"Il me semble n'avoir été qu'un garçon qui jouait sur la plage et se divertissait de temps à autre en découvrant un galet mieux poli ou un coquillage plus beau que d'ordinaire, alors que le grand océan de la vérité s'étendait devant moi, dans la totalité de son mystère." (Sir Isaac Newton)
Il y a une vingtaine d'années, John Banville (1945, Wexford, Irlande) a publié une trilogie1 romanesque touchant les grands scientifiques Copernic, Kepler et Isaac Newton, l'illustre auteur de la théorie de la gravitation, maître de la mécanique classique et de la raison scientifique au 17ème siècle.
En épigraphe, l'aveu de petitesse du savant devant la nature donne le ton. Le narrateur (ce je familier au regard affûté récurrent chez l'auteur irlandais) établit une correspondance frappante entre une période psychologiquement difficile vécue par Newton en 1693 et les événements qui surviennent inopinément dans sa propre vie, lors d'un été bucolique et passionné. Moments où chez l'un et l'autre s'effondre l'impression d'avoir le contrôle d'une existence stable et tangible, où prévaut la raison, devant une réalité mystérieusement imprévisible, mêlée d'incertitude et de sentiments inattendus qui placent l'existence entre parenthèses (Un interlude... est d'ailleurs le second titre de ce livre).
En 1693, alors qu'il a toujours entretenu une correspondance amicale et intéressante avec le philosophe John Locke, Newton lui adresse une lettre accusatrice agressive, insensée (j'en ai trouvé une version anglaise ici sans avoir pu en vérifier la source) révélatrice d'une bouleversement nerveux qui reste encore mystérieux aujourd'hui. John Banville, en écrivain opportuniste, imagine l'existence d'une seconde lettre dans laquelle Newton expliquerait à Locke les sentiments indicibles qui l'ont animé: Mon cher docteur, n'espérez pas davantage de philosophie de ma plume. La langue dans laquelle je pourrais non seulement écrire, mais penser n'est ni le latin ni l'anglais, mais une langue dont je ne connais aucun mot; c'est une langue dans laquelle les choses communes me parlent et dans laquelle il me faudra peut-être me justifier un jour devant un juge inconnu.
L'universitaire, auteur de la narration, retiré à la campagne pour terminer sa biographie de Newton, médite sur cette seconde missive et lui trouve du sens quand il se découvre incapable de poursuivre son travail littéraire. Car des passions le saisissent, liées à ses hôtes: il noue une relation intime avec la jeune Ottilie, il tombe amoureux de Charlotte la maîtresse de maison, la vie le reprend à bras le corps, l'invite à se laisser emporter. Il voit tout différemment: "C'était l'idée qu'il existait un temps en dehors du temps, que cet été constituait une unité à part, séparée du monde normal. (...). L'avenir avait cessé d'exister. Je me laissais emporter, paresseusement allongé sur le dos comme un nageur de la Mer Morte, cerné par une soupe bleue et chaude d'intemporalité. "
Il vit une liaison intense avec Ottilie mais c'est sa passion platonique pour la délicate charlotte qui nous vaut des passages somptueux, là où le Banville observateur extraordinaire et un peu voyeur montre un talent hors du commun. Ceci peut faire cliché, mais j'ai parfois l'impression qu'il s'agit d'un peintre, avec un pinceau vif et assuré pour déposer ses mots en touches évocatrices.
Notons qu'on retrouve ici un thème déjà largement abordé dans Infinis: les rapports entre la science et la vie qui rattrape chacun aux tournants de sa destinée. Contrôle et lâcher prise, puissance et humilité en sont des axes contradictoires.
Ce livre court raconte un ensorcellement des sens avec un sens envoûtant des mots qui font que, une fois encore avec cet auteur, j'en sors autant remué que diverti.
1 Doctor Copernicus (1976), Kepler, a novel (1981) , The Newton Letter, an interlude (1982)
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