13 mai 2025

Au Caire

[Fuyant les forces alliées en 1945, le criminel de guerre nazi, père des frères Schiller, Rachel et Malrich, a choisi d'éviter la mer trop bien ratissée pour passer par la Turquie, la Syrie puis L'Égypte, avant de gagner l'Algérie. Il a séjourné au Caire.]

Mon père y est arrivé avec ses crimes dans la malle et a, semble-t-il, réussi à prendre du bon temps, à se faire une virginité, à se dégotter une place parmi les barbouzes égyptiennes. C'est cela que je dois voir : comment, sortant de l'enfer que l'on a édifié de ses mains, de cette vie intensément lugubre des camps, on vit dans un paradis mirobolant où le soleil est roi, l'humilité reine, la misère gentiment pagailleuse, le narguilé et le thé brûlant à portée de main, le nombril des danseuses à hauteur des yeux, le lit ouvert aux étoiles ? À quoi pense-t-on, quels regrets nourrit-on, quel plaisir peut-il faire oublier la douleur que l'on a dispensée si abondamment dans une atmosphère aussi dense, aussi noire, en un ballet mécanique ritualisé jusqu'à l'absurde, pris dans une folie sans fin et un quotidien qui se réduit au néant, à entendre l'agonie filtrer des murs et à contempler des fumées noires s'élever dans le ciel ? L'homme est assez perfide pour tout se pardonner, je l'entends bien, mais cette hauteur dans l'infâme, aucune compassion, aucune griserie, aucun apitoiement sur soi-même ne peut l'atteindre. Ou alors, cet homme n'est pas un homme, pas même un sous-produit, il est le diable en personne. Mon Dieu, qui me dira qui est mon père ? [Texte de Rachel]

(Boualem Sansal - "Le village de l'allemand", 2008)

 

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