Cette force de la nature qu'était Nietzsche, ce profil psychologique hors norme, ne pouvait que stimuler la meilleure plume de Stefan Zweig. Son portrait du philosophe allemand est admirable et d'une érudition accessible.
On n'en doute plus après lecture de Zweig, le philosophe allemand n'était pas un intellectuel soucieux de produire un système de pensée cohérent : ... il faut que l'on renonce enfin, une fois pour toutes, à ces questions de maître d'école : « Que voulait Nietzsche ? Que pensait Nietzsche ? Vers quel système, quelle philosophie tendait-il ? » Nietzsche ne voulait rien : il y a simplement en lui une passion excessive de la vérité - passion qui jouit d'elle-même. [...]. Nietzsche ne pense pas pour améliorer ou instruire l'univers, [...] : son extatique ivresse de pensée est une fin en soi, [...], complètement égoïste et élémentaire, comme toute passion démoniaque. [...]. Jamais, dans cette énorme dépense de force, il ne s'agit d'une «doctrine» [...] et encore moins d'une religion. Puisqu'il philosophe comme un artiste, il ne recherche donc rien de froidement défini. Ceci explique peut-être pourquoi Nietzsche est l'objet de vives polémiques et d'interprétations contradictoires[1].
Il y avait chez Nietzsche une telle exigence implacable envers lui-même, que sa recherche insatiable de vérité, sans cesse contredite par une autre, l'a conduit à entrer en conflit avec le monde. De là un féroce isolement qui devint héroïsme, puis tragédie. L'énergie immense qui le dévorait a fini par se retourner contre lui et par le détruire jusqu'à la folie.
L'homme manifestait une grande lucidité, le problème fut qu'il ne se satisfaisait pas de ses belles vérités, comme Zweig le cite : «...c'est parce que je suis obligé de le faire que je jette souvent en arrière un regard mécontent sur les plus belles choses qui n'ont pas pu me retenir - précisément parce qu'elles n'ont pu me retenir. » Et les contradictions sont inéluctables : De la simple transformation de soi-même naît le désir de se contredire et d'être son propre adversaire : des passages de ses livres s'opposent brusquement l'un à l'autre; ce prosélyte passionné de ses convictions place autoritairement un oui à côté de chaque non et un non à côté de chaque oui ; [...].
Un exemple frappant de ce tempérament est mis en évidence par Zweig lorsqu'il évoque la découverte par le philosophe du bien-être de la guérison, la santé retrouvée, «fruit de la conquête et de la souffrance», qui est frémissante douceur et ivresse pétillante. Cet enivrement remplace pour lui tous les stimulants vulgaires comme l'alcool ou le tabac. Très bien. Mais le problème vient de ce que, à peine Nietzsche découvre-t-il le sens de sa douleur et la volupté de la guérison, qu'il veut en faire un apostolat et y voir le sens de l'univers. Il entre dans sa démesure : ...il veut que les tourments le martyrisent encore plus profondément pour pouvoir s'élancer plus haut dans la sphère suprême et bienheureuse du rétablissement, [...]. Et l'homme qui a tâtonné lui-même dans les ténèbres étouffe ses cris dans l'hymne de la vitalité et tend monstrueusement vers l'humanité à venir le drapeau de la volonté de vivre, de la volonté d'être cruel et dur.
Si Zweig attribue parfois à Nietzsche des qualités de visionnaire et de génie, c'est surtout la profondeur, quelquefois démoniaque, et la beauté de sa tragédie qu'il dépeint dans ce portrait psychologique. Il n'y a aucune mise en exergue de quelque système idéologique et l'hommage va davantage à l'artiste qu'à l'intellectuel.
Un livre requis pour une compréhension de la vie du penseur, sans laquelle il serait vain de tenter d'expliquer les interprétations divergentes de l'œuvre.
[1] Parmi les commentaires de ce blog notamment, rappelons les positions opposées et la longue controverse entre Baltasar Thomass, auteur de S'affirmer avec Nietzsche et Frédéric Schiffter, le philosophe sans qualités.
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