Vous êtes invité à la table d'un Algérien, dans un bar à Oran, il vous suppose universitaire, intellectuel, journaliste, qu'importe, l'homme qui vous raconte son histoire se dit le frère de l'Arabe tué par Meursault dans L'étranger de Camus. Désabusé, révolté, passionné, l'homme vous étreint avec cette histoire aussi justifiable qu'improbable. Et, jour après jour, vous revenez écouter le récit de celui qui admire Camus, celui qui porte un regard sans concessions sur «votre» héros Meursault, sur son pays et sur le crime que lui-même a fini par commettre. Et de la plage où un Français abattit de cinq balles un indigène sans nom – on ne tue pas un homme facilement quand il a un prénom –, l'Algérien vous emmène si loin qu'il vous confond lorsque vous réalisez que vous avez en face de vous un autre «Étranger».
Meursault, contre-enquête, détournement hautement littéraire et adroit du roman de Camus – le même nombre de signes pour contrainte Oulipienne –, s'inspire aussi de La chute dont il reprend la forme de monologue dans un bar douteux.
Au moment de la Libération algérienne, Haroun a vingt-sept ans et la mort de son frère Moussa, tué dans un livre, entraîne le désespoir de la mère qui ne peut accepter le meurtre d'un fils. Haroun, coupable d'être vivant, baigne dans l'atmosphère de deuil non vengé entretenu par une M'ma envahissante. Ils habitent la maison abandonnée par des colons lors de la Libération. Un français, une connaissance des anciens maîtres, s'introduit la nuit dans le hangar et devient une cible idéale : M’ma était là, m’interdisant toute dérobade et exigeant ce qu’elle ne pouvait obtenir de ses propres mains: la vengeance. Haroun n'est plus désormais du côté de la victime et la rancœur fait place à l'identification avec Meursault meurtrier. Aussi bien celui-ci ne dut-il pas rendre des comptes pour le meurtre de l'Arabe mais pour n'avoir pas pleuré sa mère, aussi bien la justice algérienne n'en voulut pas à Haroun d'avoir tué un roumi mais de ne l'avoir pas fait au bon moment, pendant les combats pour la liberté. Avant ou après le 5 juillet 1962, le crime est acte héroïque ou banal meurtre, ombre de l'absurdité camusienne.
Au moment de la Libération algérienne, Haroun a vingt-sept ans et la mort de son frère Moussa, tué dans un livre, entraîne le désespoir de la mère qui ne peut accepter le meurtre d'un fils. Haroun, coupable d'être vivant, baigne dans l'atmosphère de deuil non vengé entretenu par une M'ma envahissante. Ils habitent la maison abandonnée par des colons lors de la Libération. Un français, une connaissance des anciens maîtres, s'introduit la nuit dans le hangar et devient une cible idéale : M’ma était là, m’interdisant toute dérobade et exigeant ce qu’elle ne pouvait obtenir de ses propres mains: la vengeance. Haroun n'est plus désormais du côté de la victime et la rancœur fait place à l'identification avec Meursault meurtrier. Aussi bien celui-ci ne dut-il pas rendre des comptes pour le meurtre de l'Arabe mais pour n'avoir pas pleuré sa mère, aussi bien la justice algérienne n'en voulut pas à Haroun d'avoir tué un roumi mais de ne l'avoir pas fait au bon moment, pendant les combats pour la liberté. Avant ou après le 5 juillet 1962, le crime est acte héroïque ou banal meurtre, ombre de l'absurdité camusienne.
Deux femmes et la langue française dans laquelle est écrit le roman déterminent le récit. D'abord la mère que le chagrin conduit à un deuil tyrannique et étouffant pour le fils survivant, puis Meriem, dont Haroun tombe amoureux, qui enquête sur le crime du livre de Camus. Elle sera la seule femme qui osera, indirectement, défier M'ma qu'elle connaît à peine, qu'elle pressent à travers les hésitations d'Haroun. Meriem est une intellectuelle, inculque le français et le goût des livres : apprendre une langue capable de faire barrage entre le délire de ma mère et moi. Oui, la langue. Celle que je lis, celle dans laquelle je m’exprime aujourd'hui et qui n’est pas la sienne. La sienne, riche, imagée, pleine de vitalité, de sursauts, d’improvisations à défaut de précision. Le chagrin de M’ma dura si longtemps qu’il lui fallut un idiome nouveau pour l’exprimer. (...). Il me fallait apprendre une autre langue que celle-ci. Pour survivre. Les livres lui feront découvrir Meursault.
Ce roman brillant est aussi le prétexte au narrateur pour prendre position sur ce que l'Algérie a fait de sa liberté, sans relent néo-colonialiste. L'occasion de porter un œil aigu sur le comportement religieux de ses compatriotes qui récitent le Coran à tue-tête : J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. L'audace du texte a connu une réception différente en Algérie et en France et, à ce propos, je convie à lire un compte-rendu sur Contreligne qui développe ces derniers points, après une rencontre avec l'auteur.
Kamel Daoud, comme Camus, part du roman pour faire réflexion sur l'homme dans son époque [1]. Le style très particulier est séduisant, constant, unifié, d'un seul ton à la fois désabusé et coléreux, comme un réquisitoire intime aux accents fraternels et le lecteur est surpris par cette langue à la fois très parlée et très travaillée. Il est touchant, comme le souligne Alice Kaplan dans l'article précédent, qu'à l'heure où la France se détourne du français au profit de l'anglais, certains en rêvent et optent pour celui de la littérature qui leur figure justice et liberté.
Kamel Daoud, comme Camus, part du roman pour faire réflexion sur l'homme dans son époque [1]. Le style très particulier est séduisant, constant, unifié, d'un seul ton à la fois désabusé et coléreux, comme un réquisitoire intime aux accents fraternels et le lecteur est surpris par cette langue à la fois très parlée et très travaillée. Il est touchant, comme le souligne Alice Kaplan dans l'article précédent, qu'à l'heure où la France se détourne du français au profit de l'anglais, certains en rêvent et optent pour celui de la littérature qui leur figure justice et liberté.
[1] Je trouve intéressant de prolonger ce livre par un article Nul n'est hors de son temps, pas même Camus (Le Monde Diplomatique, novembre 2000) d'Edward W. Said qui décèle dans L'étranger, si on le restitue «dans le nœud géographique de sa trajectoire narrative», des contradictions d'une complexité redoutable. J'en livrerai un aperçu dans les prochains jours.
je suis hésitante, je l'ai eu sous la main et je l'ai laissé passé, en fait mon souvenir de l'Etranger n'est pas bon, autant j'aime le reste de Camus et surtout La Peste, autant l'Etranger m'a toujours mis très très mal à l'aise, pourtant votre billet est plus que tentateur aïe aïe
RépondreSupprimerLe ton du livre de Daoud est très différent de celui de Camus, si cela peut vous y conduire.
SupprimerC'est le genre de livre que je voudrais relire (que je relirai j'espère) pour y trouver à chaque fois quelque chose de plus qu'il semble réserver.
Peut-on lire ce roman avec le même intérêt si l'on n'a pas lu "l'étranger" ? Peut-être faut-il commencer par lui pour en saisir les subtilités.
RépondreSupprimerTrès bonne question.
SupprimerJe vous donne un avis sincère : je ne crois pas, il faut surtout savoir que le héros de camus, Meursault, presque «par ennui», a tué un Arabe inconnu sur une plage.
Je ne me rappelais plus des détails de "L'étranger" et je les ai déduits en lisant Daoud. Mais peut-être qu'inconsciemment j'avais en tête l'esprit, le topo général du livre et du coup la contre-enquête m'a semblé couler de source.
J'ai quand même téléchargé "L'étranger" pour relire un passage cité par Kamel Daoud qui le transforme un peu au service de son histoire. C'est génial ce passage de Camus qui colle presque mot pour mot au récit de Hassoun, qui n'a rien d'un plagiat, rassurez-vous.
Si vous voulez un conseil, il y a beaucoup à retirer de ce grand texte de Camus, qui, s'il vous semble hermétique, est assez abondamment commenté pour que vous puissiez en faire votre profit.
Bonne semaine, grève générale en Belgique, le pays à l'arrêt.
Je tiens quand même à préciser, repensant à votre question, que si je ne crois pas qu'il faille avoir lu "L'étranger" pour apprécier la contre-enquête de Daoud, je pense que pour en saisir toutes les subtilités, c'est mieux. Je suis persuadé que je n'ai pas tout saisi en première lecture et que cela vaudrait la peine de relire les deux livres successivement, en commençant par Camus.
SupprimerVoilà, ma réponse est pus complète comme ceci.
J'abonde dans le sens de la lecture de Camus suivie de celle de Daoud, cela me semble beaucoup plus pertinent pour apprécier a sa juste valeur ce dernier. J'ai trouvé ce récit plein d'audace aussi, par contre peu emportée par l'écriture journalistique, contrairement à vous.
RépondreSupprimerC'est curieux, la diversité des ressentis.
SupprimerÀ propos d'audace, pour ce qui est de la diversité des ressentis, il semble que du coté algérien, on s'accorde plutôt à faire le procès de Camus tandis qu'en France on s'interroge sur le culot de cet écrivain qui «frôle» Camus. C'est un beau sujet de réflexion.
SupprimerC'est un livre qui me tente vraiment... mais il faudrait relire "L’Étranger" avant...
RépondreSupprimerSi vous aviez déjà lu "L'étranger", je ne crois pas que ce soit un impératif, comme déjà signalé. Il vous est loisible, si vous l'avez complètement oublié ou zappé, de relire (en dix minutes) le résumé que je propose en lien dans le billet.
SupprimerPour aller beaucoup plus loin, certes, la lecture ou relecture de Camus sera un plus, mais un plaisir peut-être aussi, non ?
J'ajoute encore que si l'on se focalise sur "L'étranger" à relire, il convient, pour aborder Daoud, d'avoir à l'esprit la situation historique de l'Algérie qui a acquis son indépendance en 1962 après 132 ans de présence coloniale française. De fil en aiguille, le lecteur s'informera sur la situation actuelle du pays pour comprendre le regard que porte sur lui le narrateur du roman.
SupprimerCes portes ouvertes (contextes, accueil, débats) par un roman, contribuent à la satisfaction qu'il me procure. J'apprécie beaucoup ces livres qu'on accompagne volontiers d'une démarche annexe d'information, d'amplification de l'œuvre.
J'ai lu la réponse à Aifelle, j'en déduis qu'il faut lire l'Etranger. J'avoue n'avoir jamais lu Camus...
RépondreSupprimerJamais lu Camus? Même pas aux études ?
SupprimerJe nuance quand même : une lecture suffisante d'un bon aperçu de "L'étranger" (voir le lien de l'article) ouvre aisément la porte à la contre-enquête. Maintenant si vous êtes totalement ... étrangère aux considérations humaines et philosophiques de Camus et consorts, ce n'est pas le genre de livre qui vous conviendra.
Non, même pas durant mes études,ce n'était pas au programme du lycée à mon époque (la Princesse de Clèves non plus, je l'ai lue il y a moins de 10 ans, donc bien après la fin des études)
SupprimerLu votre billet avec beaucoup d'attention, je lirai certainement cette "contre-enquête" et ce que vous en dites me confirme que cela s'impose. Bon week-end.
RépondreSupprimerBon retour et bon week-end après une semaine... chargée.
Supprimer@ Tania : J'écrivais «chargée» dans l'ignorance de l'événement survenu. Toutes mes excuses.
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