24 août 2015

Chair à neutrons

Le roman La centrale d'Élisabeth Filhol raconte de manière très documentée la vie des intérimaires sous-traitants dans les centrales nucléaires de l'hexagone et sa périphérie. Ces ouvriers de l'ombre sont chargés de leur entretien lors des arrêts de tranche. Payés en smicards, ils sont les plus exposés aux risques des radiations: "Chair à neutrons. Viande à rem." Le dosimètre les sanctionne en cas d'incident : mise au vert temporaire, chômage forcé. Mais les doses encaissées ne s'effacent jamais. Aucune enquête n'est faite aujourd'hui chez ces travailleurs sur les potentielles conséquences graves d'expositions à des doses «faibles»; elles rappellent les dégâts sous-estimés de l'amiante. Des voix s'élèvent aussi pour dénoncer la sous-traitance dans les centrales qui  permettrait de diluer les responsabilités. 
Les réacteurs nucléaires belges ont également recours à ces centaines de travailleurs nomades (voir À voix autre), hébergés en motel, camping ou caravanes le temps de la maintenance. Ils épargnent aux statutaires les expositions les plus néfastes: la part des radiations prise par les intérimaires s'élèverait à 80%.

La presse a reçu ce beau premier roman, en 2010, de façon unanimement positive : il est parcouru tout du long par une énergie aussi violente et maîtrisée que celle d'une centrale et, en nous conduisant au cœur du réacteur, Élisabeth Filhol ne vous épargnera pas le frisson que chacun éprouve devant les imposants cônes de béton. Celle qui me l'a conseillé ne l'aurait pas fait sans y déceler un réel talent littéraire et de fait, l'écriture est moderne, enlevée avec une patte qui exclut toute monotonie journalistique qu'un roman social peut laisser craindre.

Vous serez aux côtés de ceux qui entrent dans les entrailles de la machine, ceux qui ont une tranche de quelques minutes au plus pour exécuter leur mission, afin de ne pas grever le quota de radiations. Ramasser un outil oublié au fond d'une cuve peut-être dramatique; certains ne résistent pas à toutes les pressions, d'autres sont aimantés par le point central grisant "d'où toute l'énergie primaire est issue. S'en approcher au plus près, sentir son souffle.
Vous comprendrez mieux comment fonctionnent ces monstres, comment dans le détail à Tchernobyl les limites ont été dépassées. Car ce court récit (90 pages) en forme de témoignage élégamment romancé, constitue en même temps un document  instructif. 


7 commentaires:

  1. Je voulais le lire et puis je l'ai perdu de vue .. merci de me le remettre en mémoire.

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    1. Pas très long, bien écrit, un bon moment. À verser au dossier du nucléaire.

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  2. J'ai fortement apprécié ce 'roman', ces intériamires existent dans ma région, j'en ai rencontré.
    Tiens, un article récent sur les animaux de la centrale près de chez moi (pas tout près non plus, on ne reçoit pas de pastilles d'iode)
    http://www.lanouvellerepublique.fr/Loir-et-Cher/Actualite/Environnement/n/Contenus/Articles/2015/08/01/Le-bestiaire-de-la-centrale-nucleaire-de-Saint-Laurent-2419976

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    1. L'article sur les animaux est rassurant, l'attitude des responsables est plutôt préventive. À partir du moment où le nucléaire est entériné, autant le faire dans des conditions les plus optimales pour l'environnement.
      On n'est pas prêt de voir, néanmoins, le lait ou le miel estampillé PSN ("production de site nucléaire")...!

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    2. Incisif et fort, très beau livre. "bois II", son livre suivant l'est moins, à mon avis, même s'il est intéressant par son thème ( prise d'otage d'un directeur d'usine) car moins resserré au niveau de l'écriture.

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    3. J'ai lu de moins bonnes critiques sur "Bois II" en effet. J'attendrai de l'avoir lu, mais le sujet m'intéresse moins, a priori.
      Moins «resserré», que voulez-vous dire ?

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    4. Moins «resserré», c-à-d moins centré sur le sujet central, avec plus de digressions (me dit Pascale hors-ligne).
      Pour ma part, je préfère les romans qui s'en tiennent étroitement au fil principal, d'où sans doute mon goût pour la nouvelle, même si certains nouvellistes pratiquent volontiers la digression, je pense à Alice Munro.

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