Ah si ! les Écrivains existent encore, avec la majuscule. Sans s'éterniser, la phrase boxe pile au plexus où vous ne l'attendez plus, qui vous fait hausser le sourcil et vous tient, les yeux décloués et pétillants, hors des travées monotones et ordinaires des velléités livresques. Il y a mille manières de conter des moments d'enfance, celle que donne Erri De Luca figurera parmi celles qui m'ont débardé au seuil de l'adolescence, à l'éveil au monde par le cœur et le corps, comme si le reste venu après ne m'avait jamais saisi trébuchant et surmontant, puis vieillissant. La magie d'un livre est dans ces survivances qu'on croyait périmées qu'il ranime en quelques lignes bien lancées.
Il serait dévalorisant de ramener ce récit, vu sa noble part d'universalité, à celui d'une amourette de vacances. De Luca est soixantenaire lorsqu'il raconte ces souvenirs à dix ans qu'il revoit – faut-il qu'il ait été marqué – avec un discernement singulier, sans distance niaise ni amusée. Dans les années cinquante, le petit garçon est en vacances avec sa mère sur une île de pêcheurs[1], dans la baie de Naples; il aime la lecture, je dormais sous les châteaux de livres de mon père, et les mots croisés, un atelier de mécanique de la langue qui donne le talent jongleur nécessaire aux mots. Malgré la force de la souvenance, il ne se souvient plus du prénom de cette petite Ève qui le fera sortir de l'enveloppe où il est à l'étroit comme dans une pointure de souliers trop petite.
Une robe blanche, une pâquerette à l'oreille, une odeur différente de celle des amandes, je la fixai, le regard bloqué sur elle. Elle n'est pas sur les couvertures des magazines, sur les podiums, sur les écrans, elle est au contraire soudain tout près. Elle fait tressaillir et elle vide. Je restai comme ça.
– « Tu m'écoutes ou tu me regardes ? »
«Aimer» n'est qu'un mot d'adulte dans les livres : Autour de moi je ne voyais ni ne connaissais le verbe «aimer». Je venais de lire Don Quichotte en entier et il m'avait renforcé dans cette idée. Dulcinée était du lait caillé dans le cerveau de l'héroïque chevalier. Puis le mot préféré du garçon, «maintenir», va vraiment lui arriver où il trouve «main» et «tenir». Une main qui sera d'abord l'aveu de la sensation du creux d'un coquillage nacré – Tu sais que tu as dit là une phrase d'amour ? – puis la main qui guérit et celle par où passe du courant. Mais la plage est une jungle et trois garçons jaloux le guettent et le battent à sang : l'intuitive fillette mène avec détermination une punition et le jeune De Luca vit l'initiation sentimentale qui lui apprendra peut-être à voir le monde sans ciller.
Au passage, de multiples incises donnent au court récit une perspective plus large, les engagements futurs de l'homme, son amour du pays et de sa langue, le cinéma italien d'après-guerre, ses peines aussi comme la perte de ses parents, morts tous deux dans ses bras. Les vies de mes deux parents sont dans la prison des absents et aucun jour ne passe sans que j'attende dehors.
La phrase est brève, poétique souvent, sans construction élaborée : Les récits de ma mère, de ma grand-mère et de ma tante ouvraient les grands entrepôts des histoires. Leurs voix ont formé mes phrases écrites qui ne sont pas plus longues que le souffle nécessaire à les prononcer.
Une robe blanche, une pâquerette à l'oreille, une odeur différente de celle des amandes, je la fixai, le regard bloqué sur elle. Elle n'est pas sur les couvertures des magazines, sur les podiums, sur les écrans, elle est au contraire soudain tout près. Elle fait tressaillir et elle vide. Je restai comme ça.
– « Tu m'écoutes ou tu me regardes ? »
«Aimer» n'est qu'un mot d'adulte dans les livres : Autour de moi je ne voyais ni ne connaissais le verbe «aimer». Je venais de lire Don Quichotte en entier et il m'avait renforcé dans cette idée. Dulcinée était du lait caillé dans le cerveau de l'héroïque chevalier. Puis le mot préféré du garçon, «maintenir», va vraiment lui arriver où il trouve «main» et «tenir». Une main qui sera d'abord l'aveu de la sensation du creux d'un coquillage nacré – Tu sais que tu as dit là une phrase d'amour ? – puis la main qui guérit et celle par où passe du courant. Mais la plage est une jungle et trois garçons jaloux le guettent et le battent à sang : l'intuitive fillette mène avec détermination une punition et le jeune De Luca vit l'initiation sentimentale qui lui apprendra peut-être à voir le monde sans ciller.
Au passage, de multiples incises donnent au court récit une perspective plus large, les engagements futurs de l'homme, son amour du pays et de sa langue, le cinéma italien d'après-guerre, ses peines aussi comme la perte de ses parents, morts tous deux dans ses bras. Les vies de mes deux parents sont dans la prison des absents et aucun jour ne passe sans que j'attende dehors.
La phrase est brève, poétique souvent, sans construction élaborée : Les récits de ma mère, de ma grand-mère et de ma tante ouvraient les grands entrepôts des histoires. Leurs voix ont formé mes phrases écrites qui ne sont pas plus longues que le souffle nécessaire à les prononcer.
Une réussite qui vous traverse comme le libeccio : Il souffle du sud avec effronterie, impossible d'étendre le linge. J'aime le napolitain qui dit, à l'espagnole, viento e tiempo, «vent et temps». Il glisse le frétillement d'un i qui les rend vifs, insolents et sans prise.
Traduit de l'italien par Danièle Valin.
[1] Il s'agit vraisemblablement d'Ischia, voir Tu, moi (1998) de l'auteur.
-----
Hors connexion dans les prochains jours,
j'aurai le plaisir de répondre à vos commentaires à mon retour.
je me promets régulièrement de lire Erri de Luca, vous me poussez un peu à la roue et c'est bien
RépondreSupprimerJ'espère que vous y irez prochainement et que vous nous donnerez un avis.
SupprimerJ'aime cet auteur , je vais donc mettre ce livre à mon programme ...très chargé le dit programme
RépondreSupprimerAh c'est chouette beaucoup de lectures en attente, il y a des moments où je ne trouve rien à me mettre sous les cils...
SupprimerJ'ai découvert Erri de Luca assez tard, je n'ai d'ailleurs lu qu'un seul titre, mais je compte bien poursuivre. Et j'ai de l'admiration pour l'homme.
RépondreSupprimerL'auteur mais aussi l'homme vous avez raison, et dans son cas, ce dernier apparaît nettement dans l'œuvre.
SupprimerQuel magnifique billet, si beau et agréable à lire.
RépondreSupprimerJe pars à la recherche de ce roman, illico, merci!
Bonne lecture si vous y allez Colette !
SupprimerJe viens de le terminer, enchantée, vraiment.
SupprimerMerci de l'avoir recommandé, un livre et une écriture hors des chemins, si original et juste.
Voilà qui me fait plaisir ! Content de vous revoir, J'espère que tout va bien, que vous êtes en bonne forme. Il doit commencer à faire chaud chez vous ?
SupprimerOui, merci, je vais bien...pas de contrôle jusqu'en septembre, la vie est belle donc.
SupprimerChaud? Hier 32º, incroyable, et aujourd'hui 17º, tout aussi incroyable, héhé.
J'espère que vous allez bien tous les deux aussi.
Amicalement.
Nous allons bien tous les deux, temps frais et variable comme toujours ici quand on croit le temps des beaux jours revenus. Mais nous ne projetons pas encore de nous exiler au soleil comme vous.
SupprimerBonne fin de semaine !
S'exiler au soleil, et ici, n'est certainement pas une bonne idée. La vie culturelle est principalement en catalan, ce qui signifie apprendre deux langues si on veut y participer. S'intégrer est extrêmement compliqué, le caractère des insulaires, ici et en général, est particulier.
SupprimerJ'y suis venue pour le travail de mon mari espagnol il y a 40 ans, et j'y suis bien maintenant, mais le "tout pour le soleil" n'est pas ce que je vous recommanderais!
Bon week-end!
C'est bien d'envoyer ce retour sincère et lucide. Nous n'avons pas le projet de partir au soleil pour longtemps et nous comprenons les changements et adaptations que cela implique.
SupprimerNous avons des connaissances qui partent aux Canaries pendant plusieurs mois de la mauvaise saison. Je me demande ce qu'ils font là-bas pendant tout ce temps, car je crois qu'ils vivent à l'hôtel, quelque chose comme ça.
Nous aimons bien partir quelques jours, mais sommes toujours heureux de retrouver nos habitudes à liège. Personnellement je ne m'y ennuie jamais, que la météo soit bonne ou pas.
À bientôt !
C'est un auteur lumineux que j'aime beaucoup... Je ne sais pas si vous avez entendu parler de son essai sorti il y a peu. Je n'ai pas encore eu le temps de le lire mais j'ai écouté l'auteur avec grand plaisir à "La Grande librairie" où il était invité il y a peu. L'émission est encore disponible sur le site de la chaîne si vous voulez en profiter ;-)
RépondreSupprimerLumineux, je trouve votre qualificatif très bien choisi !
SupprimerVoilà, j'ai la vidéo de l'émission en pause dans l'onglet à côté. J'y vais dès que je termine de vous remercier pour le tuyau (je ne regarde pas chaque semaine la Grande Librairie et la venue de De Luca m'avait échappé).
À bientôt Margotte.
Les gens qui essaient de le mettre en prison en ce moment n'ont pas l'air de savoir à qui ils s'attaquent.
RépondreSupprimerJ'ai éprouvé un vent de fraîcheur (le libeccio ?) en lisant ce livre. Je vois que le Napolitain a déjà 7 titres sur Lecture/Écriture.
SupprimerJe suis curieux de voir la suite de l'affaire du TGV en Italie et ne doute pas des bonnes intentions de De Luca.
De Luca est un homme de convictions. Toute sa vie il n'a agi qu'en fonction d'elles.
SupprimerEt il paraît bien poursuivre sur cette voie.
SupprimerMerci de passer ici de temps en temps, bonne semaine Sibylline.
Bonnes vacances, où que vous soyez.
RépondreSupprimerMerci d'insister si joliment pour que je découvre cet auteur, enfin!
Merci, voilà la pause grand air déjà finie... Bonne lecture si vous rencontrez De Luca !
SupprimerVoilà une lecture bien tentante, votre enthousiasme est communicatif !
RépondreSupprimerJe me suis assis sur la terrasse, parcourant les premières lignes, curieux, malgré la réputation de l'auteur, de pouvoir assassiner un de ces nouveaux titres à rallonge trop dans l'air du temps. Une demi-heure après, j'étais toujours sur la plage napolitaine, autant bercé par les rayons du soleil italien et par ceux du printemps liégeois que par les mots de De Luca.
SupprimerUne jolie rencontre.
Il faudrait lire tout Erri de Luca, poète et écrivain engagé. J'aime tous ses livres (une préférence peut-être pour "Trois chevaux" et "Tu, mio") et l'homme aussi, que j'ai eu la chance de rencontrer. Il colle bien à l'image que je me faisais de lui : posé, discret, attentif à l'autre. Il est aussi lumineux que ses écrits.
RépondreSupprimerJ'ai pu le voir en télévision (FR5), comme vous le décrivez, il m'a beaucoup impressionné surtout par son attitude ferme : «je ne suis pas un homme engagé (ce qui veut dire beaucoup et rien), je prends des engagements (ce qui est concret)».
SupprimerJe prends note des titres que vous citez, merci Pascale, bonne semaine.