Le jeune Rassoul fracasse d'un coup de hache le crâne de nana Alia, vieille usurière qui contraint Souphia la bien-aimée à se prostituer. Son geste à peine accompli, Raskolnikov, le personnage de Crime et Châtiment, surgit à l'esprit du garçon. Dostoïevski avait en effet conduit son anti-héros au même acte ignoble, avec la bonne raison d'agir pour le bien et convaincu de transgresser à bon escient les limites morales. Il ne sera racheté que par l'aveu de son meurtre et la condamnation. Rassoul, son forfait commis, est rattrapé par le destin littéraire de Raskolnikov: …avant de commettre ce crime, au moment où il le préméditait, n'y avait-il jamais songé ? [...] Ou peut-être cette histoire, enfouie au tréfonds de lui, l'a-t-elle incité au meurtre. Il vit alors une douloureuse épreuve: tiraillé par la culpabilité, qu'en est-il pour lui de la vie si dans ce pays le rachat n'est pas possible ?
L'histoire se déroule en Afghanistan, après l'occupation russe, alors que la région, violemment anti-communiste, est plongée dans d'âpres luttes civiles et connaît un effondrement des valeurs. La loi est soumise à l'influence de la charia et les talibans restreignent autant le sentiment de liberté que durant l'occupation soviétique. Un meurtre est peu de choses en regard du crime de lire un auteur russe, stupidement assimilé au communisme. Tuer n'est rien, ne pas trahir est plus important, ne pas trahir Allah, son clan, sa famille, son clan, sa patrie, son ami... Quand Rassoul soucieux de se racheter décide de se livrer, il est dépossédé de son crime: quelle importance l'élimination d'une maquerelle sans scrupules aux yeux de la justice afghane ? Son père communiste et les livres russes constituent un meilleur motif de condamnation et Rassoul se voit accusé pour des motifs étrangers à son forfait. Connaîtra-t-il seulement la consolation de Raskolnikov: s'endormir en geôle, une bible sous l'oreiller ? Pas certain dans cet Afghanistan où même Allah est instrumentalisé. Et le suicide n'a pas de sens dans un pays où la vie semble ne plus avoir d'importance.
Dans Kaboul ravagé par les explosions et la poussière où courent effrayés les tchadors bleu ciel, entre maisons de thé et fumeries de narguilé, le roman révèle un climat hostile et pesant, où le désespoir gagne aussi les combattants. Et où l'amour même se meurt.
Rahimi intègre dans le récit plusieurs extraits traduits de poèmes et de légendes afghanes qui traduisent une sensibilité particulière à l'Asie centrale. On regrette cependant que ni l'auteur ni les éditeurs (P.O.L, Gallimard) n'aient proposé une explication des nombreux mots persans[1]: quelques notes de bas de page auraient aidé le lecteur curieux. Faut-il tant sacrifier la compréhension à la couleur d'origine ? L'auteur s'explique bien sur son écriture et le rapport avec la langue persane dans cette vidéo: Dans ma langue maternelle, je suis un auteur, en français je suis un écrivain.... L'écrivain cherche les mots, l'auteur est cherché par les mots.
Au-delà de l'intérêt considérable, mais finalement assez attendu, que constitue la situation humaine et sociale dans la région afghane, l'originalité du roman tient dans le pont que Rahimi jette entre l'Orient et l'Occident avec la convocation du roman de Dostoïevski. D'une lecture aisée, d'une plume adéquate et sans fioritures, il y manque sans doute l'escarbille littéraire qui en ferait un livre étonnant. Pour ma part, ce livre fait regretter la Pierre de Patience du Goncourt 2008[2], plus romanesque. On sait l'écrivain afghan, vivant en France, a perdu un frère là-bas: on songe évidemment à ce frère assassiné en découvrant l'histoire tragique de Rassoul.
Rahimi définit ainsi sa croyance religieuse: Je suis bouddhiste parce que j'ai conscience de ma faiblesse, je suis chrétien parce que j'avoue ma faiblesse, je suis juif parce que je me moque de ma faiblesse, je suis musulman parce que je condamne ma faiblesse, je suis athée si Dieu est tout puissant.[3]
[1] Exemple: chaykhâna (maison de thé), sâqikhâna (fumerie), fiqh (loi),...
[2] À titre d'anecdote, ce prix avait fait écrire à La Tribune de Genève (11 nov 2008) que « le Goncourt avait donné pour le tiers-monde ».[3] Source Wikipédia
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