Si vous cherchez un auteur capable de remplir des dizaines de pages sur la phobie à l'encontre du gratin de chou-fleur, rapportée à une extrême prédilection pour la truite aux amandes, et de brosser les évolutions d'un personnage poursuivi pour meurtre, en compagnie d'une femme, d'un petit garçon et d'un tamanoir échappé d'un cirque, tout quatre suivant le chemin d'une fourmi légionnaire, si tout cela pique votre curiosité, ce livre va vous amuser. Éric Chevillard a le talent de ne pas lasser avec ses sujets impromptus et interminables: une loquacité incroyable, un bien-dire presque déconcertant pour faire des phrases sur rien, voilà qui épate — enrage ? — ceux qui sèchent des heures pour tourner un billet acceptable sur la dernière lecture fameuse.
Un livre sur rien ? Pas tout à fait: si on prend la peine de soulever le coin des mots, la poussière d'étoile dont nous sommes faits s'envole sous nos yeux étonnés. Oui, ce peut être de vous et moi que, sous des dehors décapants, Chevillard rapporte les vérités trompeuses.
Avertissement: ne pas attendre d'histoire. Dès que naît l'ébauche d'un projet narratif traditionnel, il se voit postposé ad vitam æternam, fuyant comme la truite de rivière telle une flèche d'argent impossible à saisir. La digression règne en maître, il suffit alors de se laisser porter et de sourire en se posant quelque questions sur le bien-fondé de tout cela.
On trouvera peut-être réponse en lisant Pierre Jourde dire du bien du livre.
Ou en activant l'inévitable Wikipédia: Dès son premier roman, la critique a salué son humour décapant et son jeu avec les conventions narratives, qui le placent dans la lignée du nonsense britannique et du grand maître de l'antiroman, Laurence Sterne. D'un ton souvent incongru, faussement désinvolte, le style de Chevillard se plaît à détourner les conventions linguistiques et à faire jaillir, de situations apparemment anodines ou anecdotiques, les événements les plus absurdes afin de mettre en question les fausses évidences sur lesquelles repose notre rapport au monde et aux choses.
On ne saurait mieux dire. Les curieux ne manqueront pas de se captiver pour ce drôle d'oiseau anglais, Sterne Laurence (1713-1768), ancêtre précurseur du Chevillard contemporain.
Toutes les conventions narratives sont explorées et chamboulées. S'appuyant sur des anecdotes et embêtements survenus à cause de certains de ses livres, Démolir Nisard (2006) notamment, qui s'en prend à Désiré Nisard par narrateur interposé et qui lui a valu les réprimandes menaçantes d'une descendante du critique littéraire, Chevillard se propose de prendre des précautions vis-à-vis de son personnage: Plutôt parasiter consciemment ce récit que d'en être d'un bout à l'autre la dupe ou le nigaud. Il projette donc d'apparaître dans les notes de bas de page, pour rectifier le tir et désavouer le narrateur si celui-ci venait à lui échapper. C'est amusant et inventif, car il joue habilement de l'autonomie de son acteur, mais là où Chevillard dépasse tout, c'est quand l'auteur reprend la main pour soudain développer une autre aventure dans les notes de bas de page. On assiste ainsi durant 106 pages à une fiction dans le roman, qui cesse brutalement faute de combattants (les fourmis légionnaires...) pour laisser à nouveau place au corps de texte avec ce malheureux quidam écœuré par le gratin de chou-fleur. On ne sera pas étonné que ses confidences désespérées et désopilantes s'achèvent dans un final très déconcertant. Tout cela régulièrement suspendu par la voix désinhibée de l'auteur, qu'on peut considérer comme étant Éric Chevillard en personne. Encore qu'un doute subsistera toujours sur ce que ce dernier souhaite qu'on sache de lui: à force de brouiller les conventions...
Et le gratin de chou-fleur ? Je trouve là un dégoût prononcé pour le grossier, le sent mauvais, le flasque bourbeux que vous associerez à tout ce que vous trouverez d'assimilable. La truite aux amandes quoi de plus fin et léger, il y a de l'esprit, de la vivacité dans la truite ainsi accommodée.
Sur le plan du fond, les formulations claires ou implicites témoignent de constats amers sur la société. Certains artistes excellent et fondent leur carrière sur cette dénonciation acrimonieuse: Chevillard fait partie de ceux-là. On peut reprocher à certains de ne voir que le noir, oubliant le lumineux, mais ils sont là pour montrer — à chaque homme suffit sa peine — et vous diront qu'on ne leur demande pas de changer le monde.
L'Autofictif est le blog que Chevillard tient au jour le jour, en guise de journal extime, où il écrit la chronique nerveuse ou énervée d'une vie dans la tension particulière de chaque jour.
Le 9 janvier il y rapporte un mot d'une de ses petites filles: je mets les mains devant mes yeux pour pas avoir peur de la nuit. Le 8 il proposait: Prisonnière encore des glaces du pôle, la paupière du globe sera la vague immense qui finalement le plongera dans la nuit.
Les Éditions de Minuit sont un vivier d'écrivains particulièrement doués (Toussaint, Echenoz, Mauvignier,...), pour la plupart des auteurs qui ont une griffe très personnelle, contribuant à l'apport d'une sève fringante dans la fiction française moderne et celui-ci ne déroge pas à la règle. Entamer l'année avec une révélation aussi marquante, un coup de cœur déjà, voilà qui augure bien de 2013.
Voir le site de l'auteur avec biographie et bibliographie complètes ainsi que Ventscontraires où il rédige des chroniques. Pour compléter le dossier, cette interview indispensable avec ce que dit E.C. à propos Du hérisson, un livre sur rien.
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