17 juillet 2015

À l'écoute

1 «En Afrique, écouter est un principe à suivre. C'est un principe qui a été perdu dans le bavardage du monde occidental, là où personne n'a le temps ni le désir d'écouter autrui. D'après mon expérience, j'ai remarqué de quelle manière je dois répondre plus vite aux interviews télévisées qu'il y a dix, et même cinq ans. C'est comme si nous avions perdu la capacité d'écouter. Nous parlons, parlons, et nous finissons par être effrayés par le silence, ce refuge pour ceux qui ne trouvent pas de réponse. (...). Si nous écoutons vraiment, nous découvrons que des formes narratives africaines ont des structures totalement différentes des nôtres. Je simplifie bien sûr. Mais tout le monde sait qu'il y a un fond de vérité dans ce que je dis : la littérature occidentale est linéaire; elle va d'un début à la fin sans digressions dans l'espace et le temps. Ça n'est pas le cas en Afrique. Ici, à la place d'une narration linéaire, il y a une manière débridée et exubérante de raconter une histoire qui fait du va-et-vient dans le temps et mélange le passé et le présent. Quelqu'un qui est mort il y a longtemps  peut prendre place dans une conversation entre deux personnes qui sont bel et bien vivantes. Juste un exemple : les peuples nomades qui habitent dans le désert du Kalahari se racontent des histoires pendant leur quête de plantes comestibles et d'animaux à chasser. Souvent ils racontent plusieurs histoires simultanément. Parfois deux ou trois. Mais avant de retourner dans leurs campements de nuit, ils arrivent à faire converger leurs histoires ou les fragmenter afin que chacun des narrateurs offre sa fin. (...). Beaucoup de personnes commettent l'erreur de confondre information et savoir. Ce qui n'est pas la même chose. Le savoir dépend de l'interprétation de l'information. Le savoir est lié à l'écoute. Donc, si nous sommes des conteurs d'histoires, si nous nous tenons silencieux de temps en temps, la narration éternelle va continuer. Beaucoup de mots seront dans le vent et le sable, et vont finir dans une forteresse digitale. Mais raconter des histoires continuera jusqu'à ce que le dernier homme cesse d'écouter. Alors nous pourrons envoyer les grandes épopées de l'humanité dans le monde sans fin. Qui sait ? Peut-être y a-t-il quelqu'un là-bas qui soit capable d'écouter.» Henning Mankell - "En Afrique, l'art d'écouter" (17 janvier 2012)

En note de bas de page dans "Une littérature sans écrivains" de Basile Panurgias

Je reviendrai plus tard, sans doute, j'espère, vers ce recueil où Basile Panurgias, auteur marginal, désabusé et narquois, affirme l'amour des livres. 

Badra et le vent - Animation de Emmanuelle TIÊU

18 commentaires:

  1. une jolie réflexion, depuis quelques semaines j'écoutais beaucoup la radio en raison de la crise grecque et à lire ces lignes on ne peut qu'être d'accord : confondre information et savoir ! ah oui alors
    Du coup j'ai replongé dans des livres très anciens sur la Grèce pour faire la différence entre penser et être sollicitée de façon confuse
    Un auteur qui a l'air intéressant

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    1. J'ai fait comme vous pour la crise grecque, je suis très sensible au devenir de l'Europe et bien qu'à l'étranger, j'ai suivi de près sur BFM et France 24, là où je ne disposais pas de mes repères télé/radio habituels. Que de blabla !

      Cet auteur est particulier, il n'est pas très lu, son ton est l(auto)ironie. Désenchanté par certaines littératures et revenu de ses propre espérances, il dénonce sans trop y toucher. Assez favorisé financièrement, je crois, il voyage beaucoup, écrivain très proche des avant-gardes – je ne sais pas si vous aimerez ses fictions – il a un regard contemporain aiguisé et sans concession. Le recueil est fait de courts textes dans lesquels il est permis de se promener à l'aise.
      Des noms comme Eco, Quignard, Läckberg en prenne pour leur grade, je le trouve quand même assez dur sur le coup.
      Par contre, il propose des noms d'écrivains que je ne connais pas et aimerais approcher.

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  2. Oui, j'espère aussi que vous ferez une fiche pour ce livre de Basile Panurgias

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    1. J'espère, Sybilline, je manque un peu de temps pour un article complet, c'est la belle saison et si les livres gardent leur place, mon clavier – ce que la plume est devenue de nos jours – est moins fréquenté. Mais j'ai évoqué l'auteur, c'est déjà cela de gagné.

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    2. N'oublions quand même pas Henning Mankell qui est l'auteur de la réflexion citée par Panurgias.
      Bon week-end !

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  3. Henning Mankell, un de mes écrivains préférés, voilà qui est fait pour me plaire. Je ne connais pas Basile Panurgias, je suis curieuse d'en apprendre plus sur lui.

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    1. Je ne connaissais pas les accointances africaines de Mankell.
      Quant à Panurgias, au-delà du livre en cours qui en dessine bien les contours littéraires, je ne trouve pas grand-chose sur la Toile, hormis sa biographie et l'entretien repris en lien dans l'article.

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  4. Jamais entendu parlé de ce livre ni de cet écrivain mais ils m'attirent car l'écoute, en effet, est au centre du monde, quand il ne perd pas la tête...

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    1. Que le monde perde la tête ne nous empêchera pas de profiter de ce dimanche en gardant la nôtre sur nos épaules, un livre à la main bien sûr, puisque cela y aide.

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  5. Mankell a beaucoup œuvré en Afrique (troupe de théâtre et humanitaire).
    Sinon, pas de livre aujourd'hui, fête familiale, pas mal aussi (sourire).
    Bon dimanche !

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    1. Fête familiale, oui parfois, tout dépend mais je m'y ennuie la plupart du temps. À l'exception de quelques moments gais et spontanés, je dois me contraindre à y faire bonne figure. Je suis un peu ours, saviez-vous ?
      Bon dimanche !

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  6. Je vois et je suis comme vous quand ce sont des cérémonies "obligatoires". Là, c'est différent, juste le plaisir de partager une table avec nos enfants et de jeunes cousins heureux de vivre ! Donc simplicité, exit le jeu de masques, simple bonheur de se retrouver. Bon dimanche, again !

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  7. J'ai souvent lu le nom de Mankell chez Aifelle, et pas encore ouvert sa série policière avec l'inspecteur Wallander ni aucun de ses livres. Voici un bel extrait qui me convainc d'aller un jour vers cet écrivain suédois.
    Sans connaître l'Afrique, j'apprécie cet éloge de l'écoute, cette remarque sur la présence des morts parmi les vivants qui nous devient de plus en plus familière avec l'âge, et cette belle image : "Beaucoup de mots seront dans le vent et le sable". Bonne semaine à vous, où que soit votre tanière.

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    1. Wallander et Mankell sont dans mes projets également, Aifelle m'y avait déjà convaincu avant de trouver cet extrait.
      Selon les propos de Mankell, la mort serait plus familière en Afrique que dans nos civilisations où, ainsi que vous le suggérez, elle peut, moyennant une attitude sereine, devenir plus familière avec l'âge. qui grandit.

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  8. Magnifique texte de Mankell. Ce qui me conforte dans mon idée que c'est un très très grand écrivain.
    Merci et bonne journée.

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    1. Va pour le grand écrivain un de ces prochains jours ! Bonne journée !

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  9. Et bien, je ne connaissais pas ce talent à Mankell ! ayant lu seulement ses polars qui sont par ailleurs très bons !
    C'est tellement vrai, ce qu'il dit de l'incapacité à écouter de l'homme occidental... On en a des exemples tous les jours, au travail et ailleurs. Enfin, heureusement, on trouve toujours quelques personnes ayant l'oreille un peu affutée ;-)

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    1. Les avis sur Mankell sont unanimes, dirait-on. J'ai choisi de relire, un peu poussé par "Le magazine littéraire" de juin, des série noires cet été. Un rien déçu par D Westlake (Chester Himes est beaucoup mieux), je compenserai peut-être avec HM, un spécialiste plus contemporain.

      Gardons l'oreille affûtée, mais l'écoute a ses aléas, il faut lire "Un coeur si blanc" chroniqué aujourd'hui et l'extrait que je posterai ici demain...

      À bientôt Margotte, bonne journée..

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