changer son lot, n'en était pas moins piégé par une histoire avec laquelle il n'avait pas compté : celle qui n'est pas encore tout à fait l'histoire, celle dont l'horloge sonne tout juste, celle qui prolifère au moment où j'écris, qui s'accroît au fil des minutes et que l'avenir saisira mieux que nous. Le nous qui est inévitable : l'instant présent, le lot commun, l'humeur du moment, l'état d'esprit du pays, l'étau historique qu'est l'époque où chacun vit. Il avait été aveuglé, en partie, par le caractère effroyablement provisoire de toute chose."

Philip Roth - "La tache" (Traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun)


Cet homme dont l'empathique voisin, l'écrivain Nathan Zuckerman, raconte les déboires, est victime d'un mélodrame de l'hypocrisie et du puritanisme au sein d'un monde universitaire du New-Jersey, à l'époque du scandale Clinton-Lewinsky (1998). Forcé de démissionner du poste de doyen pour un quiproquo navrant, Coleman Silk, d'abord révolté par la mort de son épouse suite à ces événements, finit par trouver un exutoire dans la liaison avec une femme de ménage illettrée, Faunia. Ce couple trouve la mort dans un accident de voiture provoqué. 

Par le passé, Coleman "avait décidé de se forger une destinée" par le refus de son origine raciale : Noir de peau claire, il s'était créé une identité de Blanc en reniant sa famille. De nombreux américains auraient fait cela pour échapper aux règles ségrégationnistes.

La bourde commise à l'université par le doyen Silk n'est même pas une maladresse : il a qualifié de "spooks" (fantômes) deux élèves qu'il n'avait jamais vus au cours. Or les étudiants en question sont noirs (il ne le sait pas) et le mot est aussi en vieil argot quelque chose comme "bamboula". Dans une université gangrénée par le conformisme intellectuel, le politiquement correct verse facilement dans la traque des sorcières racistes et antiféministes. L'ironie du sort rattrape celui qui a transgressé ses origines. 

Le narrateur omniscient Zuckerman/Roth ausculte le passé des protagonistes principaux, la maîtresse Faunia, femme battue, qui garde sous le lit les cendres de ses enfants morts d'un incendie, son fruste ex-compagnon Lester, violent, ancien du Vietnam, puis Delphine Roux, professeure de littérature, ennemie jurée de Coleman, des personnages à chacun desquels l’auteur accorde une épaisseur digne d'un roman distinct. Dans cette perspective, apparaissent des déterminations qui contextualisent les comportements de sorte que tout manichéisme est dépassé : chacun(e) vit un naufrage. La narration ne s'engage pas explicitement dans le jugement moral, mais le regard posé sur cette société américaine est sans clémence. La maîtrise de Philip Roth offre encore un frisson tout à la fin, où l'on craint pour la vie de Zuckerman qui a des réponses.

Mention pour les scènes effarantes où le vétéran du Vietnam, aidé par des amis d'une association d'aide, est amené à affronter la présence de serveurs asiatiques dans un restaurant chinois pour vaincre ses phobies. Mention aussi pour le subtil personnage de la professeure Delphine Roux. Par ailleurs, on note une ou deux phrases salaces qui n'apportent rien à l'œuvre, mais c’est Roth.

"La tache" est un roman aux digressions généreuses et aux personnages ineffaçables – fiction magistrale et virtuosité littéraire selon "Diacritik" – qui traduit la vitalité créative de l'écrivain Roth et la santé du roman américain en général, épargné par une intellectualisation excessive de la narration.

3 mars 2023

Réflexions sur l'histoire naturelle

 "... la plupart des textes de vulgarisation scientifique font mal la part entre l'aspect fascinant des résultats de la recherche et les méthodes qu'utilisent les scientifiques pour établir les faits de la nature. [...]. [ils] contribueraient bien plus à l'information réelle du public s'ils s'attachaient plutôt à montrer quelles méthodes les scientifiques utilisent pour aboutir à leurs fascinants résultats.(S. J. Gould) 

"Le fonctionnement de la science repose sur le caractère vérifiable des hypothèses que l'on propose. [...]. Même si une hypothèse est exacte, elle ne nous servira à rien si elle est impossible à confirmer ou à réfuter." (S. J. Gould)

(Traduit de l'américain par Dominique Teyssié avec le concours de Marcel Blanc)

[Ces passages sont tirés d'un essai sur les causes de l'extinction des dinosaures ("Le sourire du flamant rose", p.385). Gould s'attache à exposer trois causes dont deux sont invérifiables et douteuses – élévation de la température à laquelle les testicules des dinosaures ne résistèrent pas ou la consommation de plantes psychotropes entraînant des overdoses mortelles – tandis que la troisième, un astéroïde qui a heurté la terre est très plausible – présence d'iridium non volcanique d'origine extra terrestre.] 

Ce qu'exprime S. J. Gould ci-dessus apparaît en filigrane des divers essais du recueil. L'essayiste n'hésite pas à s'étendre sur des théories improbables ou dépassées (en 1985), afin d'en éclairer les faiblesses méthodologiques. Gould explique de même certaines théories anciennes, bien fondées eu égard au savoir d'une époque, mais que des découvertes ultérieures discréditèrent (il en va ainsi pour les spéculations antérieures aux avancées de la génétique). Bien qu'instructives, ces considérations historiques peuvent frustrer un lecteur en attente de notions théoriques actualisées.

Le recueil réfléchit sur les grands thèmes de l'histoire naturelle à travers une large variété de cas d'études : cannibalisme de la mante religieuse, fossiles archaïques, escargot changeant de sexe, hésitations de Darwin, enfants siamois, origine du maïs, eugénisme, rapport de Kinsey sur la sexualité, etc. Il exprime des considérations scientifiques, mais aussi humaines, morales et même politiques. 

En voici quelques enseignements déterminants relatifs à la sélection naturelle et à l'évolution :

  • Les bricolages créatifs de la nature, avec ce qu'elle a sous la main, pour la survie face aux pressions de l'environnement. (Cf. le billet sur le bec du flamant). 
  • Découlant du point précédent : Darwin, amateur éclairé de l'histoire, avait compris que celle-ci est la base de l'évolution. "Un monde parfaitement adapté à son environnement serait un monde sans histoire ; et un monde sans histoire aurait pu être créé tel que nous le connaissons", écrit Gould. [p.51]
  • La science est le domaine où on vérifie et rejette des hypothèses. Toute théorie non vérifiable n'est pas de la science (cf. début de cet article), qu'elle soit ou non une construction intellectuelle brillante. 
  • Les espèces sont les unités fondamentales de la diversité biologique, populations isolées les unes des autres, car elles ne peuvent se reproduire entre elles. Les sous-espèces sont des divisions de l'espèce qui reposent sur la décision d'un taxinomiste et occupent une portion géographique bien définie du territoire d'une espèce. Les sous-espèces se reproduisent entre elles. La race est une sous-espèce. [p.184]
  • "La taxinomie s'occupe essentiellement de mesurer les variations des séries d'individus qui représentent l'espèce à étudier." (A. C. Kinsey) [p.155]
  • Le processus principal de la sélection naturelle est la lutte pour le succès reproductif, c'est-à-dire celle de tous les organismes pour transmettre le plus grand nombre possible de leurs gènes à leur descendance. [p.40-43]
  • Le monde est complexe, les distinctions claires sont rares, les transitions de l'univers progressives, alors que l'esprit humain occidental aime ranger dans des cases séparées. Mais l'ordre n'a jamais été prévu par la théorie évolutionniste. La nature abrite des continuums qu'il est impossible de morceler en deux piles nettes de "oui" et "non". Les systèmes ambigus que nous ne parvenons pas à classer ne sont pas l'expression des limites de la connaissance, mais d'une propriété de la nature. [p.90 et 215]
  • La variation est le matériau brut du changement évolutif, l'essence (Platon) est un concept illusoire. Les espèces sont distinctes, mais n'ont pas une essence immuable. L'essentialisme tend à établir des jugements de valeur : objets proches de l'essence sont «bons», ceux qui s'en écartent "mauvais" ou irréels. L'anti-essentialisme (Gould) abandonne les jugements selon des idéaux : les hommes petits, handicapés, de couleurs ou religions différentes, sont des hommes à part entière. [p.152]
  • "L'ennemi de la science et de la connaissance n'est pas la religion, c'est l'irrationalisme" (S. J. Gould). [pp.106 et 118]
  •  De nombreuses espèces ont des millions d'années et leurs subdivisions sont marquées et profondes. Ce n'est pas le cas de l'homme, espèce jeune, dont la subdivision en races est plus jeune encore. Néanmoins, certains aïeux comme l'australopithèque (cf. illustration billet précédent) auraient pu survivre de sorte que nous côtoierions une espèce humaine nettement moins intelligente que nous. Gould conclut que l'égalité des hommes est le résultat accidentel de l'histoire. [p.189]
  • L'évolution ne se déroule pas selon des lois simples qui entraînent des résultats prévisibles. De petits écarts de températures et de précipitations, la formation de montagnes, l'extension de glaciers, la dérive des continents, l'impact d'astéroïdes, etc. sont les fantaisies de l'histoire naturelle. [p.201]
  • La surface relative d'un animal qui grandit sans changer de forme décroit inévitablement, car le volume est proportionnel au cube de sa longueur, la surface au carré seulement. Ceci détermine les capacités de réchauffement/refroidissement d'un organisme de grande taille. [p.210]
  • La théorie de l'évolution a jeté au rebut l'idée d'une chaîne continue du vivant chère à Charles White (1728-1813). L'organisation du vivant est ponctuée de trous gigantesques. Qu'y a-t-il entre les plantes et les animaux ? entre les invertébrés et les vertébrés, par exemple ? [p.264]
  • Le programme inscrit dans l'ADN interagit de manière inextricable avec des influences comportementales diverses : il est impossible de distinguer chez l'humain une composante rigide déterminée par la biologie et l'autre, variable, sujette aux influences extérieures. Le déterminisme biologique est utilisé à des fins politiques pour justifier des iniquités. [p.299]
  • En agriculture, des plants génétiquement identiques sont vulnérables aux virus, bactéries et champignons, car ces derniers détruisent toute la plantation uniforme. Dans les populations naturelles, les variations génétiques d'un individu à l'autre assurent la protection de quelques-uns contre l'agent pathogène et mettent à l'abri une partie de la récolte. L'année suivante, pousseront donc les descendants de ces survivants immunisés : une variabilité importante au sein d'une population est un mécanisme naturel de protection contre la maladie.[p.331]
  • Les hasards de l'histoire de l'évolution proclament que chaque espèce est unique et qu'il est impossible que son évolution se produise une seconde fois dans les mêmes détails. L'existence d'humanoïdes dans d'autres mondes est donc rejetée par la théorie de l'évolution. Ce qui n'exclut pas l'existence d'intelligence ailleurs sous une forme quelconque. On observe en effet que des lignées d'évolution différente convergent vers la même solution générale. [p.377]
  • "La durée de l'univers ramène notre petite histoire à l'insignifiance géologique, mais dont nous avons néanmoins le contrôle absolu." (S.J. Gould) [p.399]
  • Il y a deux manières opposées d'interpréter les modèles de l'histoire du vivant. Selon la première, la compétition entre espèces détermine des changements continus. Si l'environnement était parfaitement constant, l'évolution se poursuivrait du fait de cette lutte des organismes pour la survie. Dans la seconde position (minoritaire), si l'environnement était stable, l'évolution s'arrêterait. Aucune dynamique interne ne pousserait la vie dans le sens du «progrès». Les espèces livreraient leur bataille au climat, à la géologie et la géographie, non à leurs congénères. [p.409]

Un livre très abordable, extrêmement didactique, agrémenté de remarques récréatives. S'il date un peu – il n'est pas encore question de réchauffement climatique ni de protection de la biodiversité –, ce qu'énonce Gould contribue à une connaissance adéquate de l'histoire naturelle grâce à un propos soucieux d'informer sur la base de cas édifiants.

Au risque de ne pas retrouver la verve et l'humour de Stephen Jay Gould, je choisis maintenant de placer sur l'étagère deux livres de Patrick Tort, philosophe, historien des sciences et bon connaisseur des travaux de Darwin :

    - "Darwin et le darwinisme" ("Que sais-je ?"- 2005, 2022)
    - "L'effet Darwin - Sélection naturelle et naissance de la civilisation" ("Points Sciences" - 2008)



1 mars 2023

Histoire humaine

"Telle en est l'histoire. Voilà 32 000 ans que l'homme est ici-bas. Le fait qu'il ait fallu 100 millions d'années pour la préparation du monde à sa venue prouve exactement que le monde a été fait exprès pour ça – je le suppose allez savoir. Si la tour Eiffel était une mesure du monde, la couche de peinture qui couvre le dernier boulon vissé à son sommet représenterait la portion de ce temps dévolue à l'homme ; chacun comprendrait que cette tour a exactement été construite pour cette couche de peinture, ou du moins, je pense qu'ils comprendraient, allez savoir." [p.369-370]

Mark Twain - "The Damned Human Race" (1905) / Cité dans "Le sourire du flamant rose" (S. J. Gould)

Évolution des hominidés © Wikipédia

Mark Twain a écrit son essai en réaction à la version du «principe anthropique» développée par A. R. Wallace (1823-1913). Selon ce principe, les lois de la nature et la structure de l'Univers préfigureraient l'existence d'une vie intelligente. 

15 février 2023

De Nietzsche au bec du flamant rose


L'ouvrage de Barbara Stiegler, "Nietzsche et la vie", suscite un vif intérêt pour le paléontologue Stephen Jay Gould dans le chapitre XII consacré à la biologie contemporaine ; y sont saluées les considérations du scientifique américain, lequel, avec d'autres confrères comme R. Dawkins, a "ouvert la voie à un naturalisme qui ne s’oppose pas aux constructions inventives de l’historicité". (voir billet 3).

C'est dans cette idée que je mentionne ici l'étude éponyme du recueil "Le sourire du flamant rose" (Seuil, 1985 - disponible en "Points" poche) qui comporte une trentaine d'essais de Gould. On y retrouve les innovations évolutives au niveau du bec du flamant rose confronté à un environnement particulier.

Le flamant rose s'est adapté à un habitat parmi les plus inhospitaliers de notre planète : les lacs salés peu profonds. Les deux moitiés de son bec sont équipées de lamelles cornées qui jouent le même rôle de filtre que les fanons de baleines. Le flamant se nourrit la tête à l'envers, crâne en bas, se balançant d'avant en arrière pour recueillir les petits mollusques, algues et larves. Les deux moitiés du bec sont mobiles alors que la partie supérieure est fixe chez les oiseaux.
Le cygne souriant en couverture du recueil est un clin d'œil. 
Image retournée, il s'agit du flamant rose qui se nourrit la tête
à l'envers, filtrant la nourriture (mollusques, algues, larves) 
des lacs peu profonds où il vit.

L'essai explique comment le comportement particulier du flamant a entraîné une modification de la configuration de son bec de forme curieuse. La théorie darwinienne de l'évolution, c'est-à-dire l'adaptation des espèces à leur environnement immédiat (à ne pas confondre avec un quelconque progrès ou une quelconque évolution téléologique), conduit à ce que la morphologie d'un organe s'adapte à la fonction particulière qu'il exerce.

S. J. Gould propose un second exemple de vie à l'envers avec la méduse Cassiopea. Elle présente, elle aussi, une modification de son anatomie, transformant l'anneau musculaire qui permet généralement la propulsion chez les autres méduses, en une ventouse qui la fixe en position inversée sur le fond des milieux peu profonds où elle s'est adaptée.

L'auteur conclut que des caractéristiques anatomiques stables chez des milliers d'individus peuvent se modifier pour satisfaire aux besoins d'espèces qui ont adopté un mode de vie "marginal", merveilleux pourvoir créatif de l'adaptation. Long processus historique, mais cependant limité par les éléments disponibles à un moment donné : "Le résultat, souvent imparfait et quelquefois bizarre, est donc un bricolage que la nature effectue avec ce qu'elle a sous la main ; c'est le reflet d'un processus qui s'est déroulé à partir du moment où les organes se sont avérés inadaptés à leur fonction, et non l'œuvre d'un architecte omniscient construisant ab nihilo." [p.31] (Voir également la notion de" spandrel")

Pour être complet, précisons encore que, selon Lamarck, la modification anatomique se produit directement en réponse à la pression de l'environnement et est transmise héréditairement, tandis que pour Darwin, le changement s'installe progressivement par le processus de sélection naturelle. 

Afin d'alimenter la réflexion, il est peut-être bien de revenir à Nietzsche et l'ouvrage de B. Stiegler où est cité [p.361] un passage de la "Généalogie de la morale" (1887) : "L'"évolution d'une chose, d'un usage, d'un organe n'est donc rien moins que son progrès vers un but, encore moins un progrès logique et prenant le chemin le plus court, avec un minimum de dépense de forces et au moindre coût [...] – mais bien la succession de processus de subjugation plus ou moins indépendants les uns des autres, plus ou moins profonds qui s'opèrent en elle, et qui renforcent les résistances qu'ils ne cessent de rencontrer, les métamorphoses tentées par réaction de défense, et aussi les contre-actions couronnées de succès. " [Nietzsche- "Généalogie de la morale", II, §12] 

Et à propos d'une notion nietzschéenne polémique bien connue, B. Stiegler écrit deux pages plus loin : "Au fond, la volonté de puissance ne désigne rien d'autre que les rapports conflictuels qui se nouent et se dénouent sans cesse entre les innombrables strates temporelles de l'histoire évolutive, où s'articulent et se réarticulent de manière toujours nouvelle et inventive les dispositions actives et passives des corps vivants." [p.363]

2 février 2023

Bijou de pacotille

Elle fut un temps ”la petite bijou”, c'était quand elle joua un tout petit rôle dans un film où sa mère, poussée par un ami, avait fait actrice. ”Bijou” parce que maman avait soudain besoin d'un petit chien à ses côtés. Cela ne dura pas, les grimaces agacées et les colères reprirent, la petite ne reçut jamais d'amour, pas plus qu'elle ne connut un père.

On suit plus tard Thérèse seule dans Paris, mal logée, en mal de tendresse et de reconnaissance, avec au ventre la peur de tout, en quête de la moindre lueur apaisante : lumière verte d'enseigne de pharmacie, la lampe verte du poste de radio du polyglotte Moreau-Badmaev, les yeux verts d'une pharmacienne empathique. Un jour dans le métro, elle aperçoit sa mère dans un manteau jaune usé. Le roman se lit vite, cent-cinquante pages, la gorge se noue parfois.

Jérôme Garcin (L'Obs, avril 2001) est élogieux à propos du roman de la jeune femme à l'abandon, dans lequel Modiano "prend le temps de regarder, d'écouter et d'accompagner avec une infinie délicatesse". Le journaliste et écrivain écrit que "Jamais Patrick Modiano n'a mieux exprimé que dans ce roman somnambulique la quintessence de son art". J'ai tendance à rejoindre cet éloge.

"La petite bijou" (2001) - Patrick Modiano 

29 janvier 2023

Fauves

"Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la peinture de fleurs, très appréciée du public, est perçue comme une continuation de la tradition très respectée de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, et se voit, à ce titre, dotée d'une dimension allégorique et symbolique. Mais un tel pedigree, qui rehausse ce genre mineur, invoqué par la critique quand l'artiste est un homme, fait systématiquement défaut quand l'artiste est une femme : ce sont alors les valeurs sensibles de délicatesse et de douceur qui se substituent aux valeurs spirituelles. Cette féminisation du genre de la peinture de fleurs laisse une marque durable dans la réception différenciée selon le sexe de l'artiste de cette production picturale. Elle est en partie liée aux modèles éducatifs qui régissent et contraignent la vie morale et physique des jeunes filles de la bourgeoisie, dont la formation aux arts d'agrément participe de leur assignation à la sphère privée. Elle ressortit également au contrôle social et à l'exploitation économique des jeunes filles des classes populaires qui, en revanche, avec l'industrialisation, sont partie prenante de la sphère publique du travail, de la manufacture et des espaces publics urbains. [p.84]
[...] 
Depuis le XVIe siècle, le dessin, par lequel se matérialise l'idée, la dimension intellectuelle et spirituelle, était de genre viril quand la couleur était associée au féminin. Parure, elle charme et plaît, qualité «cosmétique» qui peut phagocyter l'œuvre picturale au profit de la seule matière : les durables controverses entre partisans du coloris et partisans du dessin ont abouti, avec la doxa académique du XIXe siècle, au triomphe de ces derniers. Malgré la très nette perte de puissance des conventions académiques au début du XXe siècle, le discours critique semble cependant avoir intériorisé ce différentialisme. Des artistes comme Jacqueline Marval ou Émilie Charmy abordent le « bouquet » selon des modalités qui ne diffèrent en rien, et parfois excèdent, celles des artistes hommes dits « fauves »  : matière audacieusement brossée, couleurs lumineuses, surfaces inachevées. Pourtant, ainsi que l'a observé Gilles Perry ["Women Artists and the Parisian Avant-Garde: Modernism and 'Feminine' Art, 1900 to the Late 1920s"], là où les critiques voient la manifestation d'une violente force masculine, congruente avec la sémantique du « fauve », et un critère du modernisme, quand ils abordent les productions florales de ces artistes femmes, ils ne voient plus qu'une sensibilité toute féminine de la couleur. Il en va de même en ce qui concerne leurs paysages." [p.85]
 
Martine Lacas - "Elles étaient peintres" (Seuil, 2022)
Jacqueline Marval - Bouquet sombre (1907)

Émilie Charmy - Piana, Corse (1906)

27 janvier 2023

Femmes et peintres


Ce n'est sans doute pas un hasard si la couverture montre ce visage de femme qui nous toise fièrement, du défi dans les yeux, pour accompagner le titre "Elles étaient peintres – XIXe - Début XXe siècle" : ainsi semble s'affirmer Elin Danielson-Gambogi (Finlande, 1861-1919) à travers cet autoportrait de 1903. 

Une publicité grandissante est faite de nos jours aux artistes femmes et un public élargi leur fait bon accueil. On ajoutera le présent excellent ouvrage au compte de ce phénomène. Martine Lacascertainement voulu ce titre comme le meilleur hommage, qui traduit aussi une préoccupation majeure. Car si la recherche universitaire, depuis les années 1970, se consacre aux parcours des artistes féminines, analysant les conjonctures sociologiques et un récit qui ont contribué à les invisibiliser, une question semble perdue : l'œuvre d'art est une façon de dire ce qu'est être au monde, de ce monde. Or l'approche sociologique supplante de façon générale, contrairement à ce que l'on constate pour les artistes masculins, l'analyse de leur manière de faire des mondes, leur tentative de rendre visible des forces qui ne le sont pas. ”Pourquoi attendre que les œuvres de femmes entrent dans notre mémoire poétique, afin d'accéder à une parité existentielle et pas seulement « sociale » ? [...]. Faut-il garder, comme un secret honteux, le punctum, le point sensible qui parfois en surgit pour piquer, couper, troubler nos consciences esthétiques souveraines et avouables ?" Des femmes, mais surtout des peintres, car elles étaient peintres sans oublier ce qu'entend le geste de peindre.

Pour Martine Lacas, parler d'« art féminin » comporte le risque d'enfermer dans un essentialisme réducteur.

Berthe Morisot : Intérieur (1872) et Un coin de la roseraie (1875)

Pour ce qui est de ”faire des mondes”, évocation d'un tableau de Berthe Morisot (Intérieur), où, derrière la femme en noir assise dans son salon bourgeois, est suspendu le miroir des formes jaillissantes de la roseraie, qui rappelle le tableau plus tardif "Un coin de la roseraie" : la dame assise, regard perdu, "ne le sent-elle pas croître sous la coquille de son chignon, ce corps vivant de traits, de touches, de traces ? Qu'ici dans la surface circonscrite, avec des signes aussi abstraits que des notes de musique, peut se dire, en vérité, le rythme du monde ? Ce que c'est de le percevoir ? Ce que c'est de le faire voir en peinture ?" [p.19]

La fin du 17e s et le 18e siècle ont vu une féminisation marquée de l’espace des beaux-arts, l'époque rapportée est donc riche. Plutôt que s'attarder aux figures connues [Berthe Morisot, Rosa Bonheur, Suzanne Valadon, Mary Cassatt, etc. apparaissent néanmoins], l'autrice "choisit d'avancer à ras du sol, d'ouvrir des chantiers de fouilles, d'opérer çà et là des sondages que d'autres ouvrages pourront analyser. [...] ... des artistes inconnues retiendront plus longuement l'attention, des questions qui ont déjà bénéficié d'études approfondies [académie Julian, entrée des femmes à l'École des Beaux Arts] se verront consacrer moins de pages que d'autres encore peu connues du grand public, bien que déterminantes." [p.19] On découvrira donc des œuvres qui ont moins souvent l'honneur des cimaises : toiles oubliées dans les réserves ou dans des collections particulières, toiles errantes, sans visa, sur le marché des ventes. Ce qui n'enlève rien à leurs qualités plastiques.

Le texte rédigé par Martine Lacas qui constitue la charpente de ce volume est du niveau attendu d’une enseignante universitaire et chercheuse : il mentionne, par exemple, des ouvrages tels que "La Méthode" d'Edgar Morin ou les essais d'Annie Le Brun dont le lecteur est censé être averti. Si tout le monde contemplera avec plaisir les abondantes illustrations proposées par l’ouvrage, sa lecture s’adresse donc à un public désireux de s’informer de manière approfondie. 

Signalons au passage, de manière entièrement subjective, cette bonne découverte : Helene Schjerfbeck (Finlande).
Helene Schjerfbeck (1862-1946) : Autoportrait (1912) et La porte (1884)

Dans sa conclusion, Martine Lacas se tient en retrait de la position critique vis-à-vis du récit dominant qui a exclu les artistes femmes. Elle ne veut pas y céder pour la raison qu'une telle histoire spécialisée des femmes artistes ne fait qu'entériner, bien qu'elle s'en défende, les mécanismes pernicieux qui sous-tendent le récit dominant de l'histoire de l'art. Et ceux-ci sont moins ceux d'un patriarcat ou d'un ordre masculin misogyne que ceux du capital, c'est-à-dire la financiarisation de l'art. Et l'on rejoint Annie Le Brun et "Ce qui n'a pas de prix" (2021) que relaie volontiers l'autrice pour affirmer : "La discipline « histoire de l'art des femmes », même si elle procède initialement d'une lutte dont la légitimité n'est pas à remettre en cause, trahit elle aussi bien souvent un semblable déni de la violence exercé par le pouvoir de la finance." [p.220]

Se focaliser sur les analyses de la discrimination par le genre exclut du questionnement l'instauration dès le 19e siècle du système concurrentiel et de la financiarisation du marché de l'art qu'on finit par trouver naturels. Invoquer continuellement la misogynie ou le partage hiérarchisé et genré de la société a tendance à laisser de côté la virulence généralisée du pouvoir de l'argent. 

L'usage de la catégorie « art féminin » énonce trivialement qu'un tableau peint par une femme a été peint par une femme et l'on s'enferme là dans une bien étroite impasse. "Avant qu'il ne soit trop tard pour aspirer à plus de complexité, à plus de vertige, plutôt que répéter à l'envi qu'elles sont des femmes, il est impératif d'aller voir comment ces artistes, [...] ont cherché dans ce monde l'espace et le temps d'un autre monde, [...] se sont mises en quête d'une épiphanie de l'art." [p.221]

Malgré l'absence d'un index des artistes, un vrai beau livre, solide, relié et luxueux, illustré de plus d’une centaine de reproductions irréprochables et porteur de messages intelligents. Merci aux éditions du Seuil et à Babelio.

Prochainement un extrait édifiant où est exposée une des attitudes discriminatoires qu'ont subies les femmes peintres à la fin du XIXe siècle.

24 janvier 2023

Le front de l'Yser

"Des lettres dorées, une petite croix en carton-pâte avec une rose en plastique qui, chaque fois que je la redresse, retombe sous la brise légère. Des taureaux mugissant dans une étable sur l'autre rive. En provenance des bordures de roseaux, un son que je n'ai pas entendu depuis des décennies : le chant d'allégresse de la fauvette. Et même un coucou, clairement audible, de l'autre côté du fleuve – là encore, on en entend rarement de nos jours. Selon une vieille superstition, l'année sera bonne quand on entend le chant du coucou au printemps.
Quel paysage inaltéré ! Calme. Paix.
Ce sont les sons doux, lointains qu'il a dû entendre, lui aussi, que tous les soldats qui attendaient, dans l'angoisse de la mort, ont dû entendre : l'idylle dans l'enfer.
Paysage silencieux, nature indifférente, douceur, oubli de la terre, oubli dans cette eau coulant paisiblement qui a dû séparer la vie de la mort. En ce matin de printemps brumeux, tous les oiseaux ressemblent à d'étranges créatures qui crient des choses que je ne comprends pas. Mystique du temps et de l'espace. Quelle terre singulière que celle où nous avons l'habitude de vivre..." 

Stefan Hertmans - "Guerre et térébenthine" (2015, Gallimard pour la version française)
(Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin)


Ce livre imprègne le lecteur. Le temps qu'il raconte est si lointain que les jeunes générations ont peine à imaginer que cela a pu être, une telle guerre, un homme touchant, serviable et si pieux, si pudique, tellement suranné avec le Borsalino et la lavallière. Né la même année que l'auteur (1951), j'ai un peu connu mes grands-parents, beaucoup grâce aux souvenirs de mes père et mère et tout ce que l'auteur raconte de son grand-père me paraît faire partie d'une période qui m'englobe. 
Le succès du récit à partir des mémoires écrites de l'aïeul Urbain Martien est assuré par la narration bien distribuée de ses différentes facettes : la vie familiale de l'enfant pauvre à l'époux, le soldat en guerre blessé trois fois qui perd les illusions et l'auteur lui-même, le petit-fils pourvu des cahiers manuscrits, de quelques toiles peintes, photos et objets-souvenirs, sur les traces le plus souvent effacées de ce qui fût le paysage d'une vie. Bouleversante plongée dans un monde révolu exceptionnellement ravivé, qui imprègne de peinture à l'huile et de la boue des tranchées.

10 décembre 2022

Juste ciel !

Encore une vieillerie. Je me demande si chez moi, le temps froid, humide et gris n'appelle pas automatiquement l'odeur des vieux Livres de poche (ceux avec la tranche colorée et les pages jaunies au bord) comme d'autres chaussent des charentaises ou se préparent un vin chaud. La vieillerie, cette fois, c'est "Les carnets du Bon Dieu" de Pierre Daninos (1947). 

Voilà le bon Dieu dans tous ses états qui ne sait plus où donner de la tête. Il ne peut pas être partout à la fois, sur terre et dans l'univers avec toutes ces planètes remuantes – y compris une Antiterre – qui demandent son intervention urgente : un cyclone par ci, une guerre par là, de la pluie au Brésil ou tel Liégeois qui cherche les mots de son billet. De plus, si on dit le «bon» Dieu, c'est que le Mal n'est pas de son ressort. Et avec les Terriens, c'est compliqué. S'il invente les feuilles de tabac pour parfumer l'atmosphère, ils s'asphyxient avec ; dans l'acte même de création, ils mettent du sadisme en s'aimant avec des corsets et des menottes. Ce n’est pas gagné pour Dieu : traverser les galaxies en un éclair et veiller sur la Terre sont deux choses différentes.

Vient au bon Dieu l'idée de faire naître un Anthelme Limonaire qui vivra à l'envers, né vieux il ira vers l'enfance. 

Un livre divertissant et original pour nous faire sourire, qui conservons tant d'enfance.


6 décembre 2022

Façon de voir

"Qu’elle parlât de beauté, il lui parlait du tissu adipeux qui étaie l’épiderme ; qu’elle parlât de l’amour, il évoquait la courbe annuelle qui matérialise les hausses et les baisses automatiques du chiffre des naissances. Qu’elle parlât des grandes figures de l’art, il s’engageait dans l’enchaînement d’emprunts qui relie ces figures entre elles. En réalité, c’était toujours la même chose : Diotime commençait comme si Dieu avait déposé la perle humaine, au septième jour, dans la coquille du monde, sur quoi Ulrich lui rappelait que l’homme était un amas de petits points posé sur la croûte d’un globe nain.[traduit de l'allemand par P. Jaccottet]

Robert Musil - "L'homme sans qualités" (Tome I)


Egon Schiele - Couple endormi (1909)


(Stéphane Gödicke)

4 décembre 2022

Sarcasme

"Et à la fin, toute cette douleur et toute cette panique réduites à mille pages ou à deux mille vers ; faire tenir tant de  douleur dans quelques centimètres carrés de papier imprimé, cela a l'air d'un sarcasme." [p.767]

Jaume Cabré - "Confiteor" [traduit du catalan par Edmond Raillard]



3 décembre 2022

Trésors périurbains

"Plus de la moitié de la population mondiale se concentre aujourd'hui dans les villes. Selon les projections, à l'horizon 2050, les deux tiers de la population mondiale vivront dans les métropoles. Pour accueillir ces nouveaux habitants, les villes se densifient au détriment de la campagne. 
[...].
La plupart des services rendus par les forêts périurbaines sont des services non-marchands. Jusqu'à présent, seule la production de bois permet au gestionnaire d'en tirer un revenu (avec les fluctuations du prix du bois!). Ces revenus permettent de faire face à une partie des dépenses générées par l'accueil du public. Des méthodes pour évaluer l'importance des autres services rendus par ces forêts doivent être développées afin de faire prendre conscience aux décideurs de la réelle valeur des forêts périurbaines pour la société."

"Le grand livre de la forêt" - S. Vanwijnsberghe (Forêt Wallonne asbl, 2017)



"Une forêt périurbaine est une forêt qui subit l'influence et la pression de la ville"
(définiton Moigneu T.)

2 décembre 2022

Madame Osmond


Traduit de l'anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch

John Banville ne cache pas son admiration pour Henry James (Literary Review), il situe même la naissance du roman psychologique dans le chapitre 27 du "Portrait de femme", où l'on navigue dans le flux de la conscience d'Isabel Archer. Mieux : le roman de James se termine de façon si abrupte que Banville y voit une invitation du Maître à poursuivre le destin d'Isabel, grande création littéraire, qu'il considère, malgré ses travers et ses erreurs, comme une véritable héroïne (The Irish Times). Arrogance et témérité, l'écrivain irlandais a écrit une suite au portrait ! 
 
"The Portrait of a Lady" est un drame joué entre des personnages américains dans un contexte européen (bien que les situations économiques, politiques et sociales ne soient pas évoquées). Isabel Archer, femme vaillante et naïve, découvre que son mari Gilbert Osmond et son ex-maîtresse, Serena Merle, ont agi de concert pour la pousser à ce mariage d'argent. De plus, Pansy, la fille d'Osmond, n'est pas celle d'un premier lit dont l'épouse est morte, mais l'enfant qu'il a eue avec la Merle. Le roman de James se termine lorsque Isabel, abattue et désemparée, fuit Osmond et Rome pour veiller le cousin Ralph Touchett qui se meurt en Angleterre – c'est indirectement grâce à ce dernier qu'elle hérita de sa fortune.

John Banville propose un roman dans la tradition classique, à la façon de Henry James, rien moins qu'un pastiche. Mon sentiment sur James est positif ("Le Tour d'écrou" et "La bête dans la jungleformidables mais "Washington Square" un peu terne) mais je n'ai pas lu "Portrait de femme" ; par contre "Mme Osmond" m'a entièrement conquis, avec une progression très lente, mais jamais ennuyeuse. Intérêt et empathie sont entretenus avec maestria jusqu'à la fin, au point qu'on laisse l'héroïne à regret à la dernière page. Sur une incertitude, cependant... Une suite ?

Que penser du pastiche ? De Henry James, Banville écrit : ”Quiconque a lu, ou tenté de lire, feu James connaîtra ce sentiment d'être à la fois ébloui et étourdi par le style de prose qu'il a développé au cours des premières décennies du XXe siècle, un style conçu pour saisir, avec une immense, avec un diabolique subtilité, et en phrases d'une complexité labyrinthique, la texture même de la vie consciente.” 

Y est-il lui-même parvenu ?

"The Guardian" qualifie "Mrs Osmond" de superbe imitation et apprécie les surprises qu’offre l'ingéniosité de Banville. 
"The New Yorker" est moins enthousiaste, rappelant que Henry James recourait aux longues phrases pour aller aux deuxième, troisième, voire quatrième couches de la pensée : "Banville semble confondre cela avec un simple allongement ; le grain de sa pensée et sa prose sont trop grossiers pour rendre sa tentative crédible.Et après des exemples précis : "Banville, en optant pour le pastiche direct, s'est donné le travail le plus difficile de tous et, en conséquence, échoue le plus sévèrement."
"The New York Times", insistant sur les longueurs et le rythme "ruminatif", est aussi critique : "J'ai eu le sentiment étrange de reconnaître ses phrases comme jamesiennes sans avoir l'impression que James les avait écrites, comme si par le fait même de se faire passer pour James, Banville avait réussi à mettre en lumière à quel point James est inimitable.

Je ne suis pas sûr que l'intention de John Banville était de placer la barre si haut, au plan stylistique. 

Jugeons-en nous-mêmes et suivons notre lady avec les principaux personnages de l'histoire originale dans ce prolongement banvillien. De la Tamise à Paris, jusqu'à Florence et Rome, la valeureuse Isabel Osmond trimballe-t-elle un règlement de compte ? Une vengeance, une réparation ? Je crois que beaucoup sont impatient(e)s de savoir et seront enchanté(e)s.