21 février 2013

Philosophie sentimentale - Frédéric Schiffter (2)

(Suite du billet du 16 février)

Un dilettante chagrin tel que Frédéric Schiffter trouve évidemment satisfaction chez un penseur de même inclination tel que Schopenhauer. Parmi les pessimistes, il y a les heureux, ceux qui, comme lui, s'accommodent du pire et ont le sens de l'insignifiance qui est forme d'humour. Ce genre de philosophe déçoit beaucoup les pessimistes malheureux car il ne leur fournit aucun consolation ni conseil sur la meilleure attitude face à la vie (l'auteur de ce livre n'en apportera guère plus aux quêteurs de clés pour vivre). Pour Schopenhauer, ce qui anime l'univers est la Volonté: une énergie, un élan si l'on veut, qui fait que le terre se meut autour du soleil, induit le reflux de la mer ou, chez l'humain, la production de la pensée. Cette dernière, par ses facultés de représentation et de raison, engendre chez l'homme des interprétations, des catégorisations qui présument que tout obéirait à des causes ou des buts. Or pour Schopenhauer, la Volonté est sans pourquoi ni pour quoi, n'a aucune détermination logique, finaliste ou morale: il n'y a pas de nécessité ni vouloir dans l'univers.
Arthur Schopenhauer
À propos de l'optimisme, Schopenhauer s'emporte: "Quand il n'est pas un verbiage dénué de sens que tiennent nombre de têtes plates, il est une opinion « impie », une odieuse moquerie en face des ineffables douleurs de l'humanité." Pour décrire la misanthropie humaine, il utilise la métaphore des porcs-épics: afin de faire face au froid de l'hiver ils se serrent les uns contre les autres, mais puisqu'ils se piquent mutuellement, ils s'éloignent pour se rapprocher à nouveau quand le froid se fait sentir. Tiraillés entre isolement et promiscuité, ils établissent une distance raisonnable moyenne qui est le droit — on voit ici l'influence de Hobbes sur le philosophe allemand.
L'artiste, quant à lui, ne trouve que mince consolation dans la création, de même que les amateurs d'art: "La contemplation esthétique les soulage provisoirement du mal de vivre, mais ils rechutent sitôt qu'ils retournent à leurs affaires."
Enfin Schopenhauer est implacable car il n'est même pas apologiste du suicide, issue possible du drame existentiel, car c'est encore la Volonté qui œuvre en pareil cas, cet élan pareil à celui de reproduction ou de survie. En s'imposant là, elle inflige l'ultime affront au suicidé de n'avoir eu aucun contrôle sur sa propre mort.

On comprend que les affinités manifestées par Schiffter avec cette pensée l'oppose radicalement aux méthodes de développement de bien-être et de spiritualité, beaucoup développées et prisées aujourd'hui. Si le corps se développe au prix d'efforts et d'exercices réguliers, le psychisme demeure le même. "Nulle ascèse, nul travail de nous-mêmes sur nous-mêmes, comme disent encore les prêcheurs de la vie bonne, ne donnera forme à cette pesante et inerte matière première." Contrairement aux mathématiques, la sagesse ne s'apprend pas par la volonté ou la raison. Cette dernière conjonction est une fiction, une escroquerie : "nous ne nous gouvernons pas. (...). Tels qu'en nous-mêmes la vie nous fige et l'âge nous ossifie."
Michel de Montaigne
Que Michel de Montaigne n'ait pas appris à mourir grâce à la philosophie mais à philosopher à l'approche de la mort correspond parfaitement au profil intellectuel de Schiffter, aussi dilettante que le moraliste du 16è siècle. Montaigne a de la désinvolture: il ne se contredit pas ni n'hésite, il se balade à sauts et à gambades, et il est difficile de le suivre si on poursuit des idées arrêtées. À ceux qui pérorent sur les grandes idées, il préfère les auteurs qui content des destinées, des impasses tragiques. Montaigne s'insurge contre les philosophes qui refusent de traiter comme des réalités qui les affectent en propre le temps ou la mort, la joie ou la tristesse, la douleur ou le plaisir. Il s'insurge contre les théories abstraites.
En lisant Montaigne, Schiffter ne tient pas un livre de littérature philosophique entre les mains, mais converse avec un homme qu'il comprend et qui le comprend, à l'instar de Stefan Zweig1 qui y a trouvé une amitié irremplaçable.

"L'amour est la tentative d'échanger deux solitudes." (José Ortega y Gasset). Il y a du sublime dans cette phrase et la conception du sentiment amoureux analysé ensuite en possède autant. Notre auteur envisage cela du point de vue masculin et, philosophe pragmatique, ne se permettrait pas de parler au nom des femmes. Il confronte l'idée de cristallisation de Stendhal, qui définit la naissance de l'amour comme un emphase fantasmatique ornant son objet de toutes les perfections, à celle de Ortega pour lequel les qualités manifestées par une femme et reconnues par tel homme entraînent que celui-ci l'aime. D'un côté trouver une femme belle parce qu'on la désire, de l'autre la désirer parce qu'on la trouve belle et de qualité. Regarder une femme comme un peintre, selon Ortega, serait une qualité rare chez les hommes, un trésor, outil chirurgical pour explorer le moi intime féminin.
Ortega dédaigne ceux qui sont aveugles à la personnalité de certaines femmes, ces hommes amateurs de beautés comme "promesses de coït", selon l'expression de Kundera. Quant aux Schopenhaueriens qui considèrent les ruses féminines de séduction comme manifestations de l'instinct de reproduction de l'espèce, Ortega n'y voit que gêne de crâneurs apeurés par le sentiment amoureux. Aimer demeure en effet le plus inquiétant des rapports humains, enchaîne Schiffter, car il est soumis à la corrosion du temps, à l'angoisse de la séparation, à la certitude de la perte. Et de terminer avec cette magnifique sentence: "l'amour est la forme la plus exquise de l'inconfort de vivre."
Le baiser de Klimt
Ce billet touffu peut laisser croire qu'il est exhaustif: en fait il n'effleure qu'une partie des sujets développés avec finesse et acuité. Un livre court néanmoins, équilibré, agréable et sans jargon. J'ai lu le qualificatif classieux s'appliquer au sombre Frédéric Schiffter; pas dandy du tout, il a le goût de la qualité, c'est manifeste, mais ce n'est pas le premier adjectif qui me vient à l'esprit: un chose est sûre, ce n'est pas un rêveur. Alors nihiliste ronchon ou lucide ? 

1 Le Montaigne de Zweig est un de ses plus beaux livres, écrit au Brésil peu avant sa mort. 


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