Si, comme je le crois, comme j'y tiens, il n'existe pas de moi singulier, fondamental, à quoi au juste suis-je censé avoir échappé en me faisant passer pour Axel Vander ? Rien qu'à un être, cet insupportable fourre-tout d'affects, de désirs, de peurs, de tics, de rictus ? Être quelqu'un d'autre c'est être un truc et un seul. Je pense à un acteur de l'Antiquité, un vétéran du théâtre de l'Attique, un sans-grade, un vieux de la vieille. Le public le connaît mais ne peut retenir son nom. Il n'incarne jamais Œdipe mais a joué Créon une fois. Il a un masque, il l'a depuis des années: c'est son talisman. L'argile blanche avec laquelle il a été façonné a pris une nuance et une texture d'os. Des années de sueur et de frôlements ont ramolli l'intérieur en feutre grossier de sorte qu'il s'applique avec douceur contre les contours de son visage. De plus en plus, en effet, il en vient à penser que le masque ressemble davantage à son visage que son visage lui-même. À la fin d'une représentation, lorsqu'il l'ôte, il se demande si les autres comédiens le voient vraiment tel qu'il est ou s'il n'est plus qu'une tête dotée d'un front totalement lisse telle, sur la place du marché, la vieille statue de Silène dont les intempéries ont oblitéré tous les traits. Il se met à porter le masque chez lui, quand il n'y a personne. C'est un réconfort, ça le revigore; le vieux comédien trouve ça merveilleusement reposant, c'est comme être endormi et néanmoins conscient. Puis un jour il se présente à table avec. Sa femme ne fait aucun commentaire, ses enfants le regardent un moment fixement, puis haussent les épaules et reprennent leurs chamailleries habituelles. Il vit son apothéose. Homme et masque ne font qu'un.
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