Je tutoie Malina et Ivan, mais ces deux «tu» se distinguent par une imperceptible, indéfinissable pression sur l'expression. Dès le début, avec l'un comme avec l'autre, j'ai renoncé au «vous» dont je suis coutumière. J'ai découvert Ivan trop subitement, et je n'ai pas eu le temps de me rapprocher de lui par les mots, je lui étais dévolue avant toute parole. En revanche, j'avais pensé à Malina pendant tant d'années, j'avais eu un tel besoin de lui que notre cohabitation, le moment venu, n'a fait que corroborer ce qui aurait dû exister au lieu d'être contrarié par d'autres gens, par des décisions et des actions insensées. Mon tutoiement de Malina est précis et adapté à nos conversations et à nos altercations. Mon tutoiement d'Ivan est imprécis, peut prendre diverses nuances, s'assombrir, s'éclaircir, se faire cassant, doux ou timoré, sa gamme expressive est illimitée; on peut aussi le prononcer tout seul à de grands intervalles, le répéter comme une sirène, il est toujours d'une nouveauté alléchante, mais il n'a encore jamais été dit avec le ton, avec l'accent que j'entends en moi-même quand je reste sans voix face à Ivan. Un jour, je porterai ce tutoiement à la perfection, mais ce sera en mon for intérieur et non avec lui. Ce sera le tutoiement parfait.
Ingeborg Bachman - Malina
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