La mémoire, note Joubert, est le crible de l'oubli.
L'image est belle. On secoue le tamis, et que reste-t-il ?
Jean-Claude Pirotte (Brouillard, 2013)
Traduction de l'anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch
Dans ces lumières anciennes, dont je vous épargne les affligeants tons fluos de l'édition française chez Robert Laffont (Pavillons, 2014), John Banville rétablit Alexander Cleave, le personnage de Éclipse. Ce modèle de narrateur est récurrent parmi d'autres titres de l'auteur irlandais (L'intouchable), il figure généralement un homme vieillissant, souvent acteur, qui médite de façon presque maladive sur la versatilité de son identité et la difficulté de se reconnaître, auscultant un passé qui remonte morcelé sans rien offrir de définitif. Dans La lumière des étoiles mortes, Cleave interprète au cinéma le rôle du fameux Axel Vander, protagoniste notable de Impostures (chroniqué l'an dernier à pareille époque). Catherine – Cassy/Cass –, la fille de Cleave et de sa femme Lydia, disparue tragiquement à Portovenere et qu'on a connue liée amoureusement à Axel Vander dans Impostures, est un leitmotiv qui hante le roman.
On comprend la portée des trois récits reliés – Éclipse, Le Linceul (Shroud titre original de Impostures) et Ancient light – dont les titres forment une métaphore de la vision et de la lumière, mais aussi de la distance et de la dissimulation, qui traduisent l'éloignement de personnes aimées absentes, baignées d'une clarté mélancolique qui les fait sembler encore très proches.
...je suis incapable de dire si ce sont des souvenirs ou des constructions de l'esprit. [...]. D'aucuns affirment que nous inventons à mesure et à notre insu, que nous brodons et enjolivons, [...]. Il est possible que les morceaux de bois flotté que je choisis de sauver de la masse des débris [...] et d'exposer derrière leurs vitrines semblent un reflet du destin, mais en réalité ils sont là par hasard; [..].
L'autre fantôme du récit tient dans la téméraire et bouillante relation d'un été qui réunit Cleave âgé de quinze ans et l'inoubliable madame Gray. Celle-ci mariée, deux enfants, a trente-quatre ans et est la mère de Billy, le meilleur camarade d'école d'Alex. On ne peut manquer de voir en cette femme la concrétisation sexuelle des convoitises pour Madame Grace du jeune garçon dans La mer (le jeu de Banville sur les sonorités est évident). Au-delà de l'hymne flamboyant au souvenir d'une femme aimée, le récit est un copieux mélodrame qui oscille entre reconstruction du passé et un présent voilé par l'ombre de celui-ci. L'actrice célèbre, Dawn Devonport, partenaire de Cleave, qui interprète le rôle de la compagne d'Axel Vander, tente de se suicider. Les deux acteurs, comme des miroirs de Vander et Cass dont ils jouent les rôles respectifs, font le même voyage vers Portovenere où Cass trouva la mort, peut-être enceinte de Vander. Le roman fourmille de correspondances, implicites ou pas, comme l'aveu de Madame Gray d'avoir perdu une enfant jeune, sorte de prémonition de la disparition de la fille à venir de Cleave adulte. Les anagrammes et jeu de mots sont le fait d'un Banville très nabokovien et il me semble voir une mine de significations dans le seul Portovenere (arrivée au port, fin du voyage pour Cass, «venere» pour Vénus associée à Cassy dans Impostures,...). Une révélation finale, par l'entremise de Billie Striker, talentueuse découvreuse de talents pour le cinéma et habile détective, donne une dimension significative et émouvante à la liaison de Cleave adolescent avec Celia – comme ciel ? – Gray. Tout à la fin, Cleave charge la même Billie d'enquêter sur les dernières années de l'épouvantable Alex Vander : on pressent le retour de l'imposteur dans un livre à venir...
Des miroirs, disions-nous. On retrouve le thème cher à Banville dont les personnages considèrent volontiers les autres comme reflets d'eux-mêmes, images très partielles, les miroirs mêmes ne pouvant rendre que des images distancées et incomplètes de chacun. Ainsi Cleave aperçoit-il pour la première fois madame Gray nue, dans la salle de bain, par le reflet du reflet d'un miroir, ainsi très éloignée dans un labyrinthe cristallin. Ces projections et déformations se perçoivent dans le regard égocentrique que le jeune Cleave porte sur sa maîtresse et tendre aînée. La confusion entre madame Gray et la fille décédée est régulièrement insinuée : «What may one know of another, even when it is one’s own daughter?...».
Sans conteste, le roman, bien que fluide, donne l'impression d'une construction hautement élaborée.
Sans conteste, le roman, bien que fluide, donne l'impression d'une construction hautement élaborée.
Le Prix Prince(sse) des Asturies 2014 qui couronne ce livre a vu quelques noms célèbres à son palmarès, dont Bob Dylan, F. F. Coppola, Pedro Almodovar et Woody Allen. Une récompense valorisante pour l'auteur, justifiée par ses créations antérieures, celles abordées dans ce blog, et particulièrement l'œuvre qui est considérée comme son chef-d'œuvre, Le livre des aveux. Cependant, pour La lumière des étoiles mortes, je me rallie volontiers à l'opinion de Ben Jeffery, dans le Times literary supplement, qui considère qu'en l'absence d'un méchant magnifique, le roman de Banville pèche par l'absence du contrepoids qui équilibre sa tendance à la préciosité et à une verbosité parfois un peu creuse. Malgré une exécution irréprochable.
Merci Jeanmi, j'en prends bonne note.
RépondreSupprimerJe ne suis pas assez familière de l'ouvre de Banville, je l'avoue.
RépondreSupprimerMais une question me titille : la traductrice est elle apparentée à Céleste? Je n'ai pas trouvé la réponse.
Je suppose que vous voulez parler de Céleste Albaret, servante de Proust. Je suis incapable de vous répondre : comme la plupart des gens de traduction, Michèle Albaret-Maatsch est discrète sur sa vie privée et je ne vois pas comment savoir les origines de la traductrice attitrée de Banville.
SupprimerAh c'est passionnant de lire dans votre billet tous ces échos d'une œuvre à l'autre, vous connaissez si bien Banville dont j'ai découvert le nom chez vous (merci pour le lien).
RépondreSupprimerVoilà qui me donne envie de lire son œuvre dans l'ordre chronologique, mais cela attendra un peu puisque je me suis enfin remise à une certaine Recherche.
Bonne journée, Christw, le soleil est de la partie.
Je connais bien Banville, mais n'ai pas lu entre autres "Le livre des aveux", qui est quand même une de ses œuvres majeures. II est vrai que ses personnages se répondent de livre en livre et c'est bien de les connaître un peu, j'espère que vous y trouverez plaisir quand vous y entrerez.
SupprimerMais "La recherche", comme je vous comprends ! Il y aura pour moi sans doute Faulkner à revoir de fond en comble mais ce projet Proust, que j'ai délaissé un peu quelques mois, me reprendra sans doute un matin proche. Bonne endurance !
Ah oui le soleil donne des ailes, et ce sera une bonne journée ! Profitez bien.
Un écrivain qu'il faudrait que j'aimerais découvrir tôt ou tard et à ce moment-là, je reviendrai à vos billets.
RépondreSupprimerJ'espère que mes billets vous seront utiles quand vous aborderez Banville. Pourquoi ne pas essayer "La mer" pour débuter, l'avis est plutôt unanime ? Il ma fait songer à des vacances à la côte belge.
SupprimerUne oeuvre que je connais très mal et dont vous parlez très bien. Parfois j'ai l'impression de courir après les bonnes lectures et de ne jamais parvenir à lire tout ce dont je rêve
RépondreSupprimerFaulkner j'ai beaucoup de retard aussi
Mais il me semble quand même que vous les trouvez les bonnes lectures !?
SupprimerIl faut parfois sortir de ce dont on a l'habitude, de ce qui plaît d'office pour découvrir de nouvelles terres à piocher ? Ou aller plus loin avec ceux qu'on connaît déjà, Faulkner en est un, Dostoïevsky également sont en point de mire pour de futurs approfondissements. Et avec ces auteurs,on est sûr de trouver des notes complètes et poussées.
Lire tout ce dont on rêve ne trouve pas place dans une vie humaine, hélas, mais n'est-ce pas stimulant d'avoir tant de livres devant soi ?
Bonne journée Dominique.
Pour moi "Le livre des aveux" est le chef-d’œuvre de Banville, même si j'ai pris plaisir à lire ses autres livres qui n'ont rien à voir avec ce livre des aveux. J'ai découvert cet écrivain grâce à Claudio Magris et ses "Alphabets", magnifiques ! Je dis ça juste pour vous le faire ajouter dans tous ces bons livres à lire, quand on trouve le temps (sourire)...
RépondreSupprimerVous faites bien de me signaler tout ce que vous jugez bon, je connais vos conseils avisés Pascale. Mais il faudra trouver du temps, en effet, à commencer par "Le livre des aveux" et je place Magris dans les projets italiens, mais peut-être pas avant les "Chroniques terrestres" de Buzatti qui m'attendent pimpantes sur l'armoire ?
SupprimerMerci.
Merci beaucoup pour l'envoi Pascale, je suis vraiment ravie. Et merci à vous de me l'avoir fait suivre...
SupprimerCette fois, plus de doute vous en parlez si bien que je vais essayer de le trouver et le charger sur ma Kindle.
RépondreSupprimerPuis, comme Aifelle, je reviendrai ici et chez Tania.
Très prise en ce moment par des travaux dans la maison, le potager, les poules et autres animaux, je m'endors, épuisée , vers 22h...sans lire! Mais l'été approche, les longues heures trop chaudes où je lis intensivement. Ma liseuse est très chargée!
J'adore Faulkner, par contre mon mari n'arrive pas à y entrer, comme quoi!
Merci, bonne semaine.
Je vous aurais volontiers envoyé des ebooks de Banville, mais je n'en possède pas.
SupprimerC'est vraiment bien d'avoir à s'occuper de la maison, presque comme pour une ferme, c'est sain. Et je connais cet endormissement le soir, même pas une page de BD qui tienne le coup sur l'oreiller ces jours-là, c'est fréquent durant la saison, quand je bouge plus.
Vous adorez Faulkner ? Nous pourrons en discuter bientôt, j'espère vitre l'aborder en billets sur le blog.
Bonne semaine !
J'ai beaucoup aimé le roman de Banville, lu cet hiver.
RépondreSupprimerJe partage les "réserves" mais très honnêtement elles n'ont nullement entamé mon plaisir.
Et madame Gray, inoubliable, oui.
Côté «réserves», j'ai eu l'impression dans ce livre-ci que Banville se montrait parfois très loquace un peu sans raison, mais cela fait partie de son style, même si cela se ressent moins dans ses autres romans. Il aime écrire et pour tout, il a les mots, le chic, alors comment lui en vouloir.
SupprimerJe relisais quelques lignes pour l'extrait de ce matin et et me suis laissé porter par plusieurs pages, pris par la qualité du texte et c'est justement peut-être cette préciosité (pas si gratuite) qui m'a retenu. Alors...
Il est assez piquant de retrouver ici, à propos de ce roman sur la mémoire, la preuve que j'avais bien lu déjà quelque chose de Banville ! Après mon cafouillage sur James (déjà lu ou pas lu ?), il me faut bien reconnaître qu'avant d'affirmer, il est bon de vérifier.
RépondreSupprimerSi vous saviez combien ma mémoire me trahit de plus en plus...
SupprimerJe pense à ce vieux compte rendu ici sur la mémoire "La madeleine et le savant", en novembre 2015 (André Didierjean). Ceci rejoint aussi un peu les mots de Manguel dans mon dernier extrait : ce que nous retenons ou pas de ce que nous lisons ;-)