24 mai 2013

Après coup - Maurice Blanchot


Le ressassement éternel a été édité en 1952: il comprend deux courts textes L'idylle et Le dernier mot datés de 1935 et 1936. Maurice Blanchot y adjoint Après coup en 1983, aux Éditions de Minuit toujours, sorte de postface anachronique des deux œuvres du début.

Celles-ci se déroulent dans un monde imaginaire inquiétant, proche de nous mais impersonnel et universel, qui évoque immanquablement Kafka. Les personnages sont étrangers à ce qui leur arrive: c'est Camus avant l'heure. Le protagoniste de L'idylle − on ne sait d'où il vient − entre dans un hospice, endroit soit-disant libre mais hostile, dont le directeur onctueux est faussement avenant. Le résident-prisonnier doit travailler à des tâches dures et vaines et subir de terribles punitions s'il désobéit. Il finit par y succomber dans la souffrance: l'univers concentrationnaire d'Auschwitz vient à l'esprit. Le dernier mot quant à lui est un récit très opaque, comme l'est d'ailleurs ce titre Le Ressassement éternel[1].

Textes hermétiques qu'éclaire peut-être Après coup ?

Le ton est donné d'emblée : noli me legere, tu ne me liras pas dit l'œuvre à son auteur, elle lui donne son congé, traduisant l'idée chère à Blanchot pour lequel l'œuvre est une entité qui se suffit: ...un vrai livre se passe de présentation, il procède par coup de foudre, comme la femme avec l'amant et sans l'aide d'un tiers, ce mari... La notion d'auteur elle-même est remise en question: l'idée est qu'il n'y a pas vraiment d'artiste, d'écrivain car seule sa production le prouve, le fait naître. Une fois l'œuvre faite, elle témoigne de la dissolution, de la défection de l'auteur. L'existence de ce dernier est donc sujette à caution: Du «ne pas être» au «ne plus», tel serait le parcours de ce qu'on nomme l'écrivain, non seulement son temps toujours suspendu, mais ce qui le fait être par un devenir d'interruption.

Blanchot a-t-il été prophète ? Il reconnaît qu'il est impossible de ne pas y songer, impossible de ne pas évoquer les travaux dérisoires des camps, faire pour défaire, ruine du travail et des funestes travailleurs. Le romancier répète qu'il ne sait pas ce qu'il a voulu dire cinquante ans auparavant, et qu'il n'existe pas d'auteur avant ni après l'œuvre. Et il ne se considère pas mieux placé qu'un autre pour en fixer le sens: ce serait attenter à la liberté des lecteurs. 

À travers L'idylle, avec cette étrangeté que Camus a rendue familière quelques années plus tard, osera-t-on l'hypothèse que l'époque se devait de produire ces textes ? Après l'horreur des camps, le texte de Blanchot coïncide-t-il avec une réalité qu'il semble annoncer ? Selon Bertrand-Poirot Delpech[2], sa joliesse rend le tragique supportable, donc le défigure. Un texte rond, aux phrases qui se pavanent, témoigne d'un monde acceptable et Auschwitz ne l'est pas[3]. Une phrase dans Après coup pose un avis clair sur le caractère précurseur de L'idylle: ...si l'imaginaire risque un jour de devenir réel, c'est qu'il a lui-même ses limites assez strictes et qu'il prévoit facilement le pire parce que celui-ci est toujours le plus simple qui se répète toujours. Tout est dit.

Quelles vertus conférer alors à ces textes ? Poirot-Delpech apporte, à ce propos, un éclairement déterminant[4]. Il y a deux sortes de lecture, d'une part celle qui rejoint le sens commun et qui croit aux auteurs, un usage pratique des choses écrites, sujet, verbe, complément, tout le monde est d'accord sur ce que ça veut dire, on ne va pas chipoter ni se biler pour tout. Et on laisse aux experts le soin d'analyser ce qu'il y a derrière. D'autre part, il y a une façon mi-affolée mi-éblouie de sentir craquer sous chaque syllabe tous les mystères du monde, le pourquoi de l'être et de l' «il y a», le comment de la langue – cette construction entamée dans la nuit des temps et qui ne raconte, de fiable, que sa propre histoire… Aucun commentaire n'épuise l'œuvre, bref elle se suffit.

Blanchot, en effet, saute dans le vide, fait fi des constructions de l'esprit. Sa lecture ouvre le vide sous nous et emmène vers l'interrogation ultime, dans un style limpide sans recourir à la formulation touffue du philosophe. Et le lecteur en sort titubant de suave perplexité, pour encore citer Poirot-Delpech, dont il serait vain de vouloir égaler la justesse de propos à l'égard de ces écrits d'un homme entièrement dévoué à la littérature.

Maurice Blanchot

[1] Le professeur Waclaw Rapak (Université de Jagellone, Cracovie) est l'auteur d'un essai sur ces deux écrits: il avoue sa difficulté à y interpréter la notion de ressassement.

[2] Article dans Le Monde, 22 avril 1983.

[3] Cette réflexion conduit à celle que j'ai formulée comme réserve au récit Le Boqueteau d'Ernst Jünger: gêne éprouvée devant un style inadapté aux événements racontés.

[4] Article dans Le Monde, 22 avril 1983


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