14 septembre 2018

La science de Madame de Merteuil

Entrée dans le monde dans le temps oú, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie, ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler ; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré ; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie ; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le mêle soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre, sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir. 
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies ; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Pierre Choderlos de Laclos - Les liaisons dangereuses (extrait de lettre au vicomte de Valmont)


Je ne sais si je suis séduit par le style raffiné ou par le facétieux décalage entre ces amours maniérées, libertines et perfides du 18e siècle et ce que j'observe en levant les yeux, une mer belle comme l'été, fendue de jet skis effrénés sous les bulles jaunes, rouges de parachutes ascensionnels ou encore les lointaines lumières scintillantes, avant le jour, du ferry Sète-Tanger qui a mis une éternité - quarante pages au moins - pour disparaître dans les pénombres de Carthagène.
Le charme de la phrase du roman épistolaire de Laclos - son chef-d'œuvre dit-on - va bien avec les douceurs d'ici, avec les bleus nuit, outremer et turquoise.

14 commentaires:

  1. Ah quel roman, quelle langue! Je l'ai lu deux fois (et le relirais bien...)

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    1. Je ne sais pas encore si je le relirai, mais oui, quelle langue, quel roman !

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  2. c'est magnifique de lire une belle prose devant un paysage superbe
    comme Keisha c'est un livre qui m'a séduit absolument pour cette langue magnifique, je l'ai aussi écouté en livre audio avec grand plaisir

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    1. Tout prend une autre coloration quand on est en vacances dans un endroit charmant. Il n'empêche, le roman de Laclos y ajoute. Bonne idée de l'écouter, j'y songerai, merci Dominique.

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  3. Il faudrait que je le relise mais j'aime beaucoup l'esprit des salons, la langue de l'époque

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    1. Pompeux comparé à notre parler mais si élégant. Puis la primauté dans cette société aristocratique de l'échange écrit soigné, inspiré : Laclos doit se retourner dans sa tombe en lisant sms, tweets et courriels...

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  4. C'est tellement bien écrit, en fait, qu'on lit ces mots, qu'on les relit, comme une gourmandise. Vous parlez du temps que met le ferry à disparaître à l'horizon : à l'époque, on avait du temps, et on écrivait à la main. Est-cela ?
    Bon week end.

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    1. L'éternité que m'a semblé durer le passage du ferry dans l'obscurité vient de ce que je lisais "Les liaisons dangereuses" juste avant l'aube et que chaque fois que je levais les yeux, ses lumières n'avaient pas disparu à ma vue, et cela a duré le temps quue je lise trente ou quarante pages de Laclos.
      Ceci dit, votre remarque ne manque pas d'intérêt, rédiger ces longues lettres raffinées demandait un temps que l'on jugerait aujourd'hui excessif, ridicule, du "temps perdu". C'est regrettable - même si je le comprends pour ne le faire que rarement - que la plupart des gens ne prennent jamais plus le temps de faire des choses, certaines du moins, de cette façon.
      Bon week-end

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  5. Un grand souvenir de lecture. Au plaisir du style "impeccable" se mélangent fascination et effroi devant ces séducteurs manipulateurs (si bien joués par les acteurs de Stephen Frears dans son adaptation cinématographique) : "dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir."
    Bon séjour près de la Méditerranée & bonnes lectures.

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    1. Je l'ai terminé et ce sera en effet un excellent souvenir.
      À propos des adaptations cinématographiques (je n'en ai vu aucune, celle de Frears est tirée d'une pièce de C. Hampton, elle-même adaptation du livre), l'introduction de René Pomeau souligne une question que je me pose: dans la mesure oû l'échange de lettres suppose la séparation des protagonistes, un film peut-il rendre le roman, par des dialogues forcément je suppose, sans l'altérer profondément ?
      Merci, nous récupérons calmement au soleil, à bientôt Tania.

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    2. J'ai eu la chance de voir la pièce à Paris, avec Bernard Giraudeau et Caroline Cellier.
      Pour ce qui est du film de Stephen Frears (que j'ai préféré de loin au "Valmont" de Milos Forman), je vous le recommande et pour la manière géniale dont il aborde ce problème d'adaptation et pour le travail remarquable de l'image, sans compter l'interprétation de premier plan.
      Bon passage à l'automne en douceur.

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    3. Le "Valmont" de Forman, j'ai vu mais c'est loin de "Amadeus"...
      J'espère avoir bientôt l'occasion de voir l'adaptation de Frears qui vous a enchantée, merci du conseil.
      Nous rentrons en même d'Espagne et en automne, 15 à 20° d'écart.
      À bientôt, portez-vous bien.

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  6. Je trouve le style magnifique et ce qui est dit est si juste. On ne sait jamais assez de ces jeunes demoiselles, yeux baissés sur leur ouvrage et qui ont tant appris en ayant l'air d'en faire si peu. Si j'ai bien compris vous êtes à Sète, berceau de ma famille et ville que j'aime beaucoup. Profitez-en bien !

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    1. Non non, nous sommes en Espagne sur la Costa Blanca, très près de laquelle passe le ferry en question (il part de Sète et va vers Gibraltar).
      Quant à Mademoiselle de Merteuil, il faut convenir qu'elle manifestait des dispositions précoces pour cultiver une fourberie que confirme le récit.
      À bientôt Annie.

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