12 février 2014

La candeur retrouvée

© GCLG
"Il faut lire Proust enfant", commence Raphaël Enthoven, "mais attention, n'est pas enfant qui veut, la candeur se gagne de haute lutte dans l'existence". Voilà l'idée que développe magistralement le professeur de philosophie au cours de cette belle conférence à Liège, intitulée Proust et l'art du réenchantement, qui a ravi les inconditionnels lecteurs proustiens comme ceux qui veulent savoir comment et pourquoi le lire. On peut, on doit lire deux fois "La recherche", "car aux éventuels chardons de la première lecture succède une année de lumière", insiste Enthoven en alléguant la portée double du roman : à la fois l'apprentissage d'un adolescent qui devient homme du monde et le récit a posteriori, par l'écrivain artiste, de la manière dont il l'est devenu.

© Pascal Lecoq

Le narrateur adolescent, bourré d'illusions, est d'abord confronté à la déception. Madame de Guermantes en est une bonne illustration : voici donc cette femme, un long nez et des boutons, voici l'incarnation de la magnifique dame de son rêve orange suscité par les délices de la syllabe "ante". Elle existe, c'est elle et il est déçu. Et même s'il ne l'avait pas rêvée, il serait déçu parce que tout simplement elle existe[1]. À ce jeune âge, "rien n'est beau que ce qui n'existe pas". Et voilà la philosophie : "surmonter la déception consiste à surmonter l'idée que le monde n'est pas l'idée que l'on s'en fait. Il s'agit de prendre la réalité pour son désir et non l'inverse".

Survient alors l'épisode des arbres de Hudimesnil. Le narrateur a l'impression de les reconnaître bien qu'il ne les ait jamais vus. "Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction,...".

Au lieu d'être déçu par quelque chose d'espéré, il est stupéfait par ce qu'il n'a jamais vu mais qu'il croit reconnaître. Sentiment d'entrer dans la fiction alors qu'il est dans la réalité. C'est de l'ordre de la révélation amoureuse, du coup de foudre. Reconnaître ce qui n'a jamais été vu. Il s'agit donc, et c'est la grande leçon de la recherche, de savoir être surpris par ce qu'on croit reconnaître mais aussi par ce à quoi on s'attend. Enthoven ajoute que, en cela, "la littérature n'est pas une fuite mais une retrouvaille".

© Pascal Lecoq
Nous voici au seuil du temps retrouvé.

L'épisode des arbres de Hudimesnil débouche sur l'éternité d'une sensation, qui est la loi de l'art de Proust. Ce dont le réel est capable : nul besoin de voyager dans le temps avec un Terminator. Éterniser le transitoire et l'écrire, le chemin de Marcel est tracé.

Il doit entreprendre les treize volumes de la recherche, mais il y a objection : il vieillit et doit mourir. En apprenant, à ses dépens, les dures lois du temps destructeur, il accède aux règles d'or du temps qui sculpte. Il s'agit de choisir l'intuition d'un temps continu plutôt que l'amertume d'un temps révolu. Proust est Schopenhauerien à sa façon, irrationaliste, au-delà du petit moi, le temps finit par embellir ce qu'il détruit, la feuille morte tombe mais fertilise l'humus, de même que les cellules humaines meurent pour la fonction de l'organisme, l'homme doit mourir car il n'est que partie du grand tout.

En se découvrant temporel, Proust devient artiste. Celui-ci trouve ses douleurs plus intéressantes que douloureuses, cherche les vérités au sein du changement et non dans la fixité: il n'y aurait pas de littérature si nous étions immortels.

Voici dépeint le fil conducteur de la conférence. Je ne saurais rendre la verve de l'orateur, sa passion à nous convaincre de Proust, à nous enlever par ses anecdotes, son humour, ses lectures. La meilleure façon de pallier cette carence est d'acquérir le DVD intégral[2]. À défaut, j'essayerai de partager les parties les plus marquantes de l'exemplaire que je possède, contactez-moi.


[1] Voir l'article sur "Le Réel et son Double" de Clément Rosset.
[2] Réalisation Art et Clic Vidéo


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