15 décembre 2012

La voix de la rivière


Il est arrivé aussi, très peu souvent, que les vocables tronqués, les voyelles que nous avions rapportés de la rivière avec les poissons se ressemblent terme à terme. J'avais entendu, par exemple, dis, vis (deux fois), chu (ou chant), rai ou ris ou ru... et Michel si, ris, son, l'arrêt, etc. Jusqu'à une heure tardive de la nuit, nous permutions les éléments de chaque série et nous les murmurions d'une seule traite, dans le noir, pour voir si elles nous diraient quelque chose. Il me semble qu'un soir, nous y étions presque arrivés. Il suffisait d'intervertir deux éléments pour que se produise l'illumination. On marmonnait sans arrêt en faisant glisser les i, les s et les t. On a peut-être réussi. La phrase dont une simple modification nous séparait s'est peut-être glissée parmi les chapelets que nous débitions l'un après l'autre mais elle nous a échappé, comme cela se produit lorsqu'on répète plusieurs fois de suite le même mot. Le moment vient où ce n'est plus un mot, juste du bruit. Il faut se taire, attendre, ne plus y toucher. Et lorsqu'on refait le bruit, c'est redevenu un mot. On voit la chose simple dont on l'avait détaché à force de le prononcer, d'en froisser l'enveloppe. Ou bien c'est qu'il était trop tard quand la phrase est sortie de la bouche de Michel ou de la mienne. À cette époque, il y avait place pour une éternité entre l'instant où nous avions ouvert les yeux et les heures indistinctes de la nuit revenue. Dans l'intervalle, nous avions parlé, imaginé ce que nous ferions l'après-midi, mangé, attendu qu'il soit l'heure de partir puis de pouvoir rentrer dans l'eau. Puis nous y étions entrés. Nous avions fait pièce tout l'après-midi à la poussée ininterrompue de la Dordogne sur des galets glissants, foulé la terre inégale des champs, transporté des pierres veinées, des ferrailles, des poissons morts, parlé encore, mangé, dodeliné de la tête pendant que la tristesse descendait. Il avait fallu encore se débarbouiller, se brosser les dents et c'est lorsqu'on était enfin couché, les mains libres, soustraits à la poussée têtue de la rivière, au poids du grand soleil, qu'on se souvenait des paroles sibyllines de l'eau, dans notre dos. On soupçonnait que c'était là l'important et non pas, comme on l'avait cru quand on était dedans, les poissons ou les galets. Et que c'est en luttant pied à pied contre la fatigue, l'oubli miséricordieux que chaque jour, à la fin, nous accordait, que nous parviendrions à retrouver la courte phrase à nous destinée. Il a dû s'en falloir d'un rien, du peu de vigilance ou d'énergie que demande la compréhension d'une phrase que nous y parvenions.

Pierre Bergounioux - C'était nous (Gallimard)

Commentaires



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED