Lui qui, en toute autre chose, apparaît léger, précipité, et avide d'argent, est ici, où la perfection de son œuvre et son honneur d'artiste sont en cause, le plus consciencieux, le plus tenace, le plus intraitable, le plus énergique batailleur de la littérature moderne. Ces placards d'imprimerie, seuls témoins auxquels il puisse se fier, il les aime d'autant mieux qu'il est le seul à connaître la somme fantastique d'énergie, de sacrifices, la passion de perfection qu'exigent ces cinq, ces dix transformations successives, accomplies dans les ténèbres du laboratoire à l'insu des lecteurs qui ne voient que le résultat achevé. Ils sont sa fierté, moins la fierté de l'artiste en lui que celle du travailleur, de l'ouvrier infatigable; et pour chacune de ses œuvres il réunit un exemplaire de ces feuilles couvertes de retouches, gâchées par son travail: la première version, la seconde, la troisième, jusqu'à la dernière et les fait relier avec le manuscrit chaque fois en un volume énorme formant souvent environ deux mille pages au lieu des deux cents de l'édition définitive. Comme Napoléon, son modèle, distribuait les titres de princes et les blasons de ducs à ses maréchaux et à ses serviteurs fidèles, ainsi il fait don d'un des manuscrits de son immense empire, l'empire de la Comédie humaine, comme de la chose la plus précieuse dont il puisse disposer.
Je ne donne jamais ces choses qu'à ceux qui m'aiment, car elles témoignent de mes longs travaux et de cette patience dont je vous parlais. C'est sur ces terribles pages que se passent mes nuits.
Stefan Zweig - Balzac, le roman de sa vie
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