2 juin 2013

Rosie Carpe - Marie Ndiaye


Lorsque ce roman est édité en 2001, Marie Ndiaye était depuis longtemps sous l'œil bienveillant de l'intuitif et exigeant Jérôme Lindon. Travailleuse, elle poursuit un chemin médiatiquement discret qui la voit aboutir, avec ce récit ténébreux, à une production majeure (prix Femina) annoncée par ses ouvrages précédents. On sait que depuis, elle a obtenu le Goncourt pour Trois femmes puissantes et que Ladivine (2013) obtient une critique très élogieuse dans la presse spécialisée. Vingt-huit ans après son premier roman, avec quinze titres à son actif (sans compter les œuvres théâtrales et pour la jeunesse), elle se place parmi les femmes de lettres francophones les plus lues et dont les qualités littéraires ne peuvent plus être ignorées.
© Mercure/Opale
Âmes sensibles s'abstenir, lit-on dans le billet d'une lectrice impressionnée. Nous n'irons pas jusqu'à conseiller un âge minimum mais l'avertissement est de mise: aucune trace de mièvrerie romanesque ici. Les deux enfants Carpe partis à Paris pour poursuivre leurs études n'ont pas été armés par leurs parents, des gens conventionnels, sans chaleur, qui leur ont offert éducation et affection étriquées, pressés qu'ils étaient de profiter d'une vie jouissive au travers d'opérations boursières fructueuses. Très vite, Lazare le fils, en rébellion contre Brive-la Gaillarde, sillon de leur enfance, souvenir obstinément jaune, avec le magnolia obsédant et inodore, délaisse ses études et tourne mal. Il part en Guadeloupe pour se livrer à un commerce louche avec Abel, le mauvais conseiller. Marie-Rose, devenue Rosie, rate ses examens et accepte de travailler dans un hôtel miteux où elle intéresse immédiatement le sous-gérant concupiscent. Elle tombe sous le joug de cet homme qui propose de laisser filmer leur ébats par une sinistre marchande de vidéos pornographiques. Un enfant naît de cette relation trouble qu'elle n'ose fuir: Titi, maudit et jamais accepté par sa mère. Celle-ci subit son destin avec une passivité dérangeante: images bouleversantes d'un gosse qui lui tend désespérément les bras lorsqu'elle revient de marches folles pour le fuir. Désemparée, impuissante, Rosie, à nouveau enceinte accidentellement, emmène son fils afin de rejoindre Lazare en Guadeloupe, croyant naïvement à la réussite qu'il prétend dans ses lettres.

S'ouvre alors le long épisode au sud, éblouissement pénible, soleil, sueur et précarité, avec le nouveau protagoniste antillais Lagrand, sorte de Christ écorché, ami et vain sauveur de Lazare, devenu père entre-temps et auteur d'un crime odieux sur un touriste. La suite du récit est vue à travers ce Lagrand, apparemment stable et fort, mais possédé et meurtri par une relation fusionnelle brisée avec une mère internée. Il perçoit que Rosie, dont il est épris, laisse mourir Titi malade, son misérable agneau, en négligeant de lui apporter des soins. La perspective de sa disparition semble alléger la jeune-femme et il emporte l'enfant à l'hôpital sans plus s'en soucier. Les parents qui ont tenté de faire du profit en participant aux embrouilles de Lazare sont ruinés, ce qui ne les empêche pas de vivre en Guadeloupe comme des nouveaux bourgeois aux crochets d'un bien nanti. Leur transformation sociale est désopilante, navrante et aucune honte face à l'échec de leurs enfants ne ternit leur insouciance.


 Marie Ndiaye fait se retrouver ce petit monde dans un épilogue surprenant et doux amer, où s'écrit la destinée de Rosie et Lagrand.

Au terme du récit, deux réflexions émergent:
– Il s'agit d'un roman âpre et prenant, qui crie la détresse, dénonce la culpabilité et où des enfants s'anéantissent d'avoir été mal aimés.
– Le destin est un enroulement absurde où les êtres semblent à peine conscients de ce qui se leur arrive en silence et en secret. Le roman de Ndiaye déchiffre impitoyablement ce destin sans envergure ni postérité historique, où certains ont la chance, d'autres moins.


Le style de l'auteur d'ascendance sénégalaise s'avère très personnel et demande de se familiariser avec sa phrase longue et un peu syncopée. On lit entrelacs de phrases pulpeuses et asymétriques[1] pour la qualifier: on y trouve en effet la densité qui reflète les états d'esprit contradictoires et les situations difficiles, tendues, déconcertantes. L'introspection domine, se manifeste par des monologues intérieurs, des velléités de paroles contradictoires et non prononcées. La narration est exclusive, l'auteur bien cachée ne pointe jamais le bout du nez avec des discours explicatif, car tout est narration qui contribue à une forme d'envoûtement. Certains thèmes reviennent comme des arias de symphonie: la couleur jaune, nuance de trahison et de lâcheté, la blancheur presque insoutenable, la sueur, les gémissements des bêtes, comme autant d'obsessions qui hantent le récit. On rencontre peu de portraits physiques: l'intérieur prime, contribuant à la lenteur de la progression lancinante. Celle-ci alourdit le début du récit qui prend un rythme plus soutenu et passionnant quand Rosie se retrouve en Guadeloupe et qu'apparaît Lagrand.

Le livre refermé, il laisse une impression tenace colorée et poisseuse tandis qu'un soleil grave continue de luire: nous sommes de cette espèce-là qui peut être si triste et décadente, et c'est presque de la honte. Marie Ndiaye n'élude rien, sans pathos ni ostentation tandis que le charme de sa voix opère comme un hallucination étincelante.

Réactions de la presse: Articles critiques aux éditions de Minuit.

Avis plus mitigés sur Babelio (lectorat moins spécialisé).

[1] Marc Weizmann (Les Inrockuptibles, 6 mars 2001).


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