8 janvier 2015

Peter Stamm au-delà du lac


Les nouvelles de Peter Stamm paraissent baigner dans le halo d'une attente, comme si l'on y sondait une eau trouble – mais rien de glauque –, où les faits et choses ordinaires prennent une dimension exceptionnelle, imperceptiblement dérangeante, enveloppée dans un malaise prégnant, sourd et insipide.

Que tous ces récits se situent autour du lac de Constance a peu d'incidence sur la nature réelle des textes proposés, car on va bien au-delà du lac... L'auteur germanophone, citoyen de Winterthur, y a trouvé matière, parmi quelques souvenirs personnels, à des moments littéraires exclusifs ainsi qu'il l'explique dans un épatant français. Les dix récits du recueil sont très variés dans leur schéma, leur longueur et leur thème : un écrivain en mal d'endroit calme pour travailler découvre une villégiature sans eau, ni électricité, rien à manger et une hôtesse peu accommodante ("Les estivants"); un prêtre au bord de l'exaspération, mal accepté et pris à partie par ses paroissiens ("Le repas du Seigneur"); un couple amoureux dans un autobus observé par un homme bizarre, revu le soir dans une interview télévisée ("Sweet dreams"); un jeune fermier travailleur, un peu gauche, voit un chapiteau de rock s'installer sur son terrain ("Le 27 juin"); ... "Coney Island", instant bref minutieusement décrit, comporte deux pages.

La science de Stamm est de donner de l'importance à des événements anecdotiques, à peine faits-divers, et, exception de toute nouvelle réussie, à son terme, la décision, le dernier mot revient toujours au lecteur qui désire en faire «son» histoire, remplir les interlignes, élaborer définitivement la sienne parmi une libre collection de possibles.


Parvenir à cet idéal requiert évidemment la rétention d'information, et tout l'art est que cette économie au niveau de l'écriture induise l'attente et le trouble à partir de l'essentiel, le nerf, fuyant tout remplissage qui sera senti comme excès de poids. Parfois Stamm nous conduit par les mots vers une révélation que l'on a perçue dès le début, qui attend son moment, ou bien il nous met face à un éparpillement qui, le dernier mot tombé, dessine sur la page une forme évocatrice que nous saisissons, ébahis, comblés peut-être, pour la brandir limpide, congrue. 

Le couple est souvent central avec beaucoup de non-dits ou de mal-dits, car l’incommunicabilité le défait. Je retiens une image terrible dans la nouvelle "L'ordre des choses". Alice et Niklaus forment un couple aisé en vacances en Italie. Ils n'ont pas d'enfants car ils n'en veulent pas, cela nuirait à leur carrière. Alice grince contre les touristes qui "viennent parce que tout le monde vient", et dont "la vie se réduit à ça, bouffer et critiquer". Elle est dérangée par le bruit des enfants des voisins qui jouent dehors, par la mère qui s'expose pour bronzer. Il arrive quelque chose de très grave chez ces gens, ils partent. Le couple qui se tient debout derrière la fenêtre les regarde charger la voiture. L'image mémorable est celle de ce couple privilégié mais impuissant, lové dans un certain ordre des choses mais en porte-à-faux, exclu de quelque chose, de quelque chose de terrible mais exclu quand même, et dont on sent le désarroi. Afflux de sentiments syncopés dans l'esprit du lecteur, bouquet d'impressions indicibles, moment de lecture unique qu'aurait détruits toute intervention de l'auteur.

Merci l'écriture minimaliste, ici encore. Ce n'est pas «du Carver» fort axé sur le dialogue, on y reconnaîtra plutôt la ligne épurée d'un Yves Ravey, sans 
rechercher le suspens comme ce dernier. Dans un entretien, Stamm dit de la vie qu'il n'essaie plus de l'expliquer mais qu'il la regarde. C'est vraisemblablement un des secrets de cet homme pour parvenir à un beau résultat littéraire, lui qui laisse planer un léger sourire entendu lorsqu'il mentionne ses études en psychologie à l'université, «parce ce qu'il fallait quand même bien comprendre comment fonctionnent les personnes, puisque la littérature parle d'elles».


2 commentaires:

  1. La littérature n'explique pas, elle montre, disait Duras. Je retiens donc le nom de Peter Stamm, même si je ne lis pas souvent des nouvelles.
    Les dessinateurs de presse montrent à leur manière, c'est à eux que je rends aussi hommage aujourd'hui.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il ne devait pas être facile d'être juste et digne pour les dessinateurs de presse au moment de faire leur dessin hier.

      Supprimer

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED