Les heures sont lentes. J’abandonnerais volontiers celles qui me restent. Si je pouvais mourir comme est morte Jeanne… Mais il est difficile de me tuer. On a retiré de ma cellule tout ce qui pouvait me blesser. C’était bien inutile, car, en aucun cas, je ne consentirais à me faire du mal… Des cachets, ça irait. Mais je ne veux pas attirer des désagréments à un employé d’ici, en tâchant de me procurer un soporifique. [...].
Un souvenir de jeunesse…
J’avais dix ans. J’étais allé pour quinze jours chez un de mes oncles qui habitait une ville de l’Est.Le matin du jour où j’arrivai, il y avait eu dans ce chef-lieu une exécution capitale.Nous étions allés, mes cousins et moi, sur une grande place que l’on appelait champ de foire ou champ de Mars. Les bois de justice avaient disparu peu de temps après l’aube. Mais un groupe s’était formé, nourri et grossi par de nouveaux curieux, qui regardaient l’endroit où cela s’était passé.Autour de la place s’étaient installés des marchands de glace à la vanille.Mon oncle préféra nous conduire chez le pâtissier de la Grande-Rue, que les gens de ce pays considéraient comme unique au monde.Ce fut une journée glorieuse. Nous étions fiers de ce que nous avions vu. Nous éprouvions le même orgueil quand nous nous trouvions en présence (avec une grille entre eux et nous) d’un lion ou d’un tigre royal.Tristan Bernard - "Aux abois : journal d'un meurtrier" (1933)
C'est sur cette pirouette chargée d'autodérision que s'arrêtent les notes (le roman se poursuit quelques pages) du meurtrier Paul Duméry, car il tombe gravement malade dans le quartier des condamnés à mort. Il avait tué à coups de marteau un huissier pour le voler.
Le récit contient tous les attributs d'une intrigue policière, mais il fait l'effet d'un pétard mouillé. Il illustre manifestement la posture subversive de l’auteur à l’égard des modalités du roman réaliste-naturaliste. Tristan Bernard était, en effet, sensible aux débats littéraires théoriques de son temps. Voir l'article intitulé "Genèse d'une écriture de l'absurde" (signé Cyril Piroux).
On retrouve le même déroutant Paul Duméry dans une étude qui "entend explorer l’épaisseur intertextuelle de ce type de personnage à travers son faire et son être dans quatre romans : Aux abois de Tristan Bernard, La Nausée de Jean-Paul Sartre, L’étranger d’Albert Camus et Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud."
Deux passages :
"L’ambiguïté qui entoure ce personnage [Duméry] réside dans son caractère inoffensif.""Les destins de Duméry, Meursault et Haroun subissent la fatalité du feu croisé d’un crime ; ployant sous la solitude et l’ennui, ils ne parviennent guère à s’en défaire. Leurs crimes sont élucidés mais les mobiles demeurent singuliers. Comment un personnage tel que Duméry, lucide, consciencieux, a-t-il pu commettre un meurtre ?"
La solitude et l'ennui, ainsi que l'indifférence, collent à la peau du meurtrier et font du roman de Bernard une sorte d'aporie du genre policier. L'effet procuré par le récit ne vient pas des événements rapportés, mais de l'insolente absence de ce qu'on pourrait attendre du récit d'un meurtrier, ceci inspirant l'absurde.
[Écouté à partir du site "Litteratureaudio.com" : téléchargement ici]
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