1 mars 2015

Les risques de l'apolitisme


En 1940, Walter Benjamin écrit : Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Rainer Maria Rilke se doutait peu que son œuvre serait un jour concernée par ce funeste augure du jeune philosophe, qu'il rencontra à Munich durant la Grande guerre.

En effet, Rilke écrit en 1899 un chant lyrique en prose sur l'héroïsme qui connaît un grand succès de librairie et la brochure est beaucoup emportée sur les fronts allemands. Mais après la mort de Rilke, alors que la guerre mécanisée ne justifie plus d'évoquer les anciennes valeurs guerrières ni guère de noblesse au combat, le poème continue de paraître sous le régime nazi. 
La réception de l'œuvre de Rilke se voit encore inquiétée par l'intérêt que le poète portait, tout en gardant une distance critique, à l'imaginaire de Alfred Schuler, devenu par la suite une référence pour l'élaboration du pseudo-paganisme nazi.

Malgré son exil volontaire en 1920 pour protester contre le nationalisme allemand, Rilke n'a pas manifesté ouvertement de position politique et son nom se voit abusivement utilisé par la propagande hitlérienne durant le second conflit mondial. Pour dénoncer cette usurpation, les fragments réédités qui nous occupent ici l'avaient été en 1944 par les éditions Émile Paul, traduits par Maurice Betz, pour rétablir dans sa pureté et sa vérité la figure du grand poète pragois.
Les fragments sont minces, dix pages et vous en venez à bout : Nous avons une apparition publié (octobre 1914) dans L'Écho du Temps (journal de guerre des artistes) et quatre lettres à des ami(e)s rédigées en 1914-15. Ces écrits disent la détresse de l'artiste – il choisira le désœuvrement – et son indignation devant la barbarie et les mensonges guerriers; ils attestent que le poète fut un farouche opposant au conflit : Pourquoi n'existe-t-il pas, cet homme unique, qui, ne pouvant endurer cela plus longtemps, refuserait de le supporter ? 

Le recueil est augmenté d'une présentation et de notes de Jean Tain qui s'avèrent très utiles pour comprendre et replacer les écrits dans l'époque. Ainsi l'allusion inattendue, pour définir une temporalité de la guerre, aux œuvres du Gréco que le début du vingtième siècle redécouvre : Lorsqu'on vous montra des tableaux du Gréco, vous comprîtes que c'était là l'expérience d'une vie que vous ne connaissiez pas, ou encore cette phrase énigmatique ...l'esprit le plus défini, dont jusqu'à présent on ne soupçonnait pas la présence, s'est manifesté en des chevaux, qui évoque  les chevaux savants d'Elberfeld

Maurice Betz, traducteur et ami de Rilke, connut le même avatar que celui-ci avec un écrit de captivité, Dialogue des prisonniers, qui fut jugé acceptable par la propagande nazie, de même que le détachement du poète avaient permis sa récupération. On peut penser, comme l'esquisse Jean Tain, que ces fragments de guerre ont été une façon d'emprunter la voix de Rilke pour blâmer la guerre et racheter quelque peu les risques de l'apolitisme qu'ils encoururent tous les deux

Plus prosaïquement, il faut malheureusement déplorer — c'est devenu fait courant chez les meilleurs éditeurs – les fautes d'orthographe qu'on oublierait peut-être s'il s'agissait de romans de gare, mais qui font tache lorsqu'il s'agit de textes qui ambitionnent le niveau littéraire. Page 34 : Betz n'a pas eut à se justifier... ; page 34 les risques qu'il encoururent tout les deux

Remerciements à Babelio et Riveneuve éditions de m'avoir permis de découvrir ce livre.

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Dans le cadre des commémorations de la grande guerre, je voudrais signaler les deux expositions jumelées de Liège, prolongées jusqu'au 31 mai 2015. Si la première est  très didactique et visuellement remarquable, comme toutes celles qui sont organisées à l'implantation Guillemins, je veux attirer l'attention sur Liège dans la tourmente, au Musée de la Vie Wallonne. Plus discrète, elle touche à l'intime du quotidien, au domestique, avec des objets et des lettres bouleversants. Si l'émotion n'induit plus, devant ce passé lointain, un vif sentiment d'indignation, il est pesant, mais peut-être impératif pour nous aujourd'hui, d'entendre le silence de toutes ces reliques de disparus, morts pour une guerre.


14 commentaires:

  1. J'ignorais l'existence de ces écrits et leur récupération par les nazis.
    Heureuse de voir se ranimer votre blog, Christian.

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    1. Le blog devrait continuer pour quelques temps encore à fonctionner au ralenti. J'espère que vous pardonnerez ce demi silence prolongé.
      Très belle semaine Tania, je n'oublie pas mes blogs amis.

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  2. Contente aussi de vous revoir,; j'espère que les batteries sont bien rechargées!

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    1. Bonjour Keisha. Ce post était surtout «contractuel», mon rythme de croisière reste à retrouver.
      Toutefois, je crois qu'à l'avenir, je ne commenterai plus tous les livres lus, préférant n'évoquer que les choses que je trouverai marquantes, dignes d'intérêt, pour lesquelles j'aurai vraiment plaisir à faire un billet, sans tomber dans une cadence routinière.
      Merci de passer ici, bonne semaine !

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  3. Contente aussi de voir que vous êtes toujours là, même en pointillé. C'est important de respecter son rythme et son envie. Les auteurs ne sont hélas pas responsables de l'utilisation que l'on fait de leurs textes ; comme Tania, j'ignorais que Rainer Maria Rilke en avait fait les frais.

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    1. Heureux de vous lire Aifelle, je n'ai pas reçu de mail notification de votre commentaire et je le découvre par hasard. Merci de comprendre mon rythme et mes envies du moment.

      J'étais au départ partagé sur l'attitude neutre et effacée de Rilke, mais en fin de compte je pense comme vous, ce n'est pas parce que l'on est resté politiquement en dedans, que cela justifie l'utilisation abusive de ce que l'on a laissé derrière soi. Le poète n'est pas nécessairement militant. Rilke a choisi le silence qui protégerait son projet poétique, essentiel mais fragile.



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  4. Bien contente de vous lire cher Christian, de temps en temps, quand vous en avez envie, c'est le plus important...la vie apporte assez de contraintes pour que le blog en soit une de plus!
    Être récupéré est hélas fort fréquent, parfois les descendants s'en émeuvent, parfois "ça passe".
    Merci!

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    1. Quand j'en ai envie, quand le sujet en vaut la peine, quand j'ai envie de rendre ce que j'ai reçu d'un livre, je le perçois mieux comme cela. Non, un blog n'est pas un apostolat ;)
      Publier à un rythme soutenu entraîne le risque du bout de souffle, avec des billets creux, hâtifs qui sentent le remplissage et la routine.
      À bientôt Colo !

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  5. Bonjour. Je vais revenir relire tout cela tranquillement. C'est très intéressant.

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    1. J'espère que la lecture tranquille vous intéressera, je suis content de retenir votre attention.
      Ne m'en voulez pas trop d'être rare sur les blogs ces temps-ci !

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    2. Je crois que nous nous comprenons ;)

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  6. Bonjour Christw, même épisodiquement, votre retour fait plaisir surtout pour évoquer un grand monsieur de la littérature. Pour les expos à Liège, c'est dommage que je ne vienne pas dans la région prochainement, cela m'aurait intéressée. Bonne week-end.

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    1. Hello Dasola, si vous avez l'occasion, n'hésitez pas à venir voir Liège ! Il y a des choses très bien à voir...
      Je m'en vais visiter vos récentes chroniques de films/livres... Bon dimanche.

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