24 avril 2014

Phallocratie


Sa grand-mère qui, en public, c'est-à-dire essentiellement en présence de son mari, n'ouvre la bouche que pour dire « oui » ou « bien » – et seulement lorsque celui-ci lui adresse la parole –, rire aux plaisanteries lestes des émissions comiques qu'elle regarde à la télévision ou enfourner des bouchées de nourriture qu'elle coupe préalablement en morceaux de plus en plus petits dans son assiette, lui avoue un jour que son mari vient de découvrir, caché dans un bas, l'argent qu'elle a économisé jour après jour et pièce par pièce pendant quatre ans, le détournant sans qu'il le remarque de la très modeste enveloppe qu'il daigne lui donner afin de pourvoir aux dépenses courantes de la maison, dans le but de s'acheter un rasoir capable d'en finir avec le duvet qui lui fait honte depuis qu'elle a combien, trente ans ?, et que son mari, naturellement, ne veut pas et n'a jamais voulu qu'elle élimine de son visage, car il sait que, bien que ce duvet ne lui plaise pas à lui non plus tant il la vieillit prématurément et lui donne un air masculin, il remplit une fonction quoi qu'il en soit vitale, peut-être la plus vitale de toutes, empêcher que puisse la trouver désirable un autre que lui qui, par ailleurs, ne la désire plus depuis des années, et qu'après l'avoir trouvé et l'avoir obligée à comparaître devant lui sur le lieu même du délit, comme on dit, il a compté les billets et les pièces de monnaie un par un puis a calculé le montant exact qu'elle lui avait volé selon lui, avant de la contraindre par la menace, y compris physique, à révéler l'usage qu'elle pensait faire de cet argent, puis l'a forcée à jeter jusqu'au dernier centime dans la gueule sombre de l'incinérateur.

Alan Pauls - Histoire des larmes

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