14 septembre 2013

Aleph zéro - Jérôme Ferrari

Le jeune professeur, narrateur central de ce roman aux connotations très existentielles, est un être profondément triste qui déçoit les femmes qui l'approchent au point de le fuir: un homme qui n'est pas très enclin à accepter la vie telle qu'elle nous est proposée. Il est tourmenté par la banalité et l'inanité des choses et un concept aussi abstrait que l'aleph zéro, objet mathématique théorique, le hante. La référence répétée à une entité de cette nature manifeste l'intérêt de l'auteur pour des notions scientifiques liées à la recherche fondamentale. Ceci ravit le lecteur qui suit, à partir de là, les conjectures philosophiques de son personnage, mais ne satisfait pas pour autant ce dernier qui vit une sexualité infructueuse: il trouve le monde limité en regard des multiples possibles de sa pensée labyrinthique. Le bout de chemin que nous parcourons avec lui semble conduire à une irrémédiable fatalité qui s'exprime dans les derniers mots du livre : "... je ne comprends pas, je n'y arrive pas, je ne sais pas pourquoi". Et si ce constat est exprimé dans le cadre de relations sexuelles, on y voit la métaphore d'une idée de portée plus vaste. Tout cela fait le sujet d'un livre inégal dont les meilleurs moments sont néanmoins excellents. Il s'agit du premier roman de Jérôme Ferrari (2002) : la curiosité voulait qu'on se penche sur ses débuts pour avoir le plaisir de confirmer, à rebrousse-temps, le bien qu'on dit de lui(1) depuis le Goncourt.

L'aleph zéro est un ensemble inaltérable, il reste le même si on lui soustrait un nombre fini. Comme la vie qui ne cesse jamais, même si l'on meurt : "...bientôt surgit quelqu'un d'autre, qui dit « je », comme moi, et son existence répétera la mienne comme si je n'avais jamais disparu". Car le moi est une illusion, donc hors d'atteinte du néant. Éviter la souffrance en étouffant la Volonté par l'ascèse bouddhiste, comme l'a suggéré Schopenhauer ? Mais "pour chaque racine de volonté extirpée, d'autres surgissent ou révèlent une présence que nos préoccupations nous empêchaient de voir". La vie est comme une nécessité, c'est l'aleph zéro, irréductible. Et elle fait mal.

Trois autres personnages complètent la narration: Béatrice, une collègue qui se suicide le jour de sa retraite, un vieux soldat qui serait le père du narrateur principal et Anna qui l'aime et qu'il pourrait aimer.
Mise à distance par l'usage de la troisième personne, Béatrice (allusion à Beatriz de la nouvelle L'aleph de Borges) offre le plus bel épisode du roman : le moral en berne, féminité mutilée par l'ablation d'un sein, elle renonce à poursuivre l'enseignement. Lors de sa dernière classe, elle a l'idée d'un cadeau pour ses élèves, "elle voulait faire le cours qui justifierait son existence professionnelle. Il faut qu'ils puissent tout comprendre". Elle leur lit un passage de Borges, le plus beau, le plus intime, le plus universel, avec la dernière phrase comme la justification de sa vie : "...mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les dieux usurpent le nom, mais qu'aucun homme n'a regardé: l'inconcevable univers". Puis elle lève les yeux : la plupart des élèves regardent par la fenêtre, insensibles. L'avez-vous vécu, professeurs, ce coup de couteau, quand vous voulez faire sentir l' aridité lumineuse et pure de l'intelligence et que votre cadeau va à l'eau ? Béatrice chute mortellement de sa terrasse quelque heures plus tard: "Le monde persiste et rien ne l'atteindra. Béatrice glisse le long de son immeuble et blesse l'asphalte indifférent, je suis heureux et rien ne change. Cet ensemble, celui qu'on n'altère pas, s'appelle l'aleph zéro."



Ferrari utilise les théories quantiques pour alimenter ses humeurs amères. Les hypothèses vont bon train, en physique expérimentale, quant à l'ubiquité manifestée par les particules, en particulier autour de l'expérience du Chat de Schrödinger(2). En ce qui me concerne, je penche pour l'explication positiviste (Heisenberg, Hawking) qui considère que les phénomènes quantiques échappent encore partiellement à la connaissance complète et ne révèlent donc pas la réalité. L'auteur lui, avec une noire ironie, se complaît dans l'idée d'états superposés: deux possibles cohabitent (j'ai un érection, je n'en ai pas) avant que les yeux de la partenaire s'ouvrent, empreints de conscience malveillante, pour précipiter le narrateur dans l'état tragique d'érection défaillante, excluant le possible réjouissant. Extrapolation littéraire de la décohérence. Celle-ci est la particularité des systèmes quantiques qui, dans leur cohérence propre, contiennent une multitude de possibles que l'appareillage d'observation force à réduire à un seul, celui de notre réalité du tiers-exclu. Ferrari observe le paradoxe du mot, décohérence pour le quantique mais cohérence pour nous qui observons un seul état possible dans notre logique habituelle, un objet est ici ou là, pas à deux endroits en même temps. Il constate avec amertume: "... dans le monde des particules, c'est l'enchevêtrement inextricable des possibles qui est cohérent et c'est cette cohérence que notre monde indulgent et binaire ne cesse de perdre à chaque instant, dans un appauvrissement perpétuel." Les vues de l'esprit ont quelque chose de quantique comparées à la triviale réalité.

Des grands noms, on l'a vu, planent au-dessus de ce récit, des littéraires aussi: "L'aleph" de Borges est constamment présent, le temps à la fois boucle et ligne, et la nausée de Sartre remonte durant l'observation de souches d'arbres d'un paysage corse...


À défaut d'une trame linéaire classique, ce roman éclaté et pessimiste accroche, car il ouvre une multitude de sujets et de questions, sillonnant les voies de la connaissance moderne. En fin de compte, un livre parfois dérangeant qui, outre une écriture sûre qui mute aisément au gré des thèmes, a de la noblesse par les références auxquelles il se rattache. Pour ma part, approcher la philosophie de Clément Rosset(3) aura été une de ses pistes les plus intéressantes. Et ces mots de Paul valéry viennent à point:

Méditer en philosophie, c'est revenir du
familier à l'étrange et, dans l'étrange,
affronter le réel.



(1) Je n'ai pas (encore) lu "Le sermon sur la chute de Rome".
(2) Il est très passionnant de lire le détail des hypothèses sur le fameux chat dans la notice de Wikipédia.
(3) À lire : "Le réel et son double" (1993)

  
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