28 juin 2014

Le chemin vers l'œuvre (suite)

À propos de Misère et splendeur de la traduction - José Ortega y Gasset (Les Belles Lettres, 2013)
(suite)
Lorsque nous disons « Le soleil se lève à l'Orient », nous ne voulons pas signifier qu'une entité de sexe masculin et capable d'actes spontanés exécute l'action de surgir dans un lieu qui serait spécialement celui des naissances. Il y eut un temps où l'humain indo-européen croyait que les phénomènes naturels étaient exécutés par des entités capables de volonté propre et dotés d'un genre sexuel. Nous utilisons encore cette formule aujourd'hui, même si elle ne correspond pas à ce que nous pensons, ce qui fait dire au narrateur d'Ortega y Gasset que nous ne parlons pas sérieusement.
La structure de la phrase indo-européenne traduit une interprétation de la réalité qui considère que toute ce qui arrive est l'action d'un agent sexué. De là vient l'organisation avec un sujet, masculin ou féminin (voire neutre), et un verbe d'action. Mais il existe des langues où l'interprétation du réel est très différente. Cette classification des noms en masculin, féminin et neutre, est pauvre en regard de certaines langues bantoues qui proposent vingt-quatre classifications de genre (objets immobiles ou en mouvement, végétaux , animaux,...). En arabe il existe plus de cinq mille mots pour désigner l'animal à bosses que nous nommons chameau.

Dans sa confrontation intellectuelle avec le monde, l'homme a divisé et classé les phénomènes et les choses qu 'il avait devant lui et leur a attribué un signe correspondant. Mais chaque peuple a adopté sa manière de faire des catégories, son art de trancher. Voilà pourquoi il y tant de langues diverses aux vocabulaires, grammaires et sémantismes différents. Les langues nous séparent et nous isolent, non parce qu'elles constituent des langues distinctes, mais parce qu'elles procèdent de cadres et d'itinéraires mentaux différents, de systèmes intellectuels dissemblables, voire de philosophies divergentes.
De plus, et c'est fondamental pour le sujet qui nous occupe, pour penser, nous glissons intellectuellement sur des rails préétablis auxquels nous assigne notre destinée verbale.
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Selon Ortega, le langage appauvrit la pensée car nous sommes accoutumés à devoir renoncer, à chaque fois que nous prenons la parole, à une infinité de nuances possibles ou nécessaires, que l'on entrevoit dans un éclair pour y renoncer aussitôt. Le langage contraint à simplifier le monde et le réel concret échappe. Ceci s'aggrave par les petits accommodements liés à la grammaire, à l'utilisation de métaphores et tournures basées sur des interprétations du réel périmées suite aux progrès de la connaissance. Ainsi, exprimer la pensée dans sa langue naturelle est déjà un peu «traduire» et l'on ne sera pas plus assuré de l'émission correcte d'une pensée que de la réception de celle-ci. La communication est loin d'être chose aisée et en cela relève de l'utopie, ce en quoi elle est profondément humaine. Jean-Yves Masson (postface) : Si claire et bien formulée que soit une idée, cette clarté aux yeux d'Ortega a un prix : pour y parvenir, il a fallu renoncer à mille nuances, à cent digressions, aux suggestions de l'intuition; ce renoncement est la condition même de l'accomplissement de la communication.

Quelle doit être dans son fondement l'idée de ce que peut et doit la traduction ? S'il s'agit d'une manipulation magique qui permet à une œuvre écrite dans une langue de ressurgir traduite dans une autre, alors, nous sommes perdus. La traduction n'est pas un double du texte original. Ortega entend même que la traduction n'appartient pas au même genre littéraire que le texte traduit et qu'il faudrait lui conférer un genre littéraire à part avec des normes et objectifs propres. La traduction n'est pas l'œuvre mais un chemin vers l'œuvre. Il s'agit de s'en rapprocher, non de répéter ou remplacer, surtout s'il s'agit d'un texte poétique. Dans l'essai, Ortega fait dire à un linguiste qu'il n'y a véritablement traduction que lorsque nous arrachons le lecteur à des habitudes langagières pour l'obliger à évoluer dans celles de l'auteur. Au lieu de rapprocher celui-ci du lecteur pour sa facilité, il s'agirait de troubler la sérénité du lecteur en le forçant à aller vers l'auteur, de penser comme lui, en pénétrant son cadre mental.
Ceci nous conduit à considérer qu'une traduction risque d'être laide si elle veut absolument tendre vers l'œuvre et à envisager la démarche opposée, figurée par les Belles Infidèles. Au lieu de s'exposer franchement aux yeux du lecteur, la tâche du traducteur tend alors, avec celles-ci, à se dissimuler afin que le texte se livre agréablement et facilement au lecteur. Ce qui implique que le traducteur demande implicitement de fermer les yeux sur tout examen du rapport entre le texte traduit et l'original. Cette façon s'appuie sur l'ambition légitime que la traduction tient lieu d'original et épargne la lecture de celui-ci. Le danger est évidemment de dénier toute valeur philologique à une traduction pour en affirmer la valeur d'œuvre à part entière. Ceci est la dichotomie qui a marqué de tout temps l'histoire de la traduction.

La dernière partie de l'essai voit un intervenant insister sur la complémentarité et surtout la non-concurrence de différentes traductions de la même œuvre. Il est clair que des procédures qui visent à rendre des effets esthétiques peuvent contredire celles qui restituent les détails de la substance du texte.

Voilà condensées et de façon certainement réductrice, quelques notions soustraites de ce petit ouvrage sur la traduction du philosophe et sociologue espagnol. L'essai, rappelons-le, est présenté sous forme d'un dialogue fictif entre professeurs et n'a pas pour but de proposer la synthèse d'une théorie. La traduction française de Clara Foz, légèrement antérieure à celle-ci, est disponible en ligne mais personnellement, j'ai trouvé que les textes des commentateurs annexés à la version des Traductologiques sont des atouts considérables pour, en tant que non spécialistes, s'engager dans l'essai proprement dit. Le côté provocateur et novateur de l'ouvrage en est largement éclairé. Le situer dans son contexte de malaise international et de paix menacée (1937) aide à en saisir tous les enjeux.


Compléments : article octobre 2016

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