Dans un entretien à propos de son roman "Les lois de l'apogée", Jean Le Gall indique : "L’un des personnages [Jérôme Vatrigan] étant un éditeur passionné, beaucoup de ses écrivains préférés sont cités et parfois même «expliqués». Parmi eux, beaucoup d’inconnus célèbres. Mon secret espoir ? Que les lecteurs du roman partent à leur recherche et les découvrent. Frédéric Berthet, Jack Alain Léger, Tony Duvert, Pierre Herbart, Jean-René Huguenin etc… De quoi faire une bibliothèque singulière et donc idéale."
Jean-René Huguenin donc, à propos duquel le personnage mentionné ci-dessus dialogue avec sa compagne :
- Un roman de plage ?
- Pas vraiment.
- C'est drôle : chaque fois que vous aimez un livre, vous semblez fier de l'aimer.
- C'est exactement ça
- Pour quelle raison ?
- Ce roman, par exemple, est un des plus probes qu'il m'ait été donné de lire.
- Que voulez-vous dire par là ?
- L'auteur y décrit, avec la sincérité du pénitent et la justesse d'un aveugle, par quelle façon l'amour conduit si près de la mort. C'est pourtant un premier roman. Mais de roman, Huguenin n'en écrira pas d'autre : il s'est tué dans un accident de voiture à vingt-six ans. [...]. C'était l'époque où une certaine mode, chez les écrivains français, les faisait sortir de route en costume anglais.
On comprend pourquoi, appâté et intrigué, je suis parti vers "La côte sauvage" (1960), l'unique roman de ce jeune auteur qui obtint l'estime des Gracq, Mauriac et Sollers (avec lequel il fonda "Tel quel") et un intérêt maintenu aujourd'hui.
Jean-René Huguenin |
Je ne l'ai pas lâché, dès les premières lignes, et pourtant il ne s'y passe rien, pas d'action marquante veux-je dire, quelques baignades, scènes sur le sable et déplacements limités des personnages – des jeunes gens aisés en vacances – sur une côte du Finistère nord pendant l'été. Olivier retrouve les siens en villégiature après deux ans de service militaire en Algérie et, surtout, revoit sa sœur Anne à laquelle il est très attaché. Celle-ci lui annonce qu'elle va se marier avec Pierre, l'ami de toujours. C'est le prélude d'un théâtre secret. Complètent le trio, la mère, malade ou fatiguée de vivre et l'autre sœur, Berthe, vieille fille réfugiée dans la boisson et les rancœurs.
Olivier est un être étrange, une âme meurtrie, insatisfaite, en perpétuelle recherche. On lit des gestes silencieux, des défis un peu fous, des phrases lapidaires et cyniques, la remontée de souvenirs vibrants et la vision mélancolique d'un proche séparation, avec une sensibilité narrative qui ébranle. Alors que Anne paraît demeurer insouciante, tout le livre est porté par l'épaisseur de l'insondable. L'exploration intérieure n'est pas de mise chez Huguenin, l'opacité procure aux personnages une densité supérieure. C'est un roman sombre et très beau. Je pense que derrière les tourments muets, les indifférences et flamboiements sauvages d'Olivier, se niche une inclination corrosive : la mort peut-être, au bout des quêtes impossibles du mal d'être ?
On n'en sait rien à la fin, c'est sans doute ce qui élève tant ce récit qui rappelle le meilleur de Bernanos.
Il regarde, au bout du chemin, le calvaire dans la lumière rousse.
« Nous avons les bras cloués, nous ne pouvons rien étreindre ».
Je veux signaler ici la chronique de Stalker, qui, dans le désaveu de Julien Gracq, applaudit Jean-René Huguenin: "Qui n’a pas vu que le Bernanos de L’Imposture ou de Monsieur Ouine eût parfaitement pu signer de telles phrases, à la virgule près ? Je suis donc ravi d’avoir aimé ce livre, de l’avoir presque découvert, comme si un visage inconnu mais déjà contemplé puis oublié, dont chaque détail se fût pourtant précisément inscrit sur le miroir que lui tendait le Journal [*], m’était de nouveau révélé sous une lumière particulière, peut-être celle, rasante, qui semble séparer les rochers de la surface étincelante de la mer, les couper même, cette île, lorsque le soleil se couche, paraissant alors flotter, pour quelques minutes de pure grâce, au-dessus des eaux."
À travers la chaste complicité avec Anne, sourd chez Olivier une émotion violente mais retenue, ambiguë, empreinte de sensualité, de la nostalgie de l'enfance et de désespérance : Anne, une sœur n'est pas une fiancée, va se marier et partir à Beyrouth. Sentiments à fleur de peau, l'écrivain dépeint tant ce garçon étrange, innocent manipulateur, qu'il paraît un peu de lui.
Je relaie avec plaisir le compte-rendu parfait du roman par l'écrivain Michel Diaz : "De quoi souffre Olivier, qui tenaille ses chairs, laboure son esprit ? Jalousie maladive à l’égard de Pierre, son «meilleur ami», amour coupable envers sa sœur, désirs inavoués qu’il s’efforce de réprimer, désir aussi peut-être de détruire en l’autre l’objet de ses souffrances et désir, qu’on devine, de s’oublier lui-même dans la mort… ? Le récit entretient ce mystère sans jamais y répondre de manière définitive."
Michel Diaz esquisse quelques ressemblances entre Huguenin et Olivier, dont une sœur très aimée.
Un personnage aussi complexe, mystérieux, semble impossible à imaginer, de façon tellement prégnante, sans trouver une source profonde chez celui qui le raconte – l'habileté à le faire relevant ici d'un talent rayonnant et sidérant, car l'auteur n'avait que vingt-quatre ans lors de la parution de "La côte sauvage".
Un extrait demain.
[*] Voir au Seuil
Lu en version numérique (ePub).
Avec le recul on voit que Sollers n'est pas devenu le Bernanos de notre temps. Il est passé dans le camp des "gens de biens". Quel décalage avec le temps de sa correspondance (années 70) avec le poète Alain Jouffroy.(que l'on peut lire à la fin "De l'individualisme révolutionnaire")
RépondreSupprimerRobert Spire.
Je n'ai pas suivi Sollers de près, il ne fait pas partie des intelllectuels qui m'ont passionné, c'est curieux. J'irai voir à l'occasion les nombreuses lettres de cette correspondance de "jeunesse" (il avait quand même 40 ans !) avec Alain Jouffroy.
Supprimerun livre qui m'avait saisi à sa lecture, je n'arrive pas à me souvenir de mon âge alors mais je me revois assez jeune 15 ans environ et j'étais subjuguée , en plus le livre avait un petit parfum d'interdit car je l'avais subtilisé en bibliothèque dans un rayon interdit ( les documentalistes de l'époque ne plaisantaient pas ) La mort de l'auteur lui donnait un petit côté James Dean
RépondreSupprimerLes défis d'Olivier, qui n'a pas peur de se risquer, c'était aussi paraî-il le cas de Huguenin : oui, ce côté fureur de vivre.
SupprimerC'est amusant d'imaginer le roman mis à l'écart, car il est trés chaste au fond par rapport a ce qui se lit/voit de nos jours, mème si la sensualité y affleure souvent.
Enfin, j'ai été subjugué aussi :-)
S'il n'a écrit qu'un seul roman, de JR Huguenin, on peut également trouver un recueil d'articles, un autre composé de lettres et textes inédits ainsi qu'un précieux journal...
RépondreSupprimerLes livres que vous mentionnez sont dans mon collimateur ! Merci de les rappeler, tout est publié au Seuil (Points), comme le journal ?
SupprimerLe journal et Une autre jeunesse (articles), oui. Le recueil de textes inédits et de correspondance, Le Feu à sa vie, n'est pas en poche, mais toujours au Seuil. Bonnes vacances !
SupprimerMerci, c'est noté. Et soleil, soleil !
SupprimerJ'ai tellement aimé ce livre que j'ai cherché à le faire lire à une cousine bretonne. Je lui ai offert et elle ne l'a pas du tout apprécié... Il y a aussi son Journal quej'ai trouvé passionnant et qui éclaire ce roman.
RépondreSupprimerBonnes vacances !
Merci Pascale. C'est vrai, c'est un récit particulier, il y règne une atmosphère qu'il faut accepter, un non-dit dans lequel il faut s'insérer.
SupprimerJe vous lis avec beaucoup d'intérêt car je ne connais rien de l'auteur ni du roman.
RépondreSupprimerEt je retiens cette formule si belle et peu courante que celle d'être fier d'avoir aimé un livre.
Merci, je m'en vais lire l'extrait.
Un seul roman pour ce jeune auteur, à lire aussi, peut-être, son journal ?
SupprimerHors sujet : j'ai lu un roman ("La ville d'ambre") d'un auteur de chez vous, dont vous avez déjà parlé, Llop. J'ai beaucoup aimé. Billet plus tard, bien entendu.
Bien contente que vous ayez aimé son écriture, l'ambiance aussi sans doute!
SupprimerUn auteur découvert l'an dernier et pour lequel je me suis passionnée.
De fait, une atmosphére amère et intimiste. J'y reviendrai sûrement avec un autre roman repéré en bibliothèque.
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