"Rien n'est humain qui n'aspire à l'imaginaire" (Romain Gary) |
En visite dans le club de lecture de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, Nancy Huston est interpellée par une détenue: À quoi ça sert d'inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? Cette femme a commis un meurtre, la romancière n'en commet que dans ses livres. Elle décide de chercher une réponse adéquate: cet essai présente les réflexions qui la conduisent vers des éclaircissements.
Cent quatre-vingt pages limpides plus loin, elle donne une ébauche de réponse à la question de la détenue: C'est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires et pauvres qu'il importe d'inventer des fictions volontaires et riches.
Car au lieu de s'avancer masquée, comme les millions d'autres fictions qui nous entourent, la littérature annonce la couleur: Je suis une fiction, nous dit-elle; aimez-moi en tant que telle. Servez-vous de moi pour éprouver votre liberté, repousser vos limites, découvrir et animer votre propre créativité. Suivez les méandres de mes personnages et faites-les vôtres, laissez-les agrandir votre univers. Rêvez-moi, rêvez avec moi, n'oubliez jamais le rêve.
Pour en arriver-là, Nancy Huston, sur un mode sec, tranchant, sans fioritures1, nous envoie à la figure que nous sommes des personnages de fiction, que nous ne le sachions déjà ou que nous le soupçonnions un peu, voire pas du tout, ce qui risque d'être ravageur. Dès le prénom que l'on nous donne à la naissance commence notre fiction. Des histoires et récits divers construisent notre identité dans notre prime jeunesse, et si nous étions né à l'autre bout du monde, nous ne serions pas belge ou français mais australien, protestant et non juif, de droite et non de gauche, que sais-je,... bref nous serions quelqu'un d'autre.
es grands singes, comme les bonobos par exemple, constatent, enregistrent, réfléchissent et leur cerveau construit l'image d'un monde complet. Ils en tirent tant bien que mal des conclusions, se les communiquent, coopèrent et s'efforcent de survivre de leur mieux. Pour l'espèce humaine, c'est pareil à la différence qu'il y a le pourquoi, notre manie, notre gloire et notre chute. Nous savons que nous sommes nés et allons mourir, nous avons l'intuition de ce qu'est une vie entière, nous concevons la notion de temps. Et notre vie est fondée sur du sens à la différence des autres animaux de la planète. Ce Sens humain − l'auteur choisit d'y mettre une majuscule car il s'agit de notre grand privilège − se construit pour tous à partir de récits, d'histoires, de fictions. Les chimpanzés constatent comme nous la succession des jours et des nuits et s'y adaptent; notre espèce y ajoute des interprétations.
Les religions sont parmi les fictions majeures que l'homme s'est racontées pour répondre à son pourquoi. La science apporte des explications, des raisons à la plupart des phénomènes, mais elle ne répond pas à notre besoin de sens, elle ne détermine pas notre identité, notre Je, notre Soi.
L'approche psychanalytique sait que le soi n'est qu'une construction et cherche dans la parole qui la raconte les failles qui déterminent ce qui s'est mal embrayé dans la mise en place de nos histoires édificatrices.
Les généticiens et les sociobiologistes expliquent depuis peu que ce que l'on appelle fatalité est l'interaction infiniment imprévisible entre le déterminisme et le hasard. On ne peut bâtir une société sur de tels faits pourtant bien réels (dans l'état actuel des avancées scientifiques). Par contre si on dit Vous êtes entre les mains de Dieu, là on peut bâtir. Les explications doivent non seulement donner un modèle du réel mais aussi convaincre. Incontestablement l'approche scientifique répond à la première exigence mais n'est pas suffisante pour ce qui est de satisfaire le pourquoi obnubilant. Et peu importe les histoires auxquelles adhérer: croire en Allah, à une thérapie homéopathique, à une idéologie politique ou à une équipe de football, peu importe, nous les adoptons pour combler notre besoin de sens pour vivre.
Prenez le lieu de naissance de l'auteur: Calgary dans la province d'Alberta dans le pays du Canada dans le continent d'Amérique du Nord sur la planète terre dans la Voie Lactée... Tous ces noms sont des façons de parler, Calgary veut dire "clair de ruisseau", la Voie Lactée n'est ni une voie ni lactée, et ont eux aussi une histoire. Un petit siècle avant la naissance de Nancy, Calgary et Alberta n'existaient pas, le 49è parallèle marquant le frontière sud du Canada n'était pas encore tracé. Ces régions portaient d'autres noms donnés par des indiens, ceux-ci n'étant d'ailleurs des tribus "indiennes" que parce que Colomb croyait se diriger vers les Indes...
Nous vivons de fables religieuses, de fables guerrières (il y a nous et il y a eux raconte-t-on au départ), politiques, intimes comme l'amour et l'amitié, bâtis sur des récits, des mythes eux aussi.
Il n'y a pas le mythe d'un côté et la réalité de l'autre. Non seulement l'imaginaire fait partie de la réalité humaine, il la caractérise et l'engendre.
Saviez-vous que personne et personnage viennent du mot étrusque signifiant masque ? Chaque être humain est un personnage, la spécificité de notre espèce est qu'elle passe son temps à jouer sa vie. Dit comme cela brutalement, cela peut être déstabilisant, inconcevable presque: mais enfin il y a ceci cela, mon fils, ma fille, mon frère, mon pays, ma carrière... Tout cela est bien réel. Pour comprendre l'idée, si ce n'est déjà le cas, le plus probant sera de lire L'espèce fabulatrice, paru chez Actes Sud en 2008 dans la collection Babel. Il ne s'agit pas d'un essai scientifique2, c'est un livre d'approche très aisée.
Inconcevable disais-je: certaines pages de l'essai peuvent s'avérer difficile à admettre, nous qui croyons être tant − moi je − et il arrivera qu'on ait la sensation de ne pas être vraiment tout ce que l'on se raconte. Et la légère dépossession qui en découle voudra insinuer que cette Huston va quand même un peu loin.
Et pourtant... Lisons-là de près.
1 Bilingue, vivant à Paris, Nancy Huston a écrit ce texte directement en français.
2 L'auteur est l'épouse du linguiste et sémiologue Tzvetan Todorov, directeur de recherhe au CRNS.
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