Pour raconter une région, une ville, une famille, il faut y revenir après l'avoir laissée, voir des gratte-ciel et des espaces infinis, des gens qui ont l'accent tonique, l'ouest et le sud autre part, puis y retourner pour la contempler d'un œil lavé, comme Luc Sante grandi est revenu en Belgique, à Verviers, le cœur serein, la plume à la main pour écrire dans un livre ce pays qui l'a déterminé.
La Vesdre |
Il y est né et ses parents ont cherché une issue aux États-Unis suite à la perte de l'emploi rémunérateur de son père dans une fonderie verviétoise. Le jeune homme s'est attardé là-bas, d'abord en adolescent un peu hostile à son ascendance, a fini par y faire son nid, en a adopté la langue, porté par un talent d'écrivain. Quand, remontant Crapaurue vers la place Verte ou sa rue Robert-Centner, de vieilles photos et cartes postales entre les doigts, il raconte ses ancêtres wallons, le pays de Liège et l'Ardenne, la vie quotidienne au temps de ses aïeux, les guerres avec les foyers familiaux déplacés, les conditions de travail dans les usines textiles, quand il marche ainsi sur ses traces, il manifeste le regard détaché de l'étranger et en même temps de celui qui reconnaît, juste assez troublé pour que l'on perçoive une vibration émue dans les mots. Il manifeste une heureuse érudition (histoire, généalogie, langue) appuyée sur une recherche documentaire abondante, bases essentielles d'une entreprise littéraire aussi réussie.
Revenir quelque part, c'est savoir dire ce qui le vaut, comme ce que les ressortissants ne voient plus. C'est dire à la fois que Guillaume Lekeu serait sans doute l'égal de César Franck s'il n'avait eu la typhoïde à vingt-quatre ans, mais aussi indiquer toutes ces modestes maisons grises à deux étages partout. Ce qu'il relate et décrit, des souverains belges par exemple, nous le savions bien, à peu de chose près, mais ce qu'il en dit est parfois si évident que nous n'y prêtions plus attention. Il trouve des formules inattendues qui font parfois sourire. En 1993, il voit par hasard à Amsterdam Baudouin et Fabiola : lui avait l'air d'un ascète cossu, d'un abbé en civil peut-être et Fabiola semblait une poupée en sucre vieillissante.
Je me sens proche de ce récit car, presque né avec l'auteur, à trente mois et trente kilomètres près, malgré tout ce qui me sépare de cet homme, de son parcours, de ses penchants, il existe un fil commun, les mêmes photos de mariage colorisées des parents, les salles de classe aux poêles ventrus avec des rangées de doubles bancs à encrier, le twist qu'on essayait à douze ans, les gros Marabout – qu'on lisait –ornant l'étagère du salon, le cendrier en cristal avec broyeur en forme de goutte d'eau, le virage de L'Eau Rouge à Francorchamps,... bref les empreintes éparses d'un univers. Retourner aux sources de Luc Sante, ce fut un peu retrouver une partie de mes propres déterminations.
Le livre débute par un rêve abracadabrant dont Sante explore les origines des composantes. De fil en aiguille, il visite tout le territoire de son être, des ancêtres aux objets les plus anodins, des lieux reculés d'Ardenne aux plus anciens métiers, en quête des sources qui définissent sa personnalité. Car les gènes et le sang ne sont pas tout : "Des observations désinvoltes, des objets aperçus en passant, des plaisanteries et des lieux communs, des étalages de magasins, un climat, une lumière vacillante et la matière des murs, nous absorbons tout cela, qui devient élément de notre fibre tout autant que les effets de l'éducation, de la socialisation, de l'intimité et de l'instruction. Tout être humain est un site archéologique."
Faut-il, comme dans la présentation de Actes Sud, citer Brecht "La forme, c'est le fond qui remonte à la surface" ? En tout cas l'écriture est agréable, élaborée. La langue du texte original, dont certains auteurs américains abusent parfois d'une variante oralisée, trop lapidaire, ne se sent pas du tout. (Même si l'extrait cité il y a quelques jours paraît très «anglophone».)[*]
Anecdote savoureuse qui, s'il n'y avait prescription, n'attirerait pas seulement les foudres de Gaia, la légende officielle de Verviers, c'est l'histoire du "tchèt volant", le chat volant. Un savant de la ville souhaitait vérifier la proposition selon laquelle on pouvait faire voler un chat. Purgé par un laxatif, l'animal fut lancé du haut du clocher de Saint-Remacle, un ballon d'hélium à chaque patte. Il tournoya un peu dans les airs pour atterrir sur ses pattes et s'enfuir. Cet épisode devint le mythe fondateur d'une tradition d'autodérision qui imprègne la littérature wallonne régionale.
L'écrivain brosse un tableau exhaustif de la langue wallonne qu'il lit très bien et affectionne beaucoup sans l'avoir pratiquée activement – c'est le cas de beaucoup de sexagénaires du pays. "Je n'utilise ce que j'en possède qu'au-dedans de moi. C'est un triste paradoxe, une langue silencieuse." En évoquant l'engouement pour les langues universelles au début du vingtième siècle, Espéranto, Volapük et autre Solresol, il cite Jean Wisimus, pilier du wallon verviétois : "Une langue universelle peut être comparée à une boîte de conserve : c'est un produit, mais il n'a ni saveur ni arôme."
Finalement, il y a dans tout cela, ce livre, ces souvenances comme des reliques, quelque chose de poignant, ainsi que le confie Luc Sante : "Entendre deux vieillards se saluer – "Bôdjou, Djôsef", Bôdjou, Françwès"[**] – peut m'émouvoir presque aux larmes. C'est la manifestation tangible la plus aiguë de ce que j'ai perdu, même si c'est désormais perdu pour tout le monde."
L'écrivain brosse un tableau exhaustif de la langue wallonne qu'il lit très bien et affectionne beaucoup sans l'avoir pratiquée activement – c'est le cas de beaucoup de sexagénaires du pays. "Je n'utilise ce que j'en possède qu'au-dedans de moi. C'est un triste paradoxe, une langue silencieuse." En évoquant l'engouement pour les langues universelles au début du vingtième siècle, Espéranto, Volapük et autre Solresol, il cite Jean Wisimus, pilier du wallon verviétois : "Une langue universelle peut être comparée à une boîte de conserve : c'est un produit, mais il n'a ni saveur ni arôme."
Finalement, il y a dans tout cela, ce livre, ces souvenances comme des reliques, quelque chose de poignant, ainsi que le confie Luc Sante : "Entendre deux vieillards se saluer – "Bôdjou, Djôsef", Bôdjou, Françwès"[**] – peut m'émouvoir presque aux larmes. C'est la manifestation tangible la plus aiguë de ce que j'ai perdu, même si c'est désormais perdu pour tout le monde."
[*] "Le mot boy ne pouvait pas le désigner, lui ; lui, il est un garçon. Vous pouvez penser que cela est trivial, que "boy" signifie simplement garçon, mais ce serait une erreur." : je ne suis pas certain qu'un "vrai" écrivain francophone formulerait l'idée de la sorte.
[**] Bonjour Joseph Bonjour François
Comme je comprends que ce genre de livre vous soit proche, j'aime les récits d'enfance sans doute parce que la mienne ne fut pas d'une gaieté folle je me rattrape après coup
RépondreSupprimerL'enfance marque une personne à jamais, c'est vrai. La mienne ne fut pas triste, ni regrettable (la vie ne m'a pas épargné après) et j'en retrouve les traces avec une joie teintée d'amertume.
SupprimerJe connais des personnes proches qui regrettent la façon dont s'est déroulée leur enfance, mais quand elles retrouvent les lieux et les souvenirs qui y sont liés, je vois toujours une belle lueur qui, franchissant l'ombre du temps qui ne reviendra plus, éclaire leur regard.
et si on n'a pas de racines belges on peut s'y intéresser quand même?
RépondreSupprimerOui bien entendu ! C'est une excellent livre, bien écrit et la démarche générale de l'auteur est remarquable. La seule chose qui manquera,si l'on n'est pas belge, ni de la région, c'est la saveur du familier. La dernière phrase de Sante en fin d'article explique précisément cela : avoir une émotion soudaine en entendant parler un langage qu'on entendait autrefois, comme si les (grands-)parents venaient de ressusciter.
SupprimerPeut-être en effet faut-il avoir des racines dans cette région pour apprécier pleinement la teneur de ce livre ? Je pense tout de même que l'on peut y retrouver des souvenirs comparables d'où que l'on vienne et le lire avec intérêt.
RépondreSupprimerCe que vous écrivez convient très bien en réponse à Luocine ci-dessus. Les racines, c'est un plus mais il reste un beau livre dans l'absolu et il est toujours possible d'établir des ponts avec son propre vécu.
SupprimerJe crois toutefois que, très personnellement, je serais circonspect face à la longueur du livre (470 pages) s'il me parlait de choses qui me touchent de loin.
Je comprends que cette lecture vous rejoigne: la proximité des lieux où l'on a vécu, où l'on vit, nous donne des repères dans ce genre de récit. C'est ce que j'ai ressenti en allant chercher une étude sur un roman oublié dont parlait La Libre, sur http://www.brusselsstudies.be/medias/publications/BruS92FR.pdf - un "Essai de géographie littéraire le long des boulevards bruxellois".
RépondreSupprimerEn parcourant l'histoire de Léon et Camille, je comprends ce qui vous a touchée. Je trouve passionnant ce genre d'études qui s'inscrivent dans le domaine littéraire élargi. Elles procurent la satisfaction intellectuelle jointe à l'émotion de retrouver des lieux très familiers. Que demander de plus?
SupprimerBonjour Christw, grâce à vous, je viens de découvrir un écrivain dont je n'avais jamais entendu parler. J'ai lu sur wipedia qu'il était arrivé aux Etats-Unis à l'âge de 5 ans. Il semble avoir été eu du mal à s'acclimater à son statut d'immigrant aux USA. Dommage qu'il n'écrive pas en langue française/wallonne même s'il maîtrise la langue anglaise. Bonne journée.
RépondreSupprimerLe français reste la langue de ses premières émotions, mais je comprends qu'il écrive en anglais américain, puisqu'il a fait son nid là-bas. Cela a également l'avantage de lui donner un regard plus "libéré" sur sa région d'origine.
SupprimerBonne journée Dasola.
Combien je comprends le plaisir de votre lecture!
RépondreSupprimerEn fait s'il a quitté sa terre natale à 5 ans, il fait un pèlerinage dans les souvenirs racontés, hérités, glanés plus que vécus, non?
En vous lisant je pensais à un roman "Le cheval d'orgueil" de Pierre-Jakez Hélias, un magnifique roman.-souvenirs, breton. Il n’est pas besoin d'y avoir vécu pour l’apprécier non plus!
Je note ce titre en tout cas, merci beaucoup, bonne journée.
Il a quitté Verviers très tôt et est revenu épisodiquement dans la région avec ou sans ses parents (ce souvenir noir et si "vrai" de Jemeppe où ils avaient repris un magasin de chaussures Bata). Sur cette base vécue, puis des photos, cartes postales et lettres familiales, livres (la bibliothèque des Chiroux) et promenades, il reconstruit l'univers large qui l'a défini. Ceci donne un cachet au livre, un peu détaché, loin toutefois de l'œil froid étranger mais assez pour éviter un sentimentalisme navrant. Difficile d'expliquer, l'émotion est totalement muette, elle réside dans la démarche même d'explorer des détails qu'une personne non intéressée ne susciterait pas.
SupprimerCe n'est pas du tout un roman, il est toujours dans la réalité (à l'un ou l'autre détail près, comme qualifier d'épingle le virage de l'Eau Rouge à Spa où vécut sa mère (Ster), il s'agit d'un raidillon). J'oublie le premier chapitre, brève succession de trajectoires familiales possibles où il imagine échouer vagabond, drogué ou rentier.
Merci de me signaler le livre de Pierre-Jakez Hélias, j'y vais voir et le tente peut-être.
@Colo : Je veux encore ajouter que j'ai toujours eu un a priori négatif sur la ville de Verviers, que je trouvais triste et peu engageante pour toutes sortes de raison. J'avais d'ailleurs, je crois, fais la fine bouche lorsque vous aviez mentionné le livre d'une auteure verviétoise, Edmée de Xhavée, sur votre blog.
SupprimerCe livre-ci a changé mon point de vue. Ce n'est pas mince, quand même !
"Envoyée" sur ce site par Colo, je l'en remercie. J'ai lu The Factory of Facs et L'effet des faits. Je connais Luc Sante que j'ai rencontré aux USA, nous étions "voisins" (une heure et demie de route), et j'ai assisté chez lui à un somptueux barbeque non loin de Woodstock où il habitait alors. Détail charmant: il a l'accent de Verviers, très prononcé, et est humble en ce qui concerne son français car il le sait limité et... accentué. Nous parlions... de Verviers, bien entendu, donc je viens moi aussi... Le Verviers... disparu, qui ne reste que, espérons-le, comme la braise sous la cendre... Je voudrais que cette ville retrouve son air d'opérette et de prospérité... mais l'avenir ne m'appartient pas...
RépondreSupprimerMerci, Madame, de déposer ici une contribution intéressante et vivante.
SupprimerIl est toujours un peu idiot de dire cette banalité : que le monde est petit...! Aurais-je pu songer en évoquant votre nom que vous connaissiez l'auteur de "L'effet des faits" ?
Le Verviers que vous évoquez, braise sous la cendre peut-être, je me dis que c'est un peu le cas de Liège où je vis encore et où je cherche parfois mes vieux repères.
Je me procure prochainement votre "Enfance verviétoise", j'y flânerai avec plaisir.
@Colette : merci !
SupprimerBel article, une référence fort intéressante que je note soigneusement, et -sans surprise !!! - d'excellents échanges et contributions ! Merci Christw et tous.
RépondreSupprimerMerci K, toujours heureux de saluer ici le maître des interférences au royaume de l'absurde.
SupprimerBonne journée !