Dans l'entrée, elle jeta un regard à la canne posée contre le mur, mais sans rien dire. Et juste avant de franchir le seuil, comme je lui ouvrais la porte, elle tira de son sac un livre, qu'elle me dit avoir trouvé en France chez un bouquiniste : Le Grand Meaulnes.
– Tu l'as sans doute déjà, me dit-elle, l'air un peu embarrassé.
– Je ne saurais pas le retrouver... Tu vois : ce n'est pas rangé.
Je n'avais pas dix-sept ans lorsque j'avais lu ce roman. Pour la première fois, un texte m'avait ému aussi puissamment que la vie réelle. Étonné, je pris le livre en la remerciant.
Pourquoi cet ouvrage et pas un autre ? Il était l'un des deux ou trois que j'aurais gardés si j'avais dû abandonner ma bibliothèque, mon logement. L'énigme insoluble du temps, cet écoulement des jours vers le néant, le retour en arrière impossible, l'inexorable dégradation de ceux qu'on chérit et qu'on voudrait retenir, ces thèmes complexes, déchirants, ne m'avaient pas quitté depuis ma jeunesse. Sonia n'avait pas le pouvoir de lire dans mon esprit ; la seule réalité que nous partagions était dans cette contiguïté intermittente de nos vies, la mienne fatiguée, l'autre en sa maturité. Ce livre choisi sur son intuition signifiait-il qu'elle aussi se représentait le labyrinthe des chemins entre nous, et comme moi peut-être trouver un passage ?
Michel Levy - "Sonia ou l'avant-garde" (2024) [p 230]
Le Grand Meaulnes, écrit voilà plus d'un siècle, continue à fasciner des générations de lecteurs. Roman de l'adolescence dit-on. Recherche de l'absolu, du merveilleux, de l'âme sœur, du temps qui passe...mais aussi, volonté de choisir sa voie, son avenir en toute indépendance. Un livre qui n'a pas d'âge...
RépondreSupprimerBonne soirée, christw
«... qui n'a pas d'âge », j'aime bien la formule. J'apprécie aussi qu'il serve, dans le livre de Michel Levy, de passage possible entre deux êtres que l'âge et des infortunes en forme de labyrinthe séparent.
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