14 novembre 2015

Métaphysique de l'élégance

Le mince exemplaire (2003) des éditions Milan (Pause Philo)[1], coincé parmi les ouvrages de philosophie de la bibliothèque provinciale, indique en bas de la troisième page de garde :

Le lecteur trouvera ici la réédition, corrigée dans le 
détail, d'un ouvrage intitulé Lettre sur l'élégance, paru en
 1989 aux éditions Distance et aujourd'hui épuisé.
Ce texte est précédé d'une préface où l'auteur, quinze
 ans après, en propose un commentaire... distancié.

Commentaire distancié ne signifie pas que Frédéric Schiffter prend ses distances vis-à-vis de cette lettre de 1989[2], bien qu'il l'ait remaniée. Si le professeur philosophe de la côte basque prévient en préface que cet écrit "... affecte de n'en rester qu'à une superficialité conceptuelle", il y écrit "... je ne serais guère sincère en déclarant que je ne sauverais rien aujourd'hui de cet essai" et il commente son fond philosophique en admettant "...dans certaines de ces pages des traits et des thèmes qui me sourient encore"

Il lui trouve en outre un genre «écrit de petit-maître» séduisant et touchant, d'inspiration wildienne, qu'il ne désavoue pas car il considère favorablement les gens qui, sous l'influence d'un artiste important, parviennent avec succès à en "retrouver le génie esthétique sans pour autant sombrer dans l'imitation servile, ni surtout, dans la présomption d'être original". Il cite Houellebecq qui "s'approprie et réactualise, [...], le naturalisme noir et Schopenhauerien de Joris-Karl Huysmans" ; Woody Allen qui parvient à susciter parfois des climats tchékhoviens ou bergmaniens ; ou encore Serge Gainsbourg "dont certaines chansons modernisent avec bonheur un spleen baudelairien". Schiffter en émule de Wilde donc, même s'il se garde de prétendre égaler les réussites précédentes.

Il n'empêche que, il le dit lui-même, ce petit texte passe allègrement "la rampe du plaisir de lire" et même, celle du plaisir de philosopher, ne serait-ce qu'en dilettante. Et s'il doit se lire avec indulgence, comme un «écrit de jeunesse quelque peu attardée», la saine allergie à l'optimisme moral dont se targue régulièrement le philosophe sans qualités y manifeste de si belles tournures que ce frimeur est des rares qui délaissent l'apanage du paraître au profit de réelles dispositions à l'apparaître.

La "Lettre sur l'élégance" est adressée à une dame de ses amies qui s'est éloignée de lui, récemment mariée à un intellectuel connu, et qui se plaint de son indifférence à la situation politique du pays. 

Petit livre d'esthète ! Élitiste ! s'écrieront les critiques et les démocrates. Égoïste ! Élégant ! Les vocables fusent injurieux (l'élégance, insulte contemporaine). Ce petit bourgeois raisonneur et frimeur, ainsi que se dit l'auteur de la lettre, a quelques avis à dire et on aura beau fermer les yeux pour ne pas en lire plus, les oreilles pourraient siffler un peu. 
L'ombre de Schopenhauer

À la fois ironique et percutant, provocateur et distingué, d'une lucidité gênante, l'auteur avance ses tendances libertaires envers les idéaux démocratiques. Puis il n'hésite pas à voir dans la révolution une escroquerie métaphysique. Et avec une acuité qui fait le charme secret de sa révolte, Schiffter admet qu'il a peu de temps pour s'occuper du monde politique, car prévaut l'importance de ne rien faire quand on travaille à devenir élégant. 
La philosophie n'a pas à changer le monde avec des architectures conceptuelles : "De même que l'artiste nous fait partager ce qu'il voit et non ce que voit le grand public, de même le philosophe nous intéresse parce qu'il invente un monde étranger à la perception de la doxa."

Il rêve de la démocratie athénienne où le rôle civique était conçu avec une extrême rigueur, loin du "confort juridique amollissant" : "...l'ignorance de la philosophie où se complaît le vulgaire ne s'explique pas autrement que par la sédentarité de sa conscience incapable de s'aventurer hors de son décor familier, la lecture de son quotidien du soir lui servant de pantoufle intellectuelle."  

Si cet élégant met un point d'honneur à fuir la compagnie des hommes, sans négliger ni l'amour ni l'amitié, il honore le devoir de plaire aux femmes et ceci sous "la forme la plus raffinée de la civilité que l'on nomme courtoisie". Le flirt est mise à nu de l'âme et dépasse le triomphe des résistances charnelles, car il s'agit de devenir "l'heureux élu d'une pénétration métaphysique, l'amant même de la femme en soi, absente de ses multiples représentations sociales". 
Cette lettre éloquente, du siècle passé déjà, préfigure le philosophe du contre-pied, à l'affût des bluffeurs éthiques, qui invite les penseurs tristes et surfe dans un style olympien sur les mots vagues et creux des illusionsaux antipodes des fonds de commerce des médiatiques Onfray, Comte-Sponville ou BHL. 

[1] À ma connaissance, cette maison d'édition a disparu ou pris un virage complet vers le livre jeunesse.
[2] L'édition originale de 1989 est introuvable ici.

L'auteur évoque également la "Lettre sur l'élégance" dans "Le blabla et le chichi des philosophes" (puf, 2002): "Je fixai dans un style précieux quelques préceptes d'une vie choisie - oisive et cultivée - et, au passage, quelques vacheries sur le débraillé de l'époque. [... ]...que le blabla de cette Lettre que je brandissais comme un manifeste de chouannerie [...] ait pu en épater certains et en ébouriffer d'autres, me laisse encore songeur."

10 commentaires:

  1. Bel hommage à une babiole de jeunesse. Mes joues, sous le poil grisonnant, rosissent. Merci.

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    1. Une bricole diablement bien écrite qui m'a bien diverti. Merci à vous.

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  2. C'est très bon de retrouver Frédéric Schiffter et je lirai certainement ce numéro là, j'ai aimé tous ses écrits qui m'ont réjoui parfois irrité mais qu'importe cet empêcheur de penser en rond est tout à fait intéressant dans un paysage intellectuel parfois bien morne

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    1. Je vous souhaite de le trouver dans vos bibliothèques, Dominique. Je ne suis pas étonné que vous soyez parfois irritée, l'essentiel est d'y trouver matière à philosopher «en passant» et dans le beau style. Hors mornes normes...

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  3. J'ignorais que l'élégance était devenue une insulte, j'en étais encore à "intellectuel" !
    Difficile de vous en dire plus en ce jour de deuil aux couleurs de la France.

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    1. Intello, élégant, c'est un peu pareil dans le cas de ce texte...
      Merci de passer quand même, Tania, malgré la tristesse et l'impuissance qui nous habitent tous. Je reviens vers vous plus tard.

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  4. Comme Dominique, j'aime beaucoup les empêcheurs de penser en rond et me ferai un plaisir de lire un et plusieurs écrits de Schiffter que je ne connais que de nom.
    Merci et bonne journée Christian.

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    1. J'espère que vous pourrez bientôt aborder cet auteur qui postule une réflexion philosophique hors chichi, blabla ou gnangnan (voir le lien wikipédia).
      Bonne soirée Colette, à bientôt.

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  5. Onfray, Comte-Sponville ou BHL, cherchez l'intrus ;-)

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    1. Merci, Sibylline, pour la reprise de ce billet : mais le livre sera difficile à trouver, je pense.

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