Il s'est écoulé treize ans entre Wasabi et Histoire des larmes, première parution de cette trilogie remarquée dont je vous ai entretenus ici et là avec un réel engouement. En 1994, Alan Pauls semblait ne pas avoir encore entièrement acquis son phrasé proustien, pourtant en germe, ni acquis la volonté de raconter des histoires sérieuses. C'est en tout cas ce qui ressort de ce récit extravaguant et néanmoins plaisant où il met en scène un écrivain argentin hypocondriaque en voyage en Europe avec sa femme, séjournant dans une résidence pour jeunes auteurs à Saint-Nazaire. Des aventures pitoyables arrivent à ce pauvre personnage qui se met en tête de tuer Pierre Klossowski en personne, qu'il déteste pour des raisons obscures. En outre un kyste inquiétant à la base du cou se transforme en une protubérance qui finira même, en fin de récit, par acquérir des vertus phalliques. Selon son épouse, la pommade qu'il applique sur l'excroissance a le goût du wasabi.
Je pourrais vous dire encore qu'en postface, on découvre un bref entretien avec Bernard Bretonnière où le sud-américain affirme que la littérature est une pratique minoritaire, résiduelle, dys-chronique, qui trouve dans la solitude non pas son destin funèbre mais la force et l'intensité de la résistance. Et quand on lui parle d'élégance en littérature, il affirme que c'est la question du style. Une certaine façon de porter, de malporter, rapporter (comme on disait à l'école : rapporteur) la langue.
Sur ce point, deux extraits parleront mieux que de longs palabres.
Tellas allait faire un tour du côté des boutiques de mode, pendant que je jetais un coup d'œil sur les livres. Nous nous fixions ce contrat, tout en sachant pertinemment que nous ne le respecterions pas. Mes explorations me lassaient en général beaucoup plus vite que Tellas, si bien que je me mettais, une demi-heure après, à longer les vitrines, et à la chercher comme un amant trahi. Juste au moment où, décollant les yeux de la paire de chaussures qu'elle essayait et les levant, songeuse, vers la rue, elle apercevait mon visage anxieux penché au milieu des mannequins à moitié vêtus, à ce moment-là, Tellas semblait se souvenir des termes de notre pacte et approchait de la porte en claudiquant (un pied nu, à l'autre une chaussure qu'elle n'achèterait pas), et me recevait avec le soulagement de qui voit apparaître un messie dont il n'a jamais eu besoin.
Assis à mon bureau, je m'étais mis en tête de barder la machine à écrire de cahiers et de papiers, persuadé que cette pression matérielle contribuerait à lui arracher les mots que mon imagination se refusait à lui dicter. Ce siège n'eut malheureusement qu'un effet décoratif. Tellas frappait avant d'entrer, contemplait le branle-bas autour de la machine et repartait en silence, si l'on pouvait appeler silence cette moue de scepticisme que je m'obstinais à assimiler à un baiser à distance. La machine, une Olympia française, ne facilitait pas les choses. À peine me mettais-je à écrire, enhardi par la première étincelle qui faisait vibrer le désert de l'attente, que mes doigts s'enlisaient dans une bataille inégale avec les ruses du clavier. Ils s'inclinaient comme il fallait le prévoir, surpris par des accents indésirés ou par l'agencement trompeur des caractères, et le pire était que ce duel absorbait le temps et l'énergie que j'avais péniblement engrangés pour écrire. Certes chaque dérapage (le signe qui apparaissait toujours à la place du «ñ», les «o» et les «i» fatalement inaccentués, les malicieuses transpositions de la typographie) m'offrait en même temps une bouture inattendue de littérature précoce. Un autre écrivain, moins enclin que moi à se formaliser de ce genre d'accidents, aurait su célébrer et exploiter ces rejetons d'inspiration sauvage. Je ne sais combien d'histoires, de livres j'ai ainsi laissé filer, occupé que j'étais à régler le différend entre mes doigts et les touches du clavier, avant de les laisser agoniser et mourir enfin dans ces chausse-trappes dactylographiques qui étaient comme leurs urnes funéraires.
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Lucien Ghariani.
Deux beaux extraits, merci, qui donnent envie de lire cet écrivain dont vous parlez avec enthousiasme. Je commencerais bien par celui-ci.
RépondreSupprimerCelui-ci est un peu fou, et finalement le scénario ne semble que prétexte à écrire comme Pauls sait le faire. Et puis le personnage narrateur très «looser» est incroyable. Le seul reproche est que des thèmes s'évanouissent au fil des pages,comme le côté hypocondriaque qui ferait merveille dans le style de l'argentin.
SupprimerBon dimanche d'automne, Tania.
Vous avez manifestement pris goût à l'auteur, il faut dire que sa prose est magnifique
RépondreSupprimerOui il a un style compliqué, qu'il contrôle admirablement. Il peut en faire trop sans que ça paraisse lourd. J'aime vraiment beaucoup en effet.
SupprimerBon dimanche Dominique.
Quels beaux extraits!
RépondreSupprimerJ'ai adoré "el coloquio" et m'empresse de trouver celui-ci, merci!
(beaucoup de retard partout, mais je viens de lire vos derniers billets...la vie parfois nous éloigne de l'ordinateur, ce qui n'est pas un mal en soi!!)
Bonne journée à vous.
J'étais un peu inquiet, je l'avoue, en constatant que vous n'avez que vous n'étiez plus trop présente sur Espaces&Instants. Mais je comprends votre éloignement.
SupprimerJe ne crois pas que El coloquio ait été traduit en français ?
Je ne crois pas que ce roman soit traduit, pas encore du moins...ça viendra!
SupprimerMerci de vous inquiéter pour moi, mais ça ne va pas trop mal...ma vie est un peu comme une navigation sur des nuages moutonneux...! Parfois on s'enfonce un peu mais la plupart du temps le temps est agréable.
Ok tant mieux que ça aille comme cela !
SupprimerLes extraits donnent très envie de le lire, après tout peu importe qu'il soit un peu fou dans ce roman, la prose est tellement savoureuse.
RépondreSupprimerVous avez compris ! Bonne semaine Aifelle.
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