19 février 2019

Suspendre ou fixer le temps ?

"Elle ne rêvait plus de produire autre chose que des images tout aussi éphémères que le papier journal sur lequel elles étaient quotidiennement imprimées et qui, chaque soir, s'il ne servait pas à allumer les feux de cheminée, finissait dans une poubelle avec les épluchures de légumes, le marc de café et les mégots. Elle ne se plaignait pas. Elle n'en avait ni le droit, ni la force. Pas même l'envie. Car il n'y avait au fond que deux catégories de photos professionnelles, celles qui n'auraient pas dû exister et celles qui méritaient de disparaître, si bien que l'existence de la photographie était évidemment injustifiable, mais puisqu'Antonia en avait fait son métier et qu'elle ne savait rien faire d'autre, il lui fallait bien se consacrer à l'une des deux catégories. Elle se consacrait donc à la deuxième et elle l'acceptait, non pas comme un choix, mais plutôt comme on s'incline devant l'indiscutable autorité d'un fait."

Les photos qui n'auraient pas dû exister sont celles qui reflètent l'horreur du monde, celles que les photographes reporters laissent dans les cartons, impubliables. Des regards qu'Antonia a saisis, vides déjà ou défiant la mort, des photos trop laides. Le grand angle sert désormais à cadrer tous les édiles lors des inaugurations et mariages...
Antonia est morte, un accident. Elle repose sur un catafalque pendant que le prêtre, son parrain, célèbre l'office funèbre. Accompagnant la cérémonie, le livre raconte la vie de la jeune femme, ses rêves de photographie, les voyages pour couvrir des guerres et l'intimité avec des nationalistes corses. De longues pages sur la "contrepartie fictive" de deux noms de la photo d'histoire, Gaston Chérau et Rista Marjanovic complètent ce livre désenchanté. Il s'agit d'une grave réflexion sur les photos liées à la mort et à la perte. La photographie ne donnerait-elle pas sa vraie puissance en tant qu'art, parce qu'elle ne suspend pas le temps, comme la peinture, mais le fixe ? (suivant l'idée de Mathieu Riboulet dans "Les œuvres de miséricorde")
Gaston Chéreau (Guerre italo-turque) © 9lives-magazine.com

18 commentaires:

  1. C'est une question morale souvent posée en effet. La photo comme témoin des horreurs, outil de dénonciation...combien de doutes pour le photographe (quand ce n'est pas l'appât du gain pour qui n'hésite pas, truque même), et pour le spectateur, ce fort malaise qui surgit. Est-ce utile ou, comme vous l'écrivez, ces photos d'horreur devraient-elles être détruites?
    Y a-t-il une réponse, historiquement et/ou inhumainement parlant? Ce livre pose des questions fort intéressantes, merci.

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    1. Le livre m'a plutôt ennuyé, malgré ces questions intéressantes. Trop désenchanté; les rêves déçus d'une jeune femme, et pas que professionnellement. J'ai tendance à penser qu'il faut montrer les horreurs à des fins utiles, en dépit de toute dignité heurtée. Mais s'il s'agit de proches ? Accepterais-je jamais qu'on publie une photo de cadavre dans un accident de voiture ? Je revois la personne choquée par les images de Buizingen dans une fiction de Netflix.
      Quant à cette idée que la photo fixe plutôt que suspende le temps, les photographes artistiques ne seront pas tous d'accord. Il y a tant de manières, aujourd'hui, de transformer une image, de la délivrer de son instantanéité, comme pour une toile...
      Mais je comprends ce que veut dire Ferrari. Je garde à l'esprit (fasciné?) sa phrase (en écho d'une sombre épigraphe de Mathieu Riboulet) : "Sur les photographies, les vivants mêmes sont transformés en cadavres parce qu'à chaque fois que se déclenche l'obturateur, la mort est déjà passée."

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    2. Terrible phrase que cette dernière...

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    3. J'ai hésité à la mentionner dans le court billet.
      Bonne journée Colette.

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  2. J'avais retenu ce titre, mais je n'imaginais pas que le roman était à ce point "désenchanté". Des questions graves. Même en dehors d'un contexte de guerre, je suis perturbée par le fait de photographier quelqu'un sur son lit de mort, par exemple.

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    1. Je ne conseille pas le livre si l'on veut se divertir (la photo de couverture est trompeuse, d'ailleurs discutée dans le dernier lien du billet).
      La mort est tout sauf banale. Elle ne l'est – ne devrait l'être – aux yeux de personne, même si l'on n'est pas très affecté par son image.

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  3. je suis restée totalement hermétique à ce roman

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    1. Je peux comprendre. Si Antonia est un personnage fictif, ce n'est d'ailleurs pas tout à fait un roman.

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  4. Il fait partie des livres de la rentrée qui me tentaient beaucoup !

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    1. Ce n'est pas du tout un livre raté, il est sombre, voilà tout.

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  5. Un roman qui ne m'attire pas du tout. J'aimerais lire Ferrari, mais jusqu'à présent, ses thèmes ne me parlent pas beaucoup. Un prochain peut-être ..

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    1. J'ai buté sur un de ses premiers "Où j'ai laissé mon âme", abandonné.

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  6. Impossible pour moi de prendre en photo quelqu'un, malgré l'envie que j'en ai parfois. De même je n'aime pas être prise en photo. Pourtant quel plaisir il y a à fourrager dans les boîtes qui contiennent celles de nos ancêtres. Quant aux photos "d'horreurs", je les trouve hélas souvent nécessaires. Pour témoigner. Hélas il y a de terribles dérives. J'ai cru comprendre il y a quelques jours qu'un photographe syrien qui avait emporté avec lui des clichés de personnes torturées dans les prisons syriennes et dont le travail avait été encensé faisait en fait partie des bourreaux.

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    1. Impossible parce que vous n'avez pas la méthode ou bien parce que vous n'aimez pas "viser" les gens ? Mon problème est de photographier en rue, je sens trop vite que je dérange. Sinon les amis et la famille, j'aime bien mais je suis exigeant avec mes «modèles» :-)

      La photographie est une technique potentiellement géniale, mais elle peut être dangereuse !

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    2. Parce que je trouve terriblement intrusif de le faire...

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    3. Je ressens cela lorsque je dois photographier des inconnus en rue.

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  7. Je n'ai lu qu'un roman de Ferrari, celui avec lequel il a eu le Prix Goncourt et je n'ai pas été très enthousiaste. Celui-ci, dont vous parlez d'une façon intéressante, aborde un sujet de réflexion pour moi depuis de très nombreuses années : que prendre en photo ? pour qui les prendre ? pour quoi ? pourquoi ? Merci.

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    1. "Le sermon sur la chute de Rome", je ne l'ai pas lu, par contre j'avais beaucoup aimé "Aleph zéro" et "Le principe".

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